Les élus sont-ils en train de tuer la presse à petit feu?

Le 20 janvier 2011

C'est une concurrence que l'on ne pointe pas souvent du doigt, mais qui est d'autant plus déloyale qu'elle est financée par les propres clients des journaux : la presse institutionnelle. Erwann Gaucher nous en explique le fonctionnement.

Nous sommes en 2024, les présidents des 26 régions de France viennent de lancer une petite révolution en devenant opérateurs de téléphonie mobile. Les Bretons, les Nordistes ou les Normands vont désormais pouvoir choisir une offre de téléphonie mobile alléchante : les appels régionaux seront désormais gratuits ! Une seule condition, recevoir les messages du président du conseil régional arrivant par texto.
Du côté d’Orange, SFR, Bouygues et Free, c’est le branle-bas-de-combat, les avocats en appellent déjà à l’Europe et hurlent à la concurrence déloyale puisque le tout est financé par l’argent public des régions, bref par les impôts.

Pas tant que ça puisque c’est ce qui se passe avec la presse !

Nos élus ont inventé une arme redoutable : l’abonnement cache, retenu directement à la source

Depuis une dizaine d’année, les élus locaux se sont lancés sans le dire dans une concurrence impressionnante avec la presse payante. Présents depuis longtemps dans le paysage français, les journaux institutionnels pullulent, se multiplient et ont de plus en plus de moyens pour concurrencer la presse “traditionnelle”.

Pas un des 101 départements français qui n’édite son mensuel, pas une des 26 régions qui ne distribue son journal dans les boîtes, pas une des 470 villes de 20.000 habitants qui n’ait son propre journal gratuit, tout comme les 89 communautés d’agglo que compte notre beau pays. En n’intégrant que ce périmètre limité (nombre de villes plus petites éditent elles aussi des journaux institutionnels), le résultat est déjà impressionnant :

101+26+470+89 = 686 journaux gratuits, financés à 100% par de l’argent public !

Ainsi, un habitant de Rennes, comme moi, reçoit-il gratuitement tous les mois dans sa boîte à lettre :

- Le Rennais, mensuel de 64 pages tiré à 120.000 exemplaires par la mairie de Rennes,
- L’Info métropole, mensuel de 44 pages tiré à 180.000 exemplaires par la communauté d’agglomération Rennes métropole
- Sortir, un mensuel de 24 pages proposé par la ville,
- Nous vous Ille, trimestriel de 52 pages envoyé gratuitement par le conseil général
- Bretagne Ensemble, mensuel de 24 pages édité par la région Bretagne.

Soit près de 180 pages d’infos locales, culturelles et pratiques, mises gratuitement à disposition chaque mois directement dans sa boîte à lettres. Enfin, “gratuitement” n’est pas vraiment le terme, puisque les élus ont inventé un système qui ferait baver d’envie n’importe quel patron de presse traditionnelle : l’abonnement retenu à la source. Car tous ces journaux coûtent cher à produire, et leurs lecteurs se trompent s’ils pensent recevoir cela gratuitement. Ils le payent bel et bien, à travers leurs impôts locaux, mais ne sentent pas vraiment la douloureuse passer puisque le prix réel de la production et de la distribution de ces journaux est noyé dans les budgets des institutions.

Et pourtant, prix il y a, car on ne lésine plus sur les moyens pour produire cette presse institutionnelle. Lille Mag, le mensuel de la ville [pdf], c’est 40 pages quadri et 11 personnes pour le réaliser. L’Echo mulhousien, ce sont 48 pages quadri mensuelles et 10 personnes pour le réaliser. Le Rennais, évoqué plus haut, c’est 64 pages quadri et 8 personnes… Si tous les journaux institutionnels de France n’ont pas autant de moyen, ce sont plusieurs milliers de personnes qui en assurent malgré tout la réalisation, avec des budgets conséquents : pagination importante, quadri à tous étages, pigistes, photographes, maquette régulièrement rénovée, on ne se refuse rien, puisque le lecteur n’a pas le choix, il paiera quoiqu’il arrive…

Bien sûr, ces centaines (et sans doute milliers au total) de journaux institutionnels n’ont rien à voir avec la presse indépendante. Bien sûr, ils sont totalement à la botte des élus qui les dirigent et ne proposent pas une information digne de ce nom en dehors de l’info pratique qui est une motivation d’achat de presse non négligeable. Mais on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’ils constituent malgré tout une formidable concurrence totalement déloyale pour les journaux traditionnels.

Cela ressemble à un journal, c’est fait comme un journal, c’est gratuit et cela arrive directement dans ma boîte à lettres, pourquoi dépenser plus ?

Sans aucune contingence économique, sans nécessité de se battre à chaque numéro pour convaincre le lecteur de les choisir, sans problème de distribution, ils viennent brouiller la perception des lecteurs potentiels. “Finalement, pourquoi irais-je dépenser 1,20 euros ou plus alors que j’ai déjà plein de journaux avec toutes les infos pratiques de ma ville et de mon quartier ?”, pensent plus ou moins consciemment nombre de lecteurs potentiels.

Et leur concurrence est doublement déloyale : parce que ces journaux sont financés par de l’argent public d’abord, mais aussi parce qu’ils cachent de plus en plus leur véritable identité. Recourant souvent à des agences de communication externes, ils proposent des mises en page de plus en plus proche de la presse magazine, des formats éditoriaux ressemblant comme deux gouttes d’eaux à ceux des journaux. Cela ressemble à un journal, c’est fait comme un journal, c’est gratuit et cela arrive directement dans ma boîte à lettre, pourquoi dépenser plus ?

Et ce n’est pas près de se terminer, puisque désormais, les services de communication des villes commencent à devenir très actifs en ligne aussi. La ville de Cholet est ainsi sur le point de sortir un application mobile pour les téléphones Android (lire sa présentation complète ici) avec horaires de ciné, actualité de la ville, spectacles en cours, résultats des clubs sportifs de la ville etc. Le tout agrémenté de publicité, car la communication institutionnelle ne s’interdit pas non plus de venir grappiller des parts de marchés aux médias. Le dernier numéro du journal de la ville de Rennes compte ainsi huit pages de pub…

Il y a clairement trop de journaux institutionnels en France ! Et si l’on se dit souvent en souriant qu’ils servent de planque à bon nombre de journalistes, ils creusent aussi un peu plus la tombe des journaux.

Quelque chose me dit que les opérateurs de téléphonie mobile ne sont pas prêts à laisser le petit scénario de science-fiction que je décris au début de ce billet se mettre en place. La presse, elle, n’a pas fait grand chose pour lutter contre ce piège. Mais il n’est pas forcément trop tard.

Billet initialement publié sur le site d’Erwann Gaucher

Image CC Flickr quinn.anya

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