France Télévisions en monochrome

Le 11 octobre 2010

Marc Endeweld, auteur du livre France Télévisions off the record, analyse la sclérose qui touche le service public français de la télévision et ses symptômes : programmes désuets, public vieillissant, minorités bien cachées...

Mais qui regarde encore France Télévisions (FT) ? Question souvent entendue dans mon entourage lorsque j’enquêtais sur la « face cachée » du groupe public (France Télévisions, off the record. Histoires secrètes d’une télé publique sous influences). Et c’est vrai que la télé de mon enfance – celle que je regardais quand j’habitais dans le Berry – a pris un sacré coup de vieux depuis plus d’une dizaine d’années. À l’antenne, toujours les mêmes séries policières le vendredi soir, toujours les mêmes fictions « historiques », avec costumes et tout le tralala, dans des décors issus de notre patrimoine français s’il vous plaît. Le résultat est sans appel car la moyenne d’âge des téléspectateurs de toutes les antennes de France Télévisions vieillit dangereusement : 55 ans. Soit dix ans de plus que l’âge moyen des téléspectateurs de la BBC.

Danger oui, car la télé publique n’est pas destinée à devenir la télé de retraités qui, faut-il le rappeler, ont majoritairement voté Sarkozy en 2007… Sans compter que la redevance est payée par tous les Français. En plus, aux retraités, TF1 leur fournit déjà de belles images d’une France mythifiée grâce au journal de mister Pernaut. Le 13 heures de TF1, c’est un peu comme une vieille horloge chez notre grand-mère, ou ces enregistrements vidéo montrant un aquarium en continu, c’est un meuble immonde qui prend la poussière.

Mais la « pernauïsation » de l’info guette l’ensemble des JT, et notamment ceux du « service public ». Il suffit de voir le nombre d’images d’archives en noir et blanc utilisées par le journal de 20 heures sur France 2 pour s’en rendre compte. Ça se veut « pédago » (« Mais coco, c’est normal, les Français sont cons, et puis, il faut bien éduquer les jeunes »), mais de plus en plus, ça ressemble aux actualités d’avant-guerre façon Pathé, qu’on regardait sur La Sept Arte dans l’émission culte « Histoire Parallèle » du grand historien Marc Ferro.

Sauf que là, on est en 2010, et que ce n’est pas une émission historique. Mais, « coco », il est toujours plus facile de rechercher des images d’archives plutôt que d’apporter une vraie analyse aux téléspectateurs, sans parler d’info tout court, en dehors des sacro-saintes dépêches AFP. Il ne faudrait surtout pas prendre de risques ou se fatiguer…

FT : Quand Arlette recherche des « témoins »

La banlieue vue par France Télévisions

Depuis des années, le traitement médiatique de nos chères « banlieues » est juste affligeant. Anecdote : pour rechercher des « témoins » issus des quartiers « sensibles », Arlette Chabot, ancienne directrice de l’information de France 2, puis de France Télévisions, avait convoqué un jour Dominique Le Glou, rédacteur en chef au service des sports de la chaîne, juste parce que ce dernier est originaire de Seine-Saint Denis, et y a habité jusqu’à encore très récemment !

Preuve manifeste de la distance sociale écrasante qui existe entre une élite politico-médiatique enfermée dans le triangle – Neuilly (M6), Boulogne (TF1, Canal+), 15e arrondissement (France Télévisions) –, véritable ghetto télévisuel, et la grande majorité de la population de la capitale. Il est vrai que les stagiaires de la rédaction viennent rarement du 93… mais plutôt d’écoles de journalisme socialement endogames (filles et fils de profs, de cadres, de hauts fonctionnaires…). Les enfants de diplomates ou de ministres profitent également des passe-droits de papa maman pour pouvoir faire mumuse devant les caméras.. Vous n’avez pas remarqué le nombre de jeunes journalistes à la télé qui jouissent aujourd’hui d’un nom à particule ? Sans parler des « filles et fils de ».

FT : une info nombriliste et nationaliste

Dans le même temps – à part peut-être lors de l’époque Sérillon – les infos sur les chaînes publiques ont depuis longtemps abandonné le terrain de l’international ou de l’Europe. Les correspondants sont sous-utilisés. Ces dernières années, les heureux nommés ne connaissent souvent que très superficellement les pays qu’ils sont chargés de couvrir, à de rares exceptions près – Charles Enderlin en Israël, Phlippe Rochot en Chine, ou Dominique Derda en Afrique, mais que dire de Jacques Cardoze à Londres, de Maryse Burgot à Washington ou d’Arnaud Boutet à Berlin… – et les envoyés spéciaux n’ont que rarement les moyens pour partir longtemps en reportage.

Exemple : les manifestations en Iran au printemps dernier n’ont pu être couvertes sur place, car l’envoyé spécial présent là-bas est revenu à peine quelques jours avant le début des événements. Autre symbole : à peine 1 minute 30 a été consacrée par Pujadas au discours du Caire du Président Obama, mais toutes les équipes de reportage ont été réquisitionnées durant une journée entère pour couvrir sa courte visite en France, tout ça pour faire mousser « super Sarko ». Ou alors en période de championnats du monde ou de JO, on passe de longues minutes sur les médailles tricolores… ou la « grève » de joueurs de foot.

Aujourd’hui, en tant que journalistes, nous sommes de véritables incendiaires, par rapport à la situation internationale. Par notre traitement sensationnel, nous développons les antagonismes sans donner les véritables clés aux téléspectateurs

se désespère un grand reporter de la deuxième chaîne… Qui se souvient que Pujadas le 11 septembre 2001, s’était exclamé « génial » devant une équipe de Canal + au moment où le deuxième avion percuta le World Trade Center ? Dans les couloirs, des journalistes dénoncent même le « pujadisme » ! Une information nombriliste et nationaliste…

En 2005, lorsque Patrick de Carolis, l’ancien président de France Télévisions prend ses fonctions à la tête de la télé publique, quelques jours plus tard, Clichy-sous-Bois et de nombreuses villes de la région parisienne s’embrasent. Les médias internationaux s’interrogent avec leurs gros sabots sur le modèle d’intégration  à la française. Les cars de retransmission déboulent au cœur des « cités ». Certains journalistes de la presse parisienne découvrent pour la première fois les copropriétés de Clichy et le plateau de Montfermeil – « t’as pas l’impression que ces immeubles ressemblent à un univers concentrationnaire ? », me souffle un « grand reporter » à l’époque. Ou encore :

Tu sais, c’est la première fois de ma vie que je prends le RER

me confie une collègue journaliste. Quelques jours auparavant, une journaliste du Journal du Dimanche dans un portrait du maire de la ville, Claude Dilain, avait d’ailleurs écrit : « dans les rues tristes de Clichy, les rares passants ont l’habitude de baisser la tête ». Comme si le 15e arrondissement de Paris était plus joyeux…

FT : 70 % du public de la fiction a plus de 50 ans

Mais Patrick de Carolis s’intéresse davantage au passé de la France, lui qui produisait et animait l’émission « culturelle » Des Racines et des Ailes. De belles cartes postales en somme… Durant son mandat, et sous la houlette de son numéro 2, Patrice Duhamel, il va ainsi mettre à l’antenne de grandes fictions historiques et « patrimoniales » du type Maupassant. Si les premiers essais rencontrent un certain succès d’audience, depuis ces programmations patinent, et rassemblent un public toujours plus vieillissant. Selon une étude de 2009 de la « direction des études » de France Télévisions, 70 % du public de la fiction a plus de 50 ans. Les nombreux schémas de ce dossier confidentiel sont sans appel : seules les séries américaines comme FBI, portés disparus, ou Cold Case, arrivent à rassembler un public plus divers.

À peine 25 % des téléspectateurs des téléfilms Chez Maupassant, saison 1 et 2, avaient moins de 50 ans. En moyenne, sur 100 personnes qui regardent une fiction sur France 2, 53 sont âgées de plus de 60 ans (dont 34 femmes) ; 20 ont entre 50 et 59 ans (dont 13 femmes). Seulement 17 adultes ont entre 35 et 49 ans, et 7 jeunes adultes entre 15 et 34 ans. À titre de comparaison, TF1 en 2007-2008 en programmant notamment Les Experts Miami le mardi soir, arrivait à rassembler 60 % de moins de 50 ans sur cette tranche, même si la première chaîne souffre également d’un vieillissement (mais moins prononcé) de ses fictions françaises traditionnelles.

FT : gueulante de Bourges, satisfecit de Carolis

Au printemps dernier, le vieux sage Hervé Bourges, 77 ans, ancien président de TF1 publique, de France Télévisions et du CSA, poussait une gueulante contre les maigres résultats de la télévision publique concernant la « diversité » :

France Télévisions n’est pas encore la télévision de tous les Français

critiquait-il en rendant à Carolis le rapport du comité permanent de la diversité à France Télévisions qu’il préside.

Et Bourges d’enfoncer le clou : ma télé publique n’est pas assez colorée à l’antenne et elle l’est encore moins en interne. Il signale des cas de discrimination et, surtout, le manque de cadres sensibles à ces questions. Le comité en profita pour présenter des préconisations. En réponse, Patrick de Carolis ne manqua pas de culot : « Ce n’est pas la télévision (…) qui édicte la règle sociale. (…) On ne peut pas reprocher à la télévision la monochromie des élites françaises qui (…) occupent une partie de l’espace médiatique ». Surtout, ne changeons rien…

Une nouvelle fois, Carolis s’est donc laissé aller à un satisfecit facile. Mais le gardien du temple, Bourges, lui a rappelé les vrais enjeux pour la télévision publique. Pour lui, si la diversité sur les écrans français revêt un « enjeu éthique et citoyen », il constitue aussi un « enjeu économique ». Car « la diversité peut amener vers France Télévisons un public plus jeune » qui permettra notamment à l’audiovisuel public de « rester au centre du paysage audiovisuel français ».

FT : un grand festival de mauvaise foi

Et il y aura du boulot… Au début de l’année, une grande réunion entre le comité permanent de la diversité et plusieurs cadres et producteurs de France Télévisions fut l’occasion d’un grand festival de mauvaise foi. À part peut-être la productrice Simone Harrari soulignant devant le comité que « des études ont été menées en Grande-Bretagne et ont suggéré d’inclure dans les programmes adressés à des communautés en particulier pour éviter le risque de se couper d’une partie du public », et déplorant que « ce genre d’initiatives ne risque pas d’y voir le jour car la France n’est pas un pays communautariste ».

La productrice Catherine Barma, elle, botte en touche : « Il y a certainement des raisons à la faible présence, d’une manière générale des personnes issues de la diversité dans l’actualité et, par conséquent dans les médias. Dans ce contexte, le rôle d’une productrice montre là ses limites pour ses interventions dans ce domaine ». Comme si « l’actualité » était une donnée naturelle qui s’imposait à tous, et notamment aux acteurs du monde médiatique ! Mais Catherine Barma préfère rappeler que les quatre animateurs qui présentent les quatre émissions qu’elle produit pour France Télévisions « incarnent chacun la diversité culturelle française, avec leur talent avant tout, mais avec leur origine également et également leur vie respective et leur expérience… » Dans le lot, on trouve: Laurent Ruquier, Frédéric Lopez, Daniel Picouly, Mustapha el Atrassi. Test quiz : cherchez les gays parmi eux…

Au service des Sports – connu par la fraîcheur de ses présentateurs –, Daniel Bilalian se permet des remarques proches du grand n’importe quoi. Premier constat du patron du service : « La diversité dans le domaine des sports est à l’antenne chaque jour ou presque, dans la mesure où nombre de champions d’origines ou de nationalités les plus diverses sont présents à l’occasion des directs et des reportages ». C’est bien connu : les Noirs jouent mieux au basket ou courent plus vite…

Autre remarque de « Bil »: « Pour ce qui concerne les journalistes, nombre de cameramen sont issus de la diversité ». En plus, les cameramen sont souvent mignons, mais ça tombe mal, on les voit rarement à l’écran… Justement, le petit père Daniel se félicite que l’une des deux commentateurs « vedettes », Kader Boudaoud, soit « présent sur les plus grands événements de football ainsi qu’à Stade 2 ». C’est vrai que ça change de Nelson Montfort, Patrick Montel ou Lionel Chamoulaud. Et pour finir ce festival, Bilalian explique même que « le directeur des sports est lui-même représentant de la diversité », en faisant allusion à ses origines arméniennes. Qu’est-ce qu’on rigole.

Le prochain feuilleton de France 2, "Plus blanche la vie", une passionnante saga avec de supers acteurs.

FT : la burqa, les minarets, et l’identité nationale

Les autres cadres de France Télévisions interrogés par le comité évoquent chacun « leur » « personne issue de la diversité », et tentent tant bien que mal d’évoquer les projets pouvant s’y rapprocher : commémoration du Cinquantenaire des indépendances africaines, une émission à la Réunion et une autre en Tunisie du magazine Des Racines et des Ailes, le concert de soutien à Haïti (sic)… Une responsable des programmes note également sans rire que l’émission de débat Ce soir ou jamais (France 3, présentée par Frédéric Taddéi), « aborde des thèmes concernant notre société, ainsi “Faut-il une loi pour interdire la burqa ?”, “Le retour du CV anonyme”, “Identité nationale, pourquoi en débattre ?”, “La Suisse et les minarets”, parmi tant d’autres ».

On retrouve la même expression de la « diversité » chez Patricia Boutinard-Rouelle, directrice de l’unité de programme documentaires, qui remarque que « les questions liées à l’intégration des populations d’origine étrangère sont également traitées : le voile islamique, les violences faites aux femmes, les bandes violentes… » On dirait du Zemmour… De leur côté, les producteurs dénoncent en chœur les problèmes d’organisation interne de France Télévisions, et le « guichet unique » qui aurait été installé sous la présidence Carolis. Bref, comme d’habitude, ces derniers ne se prononcent pas sur le contenu de leurs programmes, mais sur la manière dont ils vont réussir de les refourguer. Enfin, Patrice Duhamel, ex-numéro 2 du groupe, fait dans la méthode coué : « France Télévisions a l’intention d’être proactif sur cette question ».

FT : le placard pour tous

En réalité, France Télévisions et ses producteurs sont incapables de ressentir la société telle qu’elle se vit aujourd’hui. « Avec [mon téléfilm] Clara Sheller, j’ai choqué les hautes sphères du service public », dénonce son auteur Nicolas Mercier à Têtu.com en mai dernier. Quoi de plus normal quand un récent numéro Des Racines et des Ailes consacré à Paris, et au quartier du Marais, n’évoque nullement la présence de la culture gay dans ses rues !

Encore plus récemment, le numéro de Complément d’Enquête sur l’affaire Bettencourt consacre un reportage à François-Marie Banier, sans évoquer une seule fois le mot « homosexuel » ou « gay ». Les journalistes préfèrent user de sous-entendus et de formules alambiquées. Ils évoquent ainsi « un homme discret », « un enfant atypique », « un adolescent tourmenté », un « Bel ami »… Alors même que Banier a toujours été « out ». Avec la télé publique, le placard est de mise, obligatoire même : il ne faudrait surtout pas effrayer les grands-mères des maisons de retraite…

Plus globalement, l’unité culture de France 2 ne s’occupe que d’opéra, de musique classique, ou de peintures du Louvre. Les cultures urbaines n’ont pas leur place sur France Télévisions. Un seul magazine diffusé sur France 5, intitulé « Teum teum » (abeugeubeu), est consacré aux banlieues, et encore, en présence d’un « people » qui s’y déplace. Ça fait plus classe… Depuis la suppression malheureuse en 2002 de l’émission culte Saga Cités, bien peu de choses ont été faites… ou plutôt quasiment rien.

D’ailleurs, Rémy Pflimlin, le nouveau président de France Télévisions, a décidé de nommer Bertrand Mosca « directeur délégué aux programmes, chargé de l’innovation, des nouvelles cultures et de la diversité ». Tout un programme… Mosca, 54 ans, avait été directeur des programmes de France 3 quand Rémy Pflimlin, le nouveau président de France Télévisions, dirigeait la chaîne. Il était précédemment directeur des programmes jeunesse de la chaîne dans les années 1990. Et bien avant… pigiste à Gai Pied. On lui doit des programmes tels que C’est mon choix (produit fort cher par Reservoir Prod, la boîte de Delarue, les chiffres sont à découvrir dans France Télévisions off the record), les Minikeums (ou on trouvait un petit Black) ou le feuilleton quotidien Plus belle la vie (où les téléspectateurs on découvert des couples homos !).

Sa mission : rajeunir enfin les antennes du groupe.

Et si c’était trop tard ?

Marc Endeweld est auteur du livre France Télévisions off the record, Flammarion (Fnac, Amazon, Des Livres, Decitre)

Billet initialement publié sur Minorités.

Images CC Flickr Kofoed, esc.ape(d), Thomas Hawk et Wisconsin Historical Images

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