Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font

Le 10 septembre 2010

Du meilleur golfeur de la planète au Premier ministre britannique, les personnalités publiques ne cessent de squatter l’antenne pour se repentir publiquement de leurs fautes. Enquête sur le curieux phénomène de l’excuse médiatique.

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« Y n’est rien d’autre que X sécularisé »

Hans Blumenberg (blague de normaliens)

Ah, la vie de Brian n’est pas facile ! Tel le héros des Monty Python, Brian Joubert n’a pas su être le messie que son peuple attendait. Tant pis pour les fans de patinage artistique, qui espéraient sa victoire aux JO de Vancouver. Les gamelles successives du numéro 1 tricolore lui ont remis les pieds sur terre et le cul sur la glace. Une posture humble qui l’a poussé à une remise en cause touchante : « Ça fait deux ans que je suis un petit con », a-t-il confessé sous l’œil des caméras, avant d’énumérer ses péchés :

J’écoutais pas mes proches, (…) j’ai fait beaucoup de conneries, j’estimais que j’avais toujours raison, je me remettais pas en question…

Assez Brian ! Manifestement tu n’es pas le Fils de Dieu – en tout cas pas patins aux pieds –, tu es humain et faillible : nous ne t’en voulons pas !

Et cette saynète absurde mériterait d’être oubliée, si elle ne faisait partie de l’étonnante série de mea culpa publics qui ont eu lieu ces derniers mois. Tiger Woods, Gordon Brown, Éric Zemmour, etc. Plus un mois ne passe sans qu’une célébrité ne fasse étalage de ses regrets. Si le phénomène est sans doute aussi vieux que le premier journal paru, ses manifestations sont aujourd’hui incroyablement nombreuses. L’autoflagellation publique est devenue banale : dans le flot des événements narrés par les médias, c’est un épisode classique où les acteurs se relaient. Un marronnier de la polémique, au retentissement garanti. Que révèle la surprenante fréquence de ces postures, pourtant ostensiblement artificielles ?

Excuses, polémiques et dogmes

Comme Descartes, Jean-Marie Bigard, esprit libre, héritier des Lumières, a érigé le doute en principe fondamental de la pensée. Interrogé à la télévision sur les attentats du 11 Septembre, il s’était montré sceptique, suivant en cela l’opinion exprimée quelques mois plus tôt par une autre experte, l’actrice Marion Cotillard. Devant la polémique soulevée par leurs propos, l’un (vidéo ci-dessous) comme l’autre les ont vite rétractés, excuses à l’appui. Mais pourquoi nos deux intellectuels n’ont-ils pas le droit d’exprimer librement leurs idées ? Les points de vue les plus outranciers sont habituellement bienvenus à la télévision…

La réponse est simple, tous deux ont eu le malheur de s’attaquer à ce qui constitue manifestement un tabou de notre société : un domaine interdit et sacré, si l’on se réfère à l’étymologie polynésienne du terme (tapu). La plupart des excuses publiques trouvent leur origine dans la contestation de l’un de ces tabous. Celles de Kate Moss, qui a affirmé que « rien n’est aussi bon que de se sentir maigre », indique un tabou sur la recherche de la minceur. La polémique issue des multiples aventures amoureuses de Tiger Woods est révélatrice d’un tabou américain autour de l’adultère. Notons que les Français sont moins tatillons sur ce plan, comme l’a montré la bienveillance de l’opinion à l’égard des frasques de Ribéry avec la pulpeuse prostituée Zahia.

La France est en revanche bien plus sensible sur les sujets touchant aux minorités. En 2002, José Bové s’était excusé auprès de la communauté juive après avoir suggéré que les actes antisémites qui avaient alors lieu arrangeaient Israël. En 2005, Alain Finkielkraut avait fait de même pour avoir constaté avec étonnement que la quasi-totalité des joueurs de l’équipe de France étaient noirs. En début d’année, c’était au tour d’Éric Zemmour, qui avait déclaré que la plupart des dealers étaient noirs ou arabes. Notons que certains tabous sont entérinés par la loi et limitent juridiquement la liberté d’expression : les propos racistes ou antisémites sont ainsi condamnés en France (pas aux États-Unis). Mais il existe aussi des tabous de fait, comme les attentats du 11 Septembre, dont il est légalement possible mais socialement difficile de contester l’existence en public.

Tout le problème est de savoir quand un tabou est un indispensable élément structurant du champ social, nécessaire à la vie en communauté, ou quand, au contraire, il forme une entrave inacceptable à la liberté d’expression, dont les excuses publiques permettent en tout cas d’identifier les bornes. Interrogation passionnante… qui mériterait un autre article. À défaut d’y répondre, on peut néanmoins constater que les excuses publiques sont souvent le signe de l’incapacité de nos sociétés à traiter des questions de fond dérangeantes. La polémique qui a suivi les propos d’Éric Zemmour illustre parfaitement le rôle de diversion joué par la demande d’excuse, qui empêche instantanément l’échange d’idées sur un sujet sensible. Éric Zemmour est-il raciste ? Voilà ce que toute la presse s’est demandé. La dimension intellectuelle du débat d’origine – l’acceptabilité du contrôle au faciès – a été évacuée pour laisser place à une polémique morale superficielle, centrée sur une seule personne, quand le problème originellement soulevé concernait toute la société. Tant pis.

D’autres excuses publiques, plus triviales, confirment cette tendance des médias et du public à évacuer le fond au profit d’épisodes tragi-comiques consternants, parfois par pur besoin de divertissement. Lors des dernières élections régionales, le maire de Franconville Francis Delattre a dû s’excuser après avoir accusé à tort son rival Ali Soumaré d’avoir commis certains délits. Cette bataille de cour de récré a occulté pendant des semaines les questions d’éducation ou de transport qui constituaient pourtant les principaux enjeux du scrutin.

Côté britannique, on a poussé le burlesque encore un peu plus loin. À quelques jours des législatives, Gordon Brown a eu le malheur de qualifier de « bornée » une militante travailliste, alors qu’il se croyait hors de portée des micros. Devant le tollé général, l’habitué des G20 a dû se déplacer en personne au domicile de l’offensée pour lui présenter ses excuses, bien entendu filmées. Ce sketch digne de Mister Bean n’aura sauvé l’ex-Premier ministre ni du ridicule ni de la défaite. Mais il aura distrait les électeurs, lassés d’entendre parler de réduction du déficit public.

Et c’est ainsi que les polémiques se succèdent tandis que les combats d’idées se font rares. « Il n’y a plus de grande bataille idéologique, tout se rabat sur les individus », constate le philosophe Gilles Lipovetsky. Dès qu’une question ennuyeuse ou dérangeante est posée, la société se détourne et déclenche une polémique à laquelle seules des excuses mettent fin. Rassurons-nous, il n’y a rien d’original là-dedans. « Toutes les sociétés ont un certain socle de sacralisation et de tabous, qui définit leur interprétation des normes », considère Jean-Claude Monod, philosophe spécialiste de la sécularisation (déclin ou transfert du religieux dans le domaine profane).

La multiplication récente des excuses publiques serait alors le signe d’une pression sociale normative de plus en plus forte sur les célébrités, contraintes de s’exprimer et de se comporter en évitant les tabous de l’époque. En France, bien des excuses semblent ainsi le reflet d’une crispation autour des dogmes qui structurent notre modèle républicain, comme si ce dernier était menacé.

Les médias, confessionnaux modernes

Vecteurs des pressions de la société quand l’un de ses tabous est effleuré, les médias se posent volontiers comme gardiens de la morale. Notons que l’idée n’est pas de jeter la pierre aux journalistes – noble corporation dont je fais partie –, mais d’examiner le système que ces derniers constituent avec les célébrités qu’ils interrogent et le public qui les lit, écoute ou regarde. Les médias y exercent une fonction quasi religieuse. Pour commencer, à l’instar de Dieu, plus une faute ne leur échappe:

Seigneur, tu regardes jusqu’au fond de mon cœur, et tu sais tout de moi

À l’âge de YouTube et des caméras sur téléphone mobile, le psaume 139 de la Bible pourrait servir d’utile avertissement aux hommes politiques, dont l’espace privé se réduit sans cesse. Tout est enregistré, rien n’est oublié. Ainsi, en 2007, les propos de Patrick Devedjian, traitant son adversaire UDF Anne-Marie Comparini de « salope », avaient-ils été interceptés à son insu par une caméra. Polémique, excuse, schéma classique.

Une fois les fautes repérées par l’œil médiatique, les pécheurs viennent se repentir dans la presse ou à la télé, rejouant alors, de façon partielle ou intégrale, le sacrement chrétien de la confession : aveu, repentir et pénitence, pour atteindre la réconciliation avec le public, quand la confession catholique cherche, elle, la réconciliation avec Dieu.

Les excuses du volage Tiger Woods en sont une illustration éloquente. Lors d’une longue conférence de presse donnée devant une assemblée de journalistes et de proches, le golfeur, l’air contrit, a respecté toutes les étapes de la confession. Aveu : « J’ai été infidèle, j’ai eu des aventures (…), je ne pensais qu’à moi. » Regrets : « Je veux dire à chacun de vous (…) que je suis profondément désolé de mon comportement irresponsable et égoïste. » Pénitence : « Il m’appartient maintenant d’amender ma conduite. Et de ne jamais répéter les fautes que j’ai commises. » Tarif du pardon pour Tiger Woods : six semaines d’abstinence monacale dans la clinique anti-addiction sexuelle de Pine Grove (Mississippi). Et dire que d’autres s’en sortent en récitant quelques « Notre Père »…

Si les similarités entre confession et excuse publique sont nombreuses, elles présentent toutefois une différence de taille, comme le rappelle frère Samuel Rouvillois, théologien et docteur en philosophie : « Dans l’espace médiatique, les individus ne confessent que des faits déjà connus du public, dans l’objectif de retrouver de la crédibilité. » Tout le contraire de la confession à l’église, qui consiste à révéler, dans le secret du confessionnal, des fautes à un prêtre qui ne les connaît pas. C’est bien la preuve de l’aspect artificiel et contraint des excuses médiatiques auxquelles, d’ailleurs, quasiment personne ne croit. Elles ne sont qu’un signe, parmi d’autres, de l’influence qu’exerce la religion sur l’inconscient de la société, qu’elle soit explicite aux États-Unis ou plus diffuse dans un État laïque comme le nôtre. À la télévision, les scènes de confessions ne sont d’ailleurs pas réservées aux people, comme le montre le succès de l’émission Confessions intimes sur TF1.

Pécheurs et messies dans la société du spectacle

Dans le charabia situationniste de Guy Debord, on trouve parfois une phrase lumineuse, compréhensible par un lecteur non familier de la dialectique hégélo-marxiste : « Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse », affirme-t-il ainsi dans La Société du spectacle, avant de poursuivre : « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. »

En d’autres termes, la berceuse religieuse qui nous maintenait somnolents a été remplacée par celle du spectacle, dont le champ médiatique est l’incarnation. « Feuerbach a fait la critique de la religion comme aliénation, où l’homme serait dominé par quelque chose qu’il a lui-même créé. Guy Debord a appliqué le même schéma au spectacle : un univers de l’aliénation où nous sommes dominés par des images que nous avons créées et qui nous prescrivent nos propres désirs », explique Jean-Claude Monod.

Il ne faut donc pas s’étonner de voir les personnalités publiques adopter dans les médias des postures héritées de la Bible. Dans le cas de l’excuse publique, c’est généralement de celle du pécheur dont il s’agit. Souvent subie, il arrive aussi qu’elle soit choisie, notamment quand les dirigeants politiques se repentent au nom de leur État de fautes que ce dernier a commises. Nécessitant un certain courage, ce type d’excuses est l’un des rares que l’on puisse prendre au sérieux. Exemple fondateur d’un dirigeant assumant la responsabilité des crimes de son pays, le chancelier allemand Willy Brandt était tombé à genoux à Varsovie devant le mémorial des victimes du massacre du ghetto, en 1970.

Depuis quelques années, les excuses d’État se sont multipliées : en 2000, à Kigali, le Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, a demandé pardon au peuple rwandais ; en 2003, les présidents de la Croatie et de la Serbie se sont excusés ensemble du mal que leurs pays se sont causés pendant la guerre ; en juin 2009 à Washington, le Sénat a présenté ses excuses aux Noirs américains. Relevons toutefois que l’excuse d’État a ceci de pratique pour les finances publiques qu’elle est gratuite, contrairement aux réparations… Et qu’elle n’engage pas la responsabilité individuelle du dirigeant qui la présente – en général innocent des crimes en question –, mais une responsabilité collective et abstraite.

En réalité, ces excuses imitent plutôt une autre figure fréquente dans l’espace public : celle du Messie. « Dans la théologie chrétienne, Dieu est venu porter nos fautes à travers le Christ », rappelle frère Samuel. Le cas de personnalités qui s’excusent au nom d’autres relève de cette symbolique.

En avril 2009, Ségolène Royal avait ainsi réussi l’exploit de s’excuser deux fois, à quinze jours d’intervalle, au nom de Nicolas Sarkozy : d’abord pour les propos condescendants tenus par le président à Dakar, puis pour ses déclarations insultantes à l’égard du Premier ministre espagnol. « Pardonnez-le, il ne sait pas ce qu’il dit ! » Telle était la teneur du message de sainte Ségo, qui, à une autre époque, aurait fait un Jésus très convaincant : souvenons-nous de son « Aimons-nous les uns les autres ! », lancé aux militants en pleine campagne présidentielle. Ou encore de cette scène où elle avait compati, en direct, avec un handicapé en posant la main sur son épaule. Et dire que le malheureux ne s’était pas relevé de sa chaise roulante dans l’instant, touché par la grâce divine !

Quant à Nicolas Sarkozy, s’il est peu adepte des excuses, il est lui aussi familier des postures bibliques : son « j’ai changé », martelé lors du discours fondateur de la porte de Versailles en janvier 2007, évoque Moïse, homme providentiel libérant son peuple après avoir pris conscience de la misère de ses frères de sang. Rappelons au passage que le charisme est à l’origine une notion religieuse (un don particulier conféré par la grâce divine). Pas étonnant dès lors de voir les leaders parodier les messies. Les mêmes comparaisons auraient d’ailleurs également pu s’appliquer au sport, où les figures de messie (Zinédine Zidane), pécheur repenti (Floyd Landis) ou encore fils prodigue (Tony Parker) sont fréquentes, qu’elles soient assumées ou ainsi décrites par les médias, grands amateurs de métaphores religieuses.

Imaginons-nous 2 000 ans de domination chrétienne s’effacer sans laisser d’autres traces que quelques églises ? Dans les sociétés occidentales, laïques ou non, l’influence de la religion continue en réalité de s’exercer, travestie dans le domaine profane. Nous reprochons aux personnalités publiques de ne pas être des saints, nous nous effrayons quand quelqu’un remet en cause l’une des croyances sur lesquelles notre nation est construite, exigeons des scènes d’excuses-confessions hypocrites, en menaçant d’excommunier ceux qui ne se repentent pas, cherchons des messies parmi nos hommes politiques, lisons l’actualité à l’aune de paraboles bibliques…

Aurions-nous la nostalgie d’un temps où morale, modèles et dogmes étaient fournis clés en main ? « Les églises se vident, mais l’attente de lumière, de sens et de rédemption n’a jamais été aussi forte », estime frère Samuel, qui prêche pour sa paroisse. Chaque excuse publique serait alors la manifestation de l’anxiété d’une société assumant mal sa sécularisation, angoissée de voir ses icônes mettre à jour des imperfections qui sont les siennes, mais qu’elle ne s’avoue pas. Heureusement, certaines stars résistent à la pression de ce conformisme et acceptent toute la complexité de leur nature humaine. Zizou a ainsi assuré qu’il préférait mourir plutôt que de présenter ses excuses à Materazzi. Et ouais, on n’insulte pas les mamans, c’est sacré, désolé !

> Retrouvez cet article dans le numéro 2 d’Usbek et Rika

> Illustration CC FlickR par emilio labrador, Steve Snodgrass

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