La cavalerie judiciaire*

Le 1 octobre 2010

Agnès Maillard nous propose un voyage au cœur de la machine judiciaire à broyer les petites gens, par le biais d'un reportage de Cyril Denvers. Édifiant.

Je rappelle toujours que le prix de la journée en détention, c’est 80 € et que dans les hôpitaux ou ailleurs, c’est dans les 6 ou 800 €. Donc, quand les caisses sont vides, on fait pas de sentiments, on fait de l’utile (…) Je pense que c’est une façon de se débarrasser à bon prix de ce qui est parfaitement improductif et coûteux : la misère est improductive et coûteuse.

Christiane de Beaurepaire, psychiatre, ancienne chef de service psychiatrique de la maison d’arrêt de Fresnes

Une galerie de portraits. Des figures, des visages. Des gueules cassées qui témoignent de la violence intrinsèque d’une société de compétition qui ne sait plus trop que faire de ses perdants, de ses exclus, de sa petite cour des miracles ordinaire.

Une galerie de portraits de ceux que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas, qui ne comptent pas, sauf pour alimenter la politique du chiffre de la France sécuritaire et qui, fatalement, échouent tôt ou tard dans des juridictions spécialement taillées à la mesure de leur insignifiance sociale.

La Justice est la voiture-balai de beaucoup d’échecs.
Jean-Claude Marin, procureur de la République de Paris

C’est donc au cÅ“ur de la machine judiciaire à broyer les petites gens que Cyril Denvers a planté sa caméra. Pas n’importe où.  À la P12. La Section 12 du Parquet de Paris. Celle où échoue le flot des flagrants délits. À la 23e chambre, celle qui s’occupe des comparutions immédiates, les CI, la justice en temps réel, celle qui s’occupe de ce que les gens et les médias appellent l’insécurité : les vols simples, les délits routiers, les violences sur personnes, les violences conjugales, les consommateurs de stupéfiants. Le menu fretin, les bons clients de la Police qui fait bien son boulot, les abonnés d’une vie qui ne fait jamais de cadeaux.

Chaque année, ce sont 14 000 personnes qui sont déférées à la P12 pour être jugées dans la journée, dont un tiers sont des récidivistes légaux, c’est-à-dire ceux qui ont déjà été condamnés pour les mêmes faits dans les cinq dernières années, ceux pour lesquels a été taillée sur mesure la fameuse loi du 10 août 2007 instaurant les peines planchers. Les peines planchers ou l’idée que l’on va guérir les récidivistes en tapant chaque fois un peu plus durement sur eux. Alors que, déjà, le régime des comparutions immédiates a la main incroyablement lourde pour les petits larcins, alors que, déjà, cette justice en temps réel ressemble à s’y méprendre à une justice expéditive pour ne pas dire sommaire.

Cyril Denvers filme en plan serré, très serré, le visage de ses récidivistes en transit dans les entrailles bruyantes du Palais de Justice de Paris, comme s’il voulait en extraire chaque particule d’humanité, chaque étincelle de vérité. Il se pose en Depardon moderne, égrenant la litanie des petits délits et des grandes misères dans les auditions entre les prévenus et le procureur, les prévenus et leur avocat commis d’office, forcément, entre les prévenus et la caméra, caméra intime qui refuse de jouer le jeu de la fausse objectivité.

Une justice d’abattage

Des piles de dossiers que personne n’a le temps de lire et que l’on résume au pedigree judiciaire du prévenu. Multirécidiviste. En CI. Pour tout, pour rien. Comme cette mère de quatre enfants, condamnée quatre fois pour défaut de permis de conduire. Elle avait un permis tunisien. Pas reconnu. Pas d’argent pour passer le français. Et surtout pas d’aide pour s’en sortir. Pas le choix, non plus. Elle va prendre deux mois fermes. Et toujours pas de solution. Combien cela coûterait-il d’aider madame D à se payer ce permis de conduire dont elle a besoin pour aller bosser, pour faire ses courses, plutôt que de payer une énorme machine folle à distribuer de l’incarcération?

Monsieur P est déféré pour port d’arme de 6e catégorie. Ça en jette, ça fait peur. En fait, monsieur P est handicapé des deux mains, SDF et porte sur lui un Laguiole pour manger. Il a été ramassé dans le métro où il se protégeait du froid. Avec sa bonne tête de bon client pour la P12. Un mois ferme.

Une justice de classe

Des junkies, des RMIstes, des psychotiques, des zonards, des pauvres. La 23e chambre, c’est le tribunal des pauvres. Et pour les pauvres, le temps de la justice est réduit à sa plus simple expression, celle de la sanction. Et tombent les peines d’incarcération pour tout, pour rien, pour 15 €, un paquet de piles. La justice du voleur de pizza, comme la nommaient ses détracteurs en 2007, marche à présent à plein régime.

Il faut juger l’acte et l’homme et en comparution immédiate, on ne juge que l’acte, pas les circonstances. Il faudrait une justice en temps de justice. Pour juger un homme, il faut avoir le temps de l’écouter, le temps de le comprendre.
Serge Portelli, juge, vice-président au Tribunal de Paris, président de la 12e Chambre correctionnelle

Alors, le 6 octobre 2010, à 22 h 40, prenez le temps, prenez le temps de voir Récidivistes : chroniques de la délinquance ordinaire, sur France 4.

Et peut-être que vous comprendrez.

Surtout, si, pendant que les récidivistes défilent sur votre écran, dans un coin de votre mémoire, vous vous surprenez à penser à la manière dont la même Justice peut prendre son train de sénateur et sa plus grande mansuétude quand il s’agit de juger les délits à la mesure de la fortune des riches et des puissants de notre pays…

* Expression particulièrement descriptive de ce qui se passe à la 23e chambre et dont nous rendons la maternité à Me Alexandra Kerros, jeune avocate commise d’office.

Illustration CC FlickR par Still Burning

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