Ceuta, tombeau du rêve européen

Le 18 février 2011

Ceuta, morceau d'Espagne de l'autre côté de la méditerranée, cristallise les errements de la politique migratoire de l'Union européenne. Loïc H. Rechi, réalisateur d'un documentaire sur le sujet, témoigne.

Morts aux frontières. Voilà une expression macabre qui colle avec l’image ancrée dans mon esprit après des mois à étudier cet insignifiant morcif d’Espagne de moins de 20 km2 situé sur le territoire du bon roi Mohammed VI.

Ceuta la pute consanguine. Je m’y suis rendu en mars 2010, avec mon pote réalisateur Jonathan Millet pour les repérages d’un documentaire. Je ne saurais dire comment a surgi cette métaphore crasseuse mais elle ne nous a pas lâché les trois premiers jour qu’on a passés là-bas. L’atmosphère y est poisseuse, le micro-climat du détroit de Gibraltar n’y étant sans doute pas étranger. Le centre-ville, similaire à n’importe quel autre en Espagne avec son Zara, ses bazars chinois, ses petites cafétérias et sa promenade maritime contraste amplement avec le reste de l’endroit, quelque part à la croisée entre une forêt et un terrain vague urbain.

On aurait pu faire la traversée en ferry depuis Algeciras en Espagne, une station balnéaire située à une quinzaine de bornes à vol de d’oiseau mais on n’avait pas trop de pognon, alors on a pris un avion jusque Tanger, puis un bus jusque Fnideq, la dernière ville marocaine avant de passer du côté espagnol. Entre les deux, il faut traverser le Tarajal, un poste frontière dégueulasse et grillagé où règne une atmosphère de suspicion permanente. Chaque jour des milliers de Marocains et de Marocaines s’y entassent.

La plupart d’entre eux vit d’un petit commerce frontalier de contrebande plus ou moins toléré en échange de quelques bakchichs à l’attention de douaniers qui savent fermer les yeux quand on sait les caresser dans le sens du poil. Cette frontière, c’est le symbole même de Ceuta, une enclave européenne coincée au nord de l’Afrique et précautionneusement protégée des flux de migrants grâce à un mur de grillage surveillé comme l’Elysée. Un double rideau de trois mètres cinquante de hauteur et neuf kilomètres de long, des militaires qui le parcourent jour et nuit sans relâche et un nombre de miradors à faire pâlir le directeur de Fresnes. La Valla comme on l’appelle là-bas est un petit bijou de ségrégation. Elle aura coûté trente millions d’euros payés par l’Union Européenne en 1999, c’est à dire avec votre pognon.

Pour comprendre à quel point Ceuta est une terre de cadavres, il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps. Après avoir été la porte d’entrée de l’immigration subsaharienne vers l’Europe pendant des décennies, le mois de septembre 2005 s’inscrit comme une rature sanglante dans les lignes des flux migratoires locaux. A l’époque, plusieurs dizaines de migrants, las d’attendre dans les forêts adjacentes du côté marocain, prennent d’assaut la Valla, et tentent de franchir – par complet désespoir – le double rideau qui les sépare de l’Europe. Le carnage qui s’ensuit laisse sans voix.Selon les chiffres officiels, treize migrants sont shootés sans qu’on ne sache réellement s’ils sont tombés sous les balles des militaires espagnols ou marocains. Pour des centaines d’entre eux, c’est retour à la case départ. Ils sont embarqués dans des camions et abandonnés dans le désert ou jetés en prison. Le témoignage1 de Mahadi Cissoko, l’un des Maliens qui ont survécu à la terrible nuit du 28 septembre 2005 surpasse probablement toute description qu’un journaliste pourrait rapporter:

Nous revenons de l’enfer. Nous savions que les chemins que nous empruntions pour entrer en Espagne sont pleins d’embûches, mais nous ne pouvions pas imaginer cette rage et cette haine des forces de sécurité marocaines et de la Guardia, la police espagnole. Quelles instructions ont-elles reçues? Que leur a-t-on dit à notre sujet pour qu’ils nous brisent ainsi les os et le moral? Lors du premier assaut à Ceuta, dans la nuit du 28 au 29 septembre, les militaires marocains surpris ont réagi à coups de fusil, en tuant deux personnes.

Après que nous ayons franchi la première grille, nous étions à la recherche des issues à emprunter pour être dans Ceuta sans avoir à escalader la deuxième grille du haut de laquelle nous étions des cibles faciles. La Guardia a réagi en barrant les entrées avec leurs véhicules et en tuant quatre personnes. Ils nous ont ensuite regroupés, nous qui n’avons pas pu passer. Nous nous sommes assis et avons refusé de bouger. A partir de l’un de nos portables, nous avons pu joindre Elena, une militante espagnole des droits de l’homme qui est basée à Tanger et qui nous a rendu d’énormes services quand nous étions cachés dans la forêt. Nous ne l’oublierons jamais. Elle nous a suggéré de rester là où nous étions, jusqu’au lever du jour. Mais la Guardia nous a tellement brutalisés que nous avons cédé. Ils nous ont alors ligotés deux à deux avant de nous livrer aux Marocains qui nous ont conduits en prison.

Un militaire marocain, de l'autre côté de la barrière

Pour autant, le drame de Ceuta ne se joue pas qu’à la périphérie de son territoire. Chaque jour un tout petit nombre arrive à braver le mur et pénètre en territoire espagnol, caché – ou plus exactement encastré – dans le tableau de bord ou les carénages de bagnoles conduites par des passeurs marocains. Et on n’y trouve pas que des Africains. Là-bas, on a passé pas mal de temps avec Gurjeet, un Indien de 25 ans bloqué depuis trois ans dans cette prison à ciel ouvert. Si Ceuta fait bien partie de l’Europe, elle n’appartient pas pour autant à l’espace Schengen, empêchant de facto quiconque ne dispose pas du bon passeport, à traverser le bras de mer de quinze kilomètres à bord d’un de ces ferry confortables qui desservent le continent plusieurs fois par jour. Si Gurjeet est aujourd’hui bien vivant pour témoigner, on perçoit au premier regard qu’un ressort est irrémédiablement cassé chez le garçon. Les deux interminables années passées à zoner du Mali au Maroc ont été jalonnées de cadavres, comme autant de cicatrices morales:

Je suis parti de chez moi il y a cinq ans. Mon voyage a réellement commencé en Afrique. J’ai pris l’avion depuis New Delhi et je suis arrivé en Ethiopie où j’ai passé à peine une heure. Je suis ensuite monté dans un autre avion jusqu’au Mali et j’ai passé deux mois là-bas. Au bout d’un moment notre passeur nous a dit qu’on était obligé d’attendre, le temps d’obtenir un nouveau visa qui nous permettrait d’aller directement en Espagne. On a attendu encore longtemps mais le passeur ne donnait plus de nouvelles. C’est alors un nouveau voyage qui a commencé, en bus cette fois, et on est arrivé dans une nouvelle ville à quasiment deux mille kilomètres de là (nda : selon toute logique, à la frontière entre l’Algérie et le Mali). On a passé sept jours à attendre. Plus de nouvelles du passeur. Finalement on a repris la route, en voiture, et on est arrivé dans le désert du Sahara. Nous avons eu énormément de problèmes, de nourriture et d’eau notamment. Certains de mes compagnons de route sont tombés malades et d’autres sont morts à cause de la faim, de la soif ou de l’absence de médicaments. Les piqûres d’insectes étaient aussi un vrai problème. Au final, quatre de mes amis sont morts en chemin parce qu’ils n’avaient pas les forces nécessaires pour endurer un tel voyage, sous une telle chaleur.

Et le calvaire de Gurjeet ne s’est pas arrêté là. Avant de réussir à pénétrer dans Ceuta au bout de sa sixième ou septième tentative, il s’est fait dépouiller plus de quinze mille euros par divers passeurs, a goûté le bout des bottes en cuir des militaires algériens, s’est fait volé son passeport avant de s’embarquer dans un canot dont quatre personnes ne sont jamais sorties vivantes. Pour quoi au final? Pour se retrouver enfermé tel un détenu de droit commun dans une ville où il faut être Espagnol ou taré pour avoir envie de vivre.

Après son entrée, plié en quatre au dessus de la roue arrière d’une vieille caisse marocaine, Gurjeet comme tous les clandestins de sa trempe a atterri au CETI, le centre de rétention de la ville. Là-bas, plusieurs nationalités se côtoient. Ils sont huit ou dix par chambre, partageant repas et maladies, en tentant tant bien que mal de s’occuper pendant la journée, leur condition de clando ne leur permettant pas d’accéder à un emploi légal. Débarqué au CETI en 2007 – l’endroit accueille toute personne n’étant pas en situation d’expulsion – Gurjeet n’y est resté qu’un an avant de se barrer, une menace d’expulsion pesant justement sur ses épaules. Depuis, il survit tant bien que mal dans une forêt avec une cinquantaine d’Indiens, tous dans la même situation que lui. Leur quotidien n’est pas très reluisant. Ils vivent installés dans un camp de fortune qu’ils ont eux-même bâtis en amassant des rondins de bois, des bâches et quelques matelas.

Hormis la prière, la cuisine et le ménage si l’on peut dire – le camp est un sacré dépotoir – Gurjeet et ses potes s’occupent essentiellement en jouant les aides sur le parking d’un supermarché situé à une demie-heure de marche de là. Avec le temps, les gens du coin ont appris à s’habituer à leur présence, et se prêtent au jeu en leur demandant de charger leurs courses dans le coffre, histoire de leur donner une petite pièce. Les petites vieilles s’en accommodent plutôt bien et disposent de la sorte de jeunes gens prêts à porter leurs achats jusque chez elle. C’est l’occasion au passage de tailler un brin de causette avec ces individus venus du bout du monde, qui ont toujours une anecdote colorée à raconter sur leur vie passée. Et puis il y a tout le réseau d’aide autour d’eux. La soeur Paola notamment, une missionnaire alterno d’une soixante d’années qui leur donne des cours d’espagnol dans son local et leur met quelques médicaments à disposition. Il y a le centre San Bernardo aussi, qui leur file la possibilité de prendre des douches, manière de rester digne dans la misère. En bout de course, ces voyageurs malgré eux reçoivent enfin un coup de main de la communauté indienne de Ceuta, une petite diaspora établie depuis l’indépendance de 1947, qui ne manquent pas de leur fournir vêtements et nourriture en toute discrétion.

Cette histoire de migrants qui fantasment l’Europe comme une terre promise pue complètement la lose. A l’échelle d’un territoire gros comme un confetti, Ceuta cristallise toute la détresse de ce sud qui idéalise naïvement le nord comme un havre économique bienveillant. Bloqué à l’intérieur du mur depuis trois années, le dernier espoir de Gurjeet et des cinquante-trois autres Indiens dans sa situation repose désormais sur une missive adressée au gouvernement espagnol dans laquelle ils l’exhortent à annuler l’arrêt d’expulsion qui pèse sur leurs têtes, afin de rejoindre enfin celle qu’ils s’appellent “La Grande Espagne” par opposition à cette ville espagnole autonome bâtarde. Au dessus de la carcasse des vivants, bloqué d’un côté ou de l’autre du mur, rôdent les âmes de tous ceux qui sont morts en payant le prix de cette attente insensée. Amnesty International estime d’ailleurs qu’en dix ans – depuis la création du mur – plusieurs milliers de personnes sont mortes noyées en essayant de contourner cette saloperie de barrière.

Avec le recul, je m’explique difficilement cette image de la pute consanguine qui en définitive n’a aucun sens. Pour ces migrants, Ceuta a par contre quelque chose d’une jeune fille qui aurait menti sur son identité. Gurjeet et la centaine d’individus se sont imaginés que rentrer dans Ceuta renviendrait à épouser le rêve européen. Au final, ils se retrouvent liés avec une clocharde qui ne peut absolument rien pour eux, si ce n’est en faire à leur tour des hommes vivant comme des bêtes en dehors du cadre classique de la société. L’histoire de ces types mérite d’être racontée, ne serait-ce parce qu’elle démontre à quel point l’Europe peut être une broyeuse administrative sans sentiment. Pour Jonathan et moi, l’idée de tirer un documentaire de la réalité des prisonniers de Ceuta tient de la volonté de rendre compte au plus grand nombre de la nature parfois délibérément aveugle de l’Europe en matière de politiques migratoires. Le peu de propositions de diffuseurs sur le bureau de notre producteur tend à montrer que les médias audiovisuels semblent s’en tamponner tout autant.

Crédits photos CC FlickR par 300td.org, zanthia, pedrobea


Voir aussi :
[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe
“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”

  1. Témoignage repris sur le site Migreurop [PDF] []

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