Alexandre Brachet: «Un formidable enjeu de création et de créativité»

Le 6 septembre 2010

Zmâla, revue indépendante dédiée à la production des collectifs de photographes, a consacré un dossier au webdocumentaire dans son dernier numéro. Voici un entretien avec Alexandre Brachet, fondateur d’Upian, maison de production plurimédia.

Quelles sont les erreurs à éviter pour un photographe qui voudrait se lancer dans un webdoc ?

L’erreur ce serait de croire que c’est facile. Pour moi, il y a différents types de webdoc : ça va du diaporama sonore, jusqu’à des webdoc du type Prison Valley, avec une production de contenu longue, lente, moi c’est plutôt ça que j’ai comme acception du webdocumentaire. Il y a le mot documentaire dans webdocumentaire : investigation, enquête, ou documentaire du réel, il n’y a pas forcément d’enquête au sens journalistique ; ça peut être de la contemplation, mais c’est du temps, un regard, un œil… On voit aussi beaucoup émerger sur le web, ce que les Québécois appellent des essais photographiques – l’expression permet de s’affranchir des mots web ou documentaire – et pour eux ça concerne tout ce qui est diaporama sonore.

Ce qu’on appelle les POM (Petites œuvres multimédias) en France ?

Ce que fait lemonde.fr très très bien, ce que peu faire aussi Narrative (maison de production) à l’intérieur de sa collection « Portraits d’un nouveau monde » pour France 5 – nous on travaille dessus d’ailleurs, on fait toute la coque graphique et la navigation.

Et Brèves de trottoirs, vous le mettez où dans votre cartographie ?

C’est un vrai projet web, c’est un programme que j’aime beaucoup, et puis j’aime bien les auteurs aussi. Vraiment ça a le mérite d’être totalement web, spontané…

Quels conseils vous donneriez à un photographe qui voudrait se lancer dans un webdoc ?

C’est comme pour un reportage photo classique, il ne faut pas forcément croire que c’est très différent, on construit à peu près de la même manière.

Il n’y a pas un travail de scénarisation plus important ?

Ça dépend de la forme encore une fois. Si c’est un diaporama sonore, c’est très proche d’un reportage de presse écrite. Si c’est type Prison Valley, c’est des mois de conception. C’est très difficile de généraliser…

Alexandre Brachet par Laurent Vautrin / Le Carton. DR.

Le webdoc, quels enjeux pour les photographes ? Il y a une écriture nouvelle à explorer ?

À mon avis c’est un formidable enjeu de création et de créativité. Il y une certaine façon de consommer Internet qui fait la part belle à la photographie, c’est évident. Parce qu’on consomme une photographie, c’est rapide par essence, dans un usage classique. Évidemment il y des gens qui peuvent rester des heures devant une photographie, mais rarement sur le web ou même en presse, c’est fugace, mais par contre le message est fort. Et ça, ça colle assez bien avec Internet. Donc forcément, Internet va révolutionner la photographie ; il l’a déjà révolutionné d’une certaine manière, ne serait-ce que par la vulgarisation, par des choses comme Flickr. Internet change la manière de faire les photos, de les diffuser, de les partager…

En quoi, ça change la manière de faire les photos ?

C’est surtout au niveau sociétal. Tout le monde fait des photos maintenant et tout le monde les partage. Tout le monde a toujours fait des photos dans le cercle privé ; ce qui est différent, c’est la manière de les consommer et de les partager. Par rapport au métier de photographe, je ne crois pas que ça change beaucoup : une bonne photo reste une bonne photo.

J’ai beaucoup travaillé avec Philippe Brault (photographe de Prison Valley), je ne crois pas que ça ait changé sa manière de travailler. De toute façon les photographes ont déjà, pour la plupart, opéré une transformation de leur outil. Et c’est aussi pour ça que ce sont eux qui sont en pointe aujourd’hui. Les photographes et les journalistes, ce sont eux qui les premiers ont subi la révolution numérique par leur propre outil de travail. Le journaliste avec l’ordinateur et l’utilisation d’Internet comme source de documentation et de diffusion, et le photographe parce que son outil s’est transformé, il s’est affranchi de la pellicule et il est déjà dans le tout numérique. Donc forcément, en étant dans le tout numérique, il est proche, il est à côté… La plupart des bons dossiers et des bons sujets sont proposés en général par des couples photographes-journalistes.

Ce qui reste le tandem classique qu’on avait déjà en presse…

Exactement. Moi ce qui m’intéresse dans la définition du mot multimédia, c’est qu’on aille chercher le savoir-faire d’un métier et qu’on l’enrichisse avec un autre savoir-faire, qui est celui de l’interactivité. Mais ce n’est pas forcément l’interactivité qui prend le dessus, c’est à niveaux équitables. C’est un peu le même rapport que les photographes avaient les tireurs au labo, ou les maquettistes en presse…

Un webdoc met en relation différents métiers et, en parallèle, on explique dans les écoles de journalisme que les photographes et rédacteurs devront avoir de nouvelles compétences : photo, vidéo, son… Est-ce qu’on se dirige vers des hommes-orchestres de la photo ? Ne vaut-il pas mieux privilégier le travail en équipe ?

Je crois que c’est un peu des deux. Par exemple, Philippe Brault a tourné beaucoup de vidéo, aussi parce qu’il y a cet outil, le Canon Mark II, (capable d’enregistrer la vidéo en full HD). Par ailleurs, Philippe, dans sa jeunesse, était opérateur cinéma. Il y a beaucoup de photographes qui sont assez naturellement proches de la vidéo ou du cadre. Un bon chef op, c’est en général un bon photographe ; en tout cas il y a des points communs qui sont la lumière et le cadre, et la connaissance de l’objectif.

Après sur le côté homme-orchestre, il y a plusieurs manières de le voir : c’est une tendance assez générale dans la presse aujourd’hui, le journaliste, il édite, il fait des liens, en tout cas sur Internet c’est évident. Ensuite, je ne crois pas qu’on fasse des bons programmes avec des hommes-orchestres, c’est clair. Ça reste indispensable, aux postes clés, d’avoir des personnes qui maîtrisent leurs outils. Après, quand on est dans l’investigation pure, comme on l’était pour Prison Valley, on ne peut pas envoyer une équipe de dix personnes. Sinon, ce n’est plus de l’investigation, le rapport aux personnes que vous interviewez quand on est deux, qu’on est dans une prison et qu’on a un appareil photo à la place d’avoir une caméra, ça change la relation. Si il y avait un ingé son, un perchman… ce serait différent. Mais c’est aussi ça qui est passionnant dans cette aventure. C’est aussi la découverte pour Philippe Brault et pour David Dufresne de faire des choses nouvelles. Ils ont appris à faire du son, après naturellement, ils aiment ça. Ils ne l’ont pas vécu comme une souffrance, mais plutôt comme une curiosité.

Et puis Philippe, à qui l’on a demandé des photos nécessaires au récit, pour le décor et l’interface – par exemple la photo de la chambre –, il l’a fait avec plaisir. Parce qu’il est aussi dans un rôle qui va au-delà du photographe, il est dans un rôle de réalisateur. Donc à partir du moment où il prend du recul par rapport à son métier de photographe et où il devient réalisateur, c’est-à-dire, à la tête d’une équipe, et bien il doit aussi se mettre au service de cette équipe. Je pense que ça l’a vachement amusé et lui a apporté une forme d’humilité. Parce qu’on veut fabriquer une œuvre où tout soit joli.

Le son, c’est quelque chose de capital qui guide et structure la narration ?

Tout à fait.

Les photographes en ont-ils conscience ?

Ça, c’est le rôle du producteur et la responsabilité de l’équipe. On est parti en ayant une attention particulière au son et en prenant quelques risques. Il se trouve que l’on s’en est très bien sortis ; ensuite on a travaillé avec un mixeur haut de gamme, qui travaille beaucoup pour Arte, mais il avait une bonne matière. Du coup on a réussi à optimiser le truc et on a rajouté beaucoup de musique – construite sur les bruits d’ambiance. C’est là où l’on prend de la hauteur par rapport au métier de photographe, ce qui permet d’avoir en tête l’objet final. Le photographe est aussi réalisateur d’une histoire.

Quel public pour le webdoc ? Quels indices de mesure avez-vous ?

On a des indices de mesure précis sur le nombre de visites, le parcours des visiteurs et la durée de consultation ; en revanche on a aucune information sur la nature ou sur l’identité des gens qui viennent voir… donc on ne sait absolument pas si c’est des hommes, si c’est des jeunes, si c’est des femmes… On peut deviner en fonction des sources de trafic, on peut se lancer dans des analyses. Aujourd’hui, il est quasiment impossible de définir l’audience du webdocumentaire. Elle est pour partie constituée de gens qui aiment la presse et le documentaire, ça c’est sûr, une autre grande famille, ce sont les geeks, les gens qui sont curieux de technologie, des nouveaux modes de récit – et ils sont nombreux –, et puis troisième famille, les gens qui tombent là par hasard, et là ils peuvent être de tous âges, de toutes origines… et là, ils se laissent prendre au jeu et ils vous envoient des mails : là c’est extraordinaire !

La présence sur les réseaux sociaux, c’est une nouveauté ?

Oui, c’est un des premiers, les tchats marchent très bien. En fait, Prison Valley on l’a souvent présenté comme un programme qui portait en lui les outils du débat. Et donc, il y a différentes possibilités données aux visiteurs pour débattre. La première des choses qu’on voulait que les visiteurs ressentent, c’est qu’ils ne sont pas seuls au moment où ils regardent le programme et qu’ils aient conscience du nombre de personnes connectées en même temps qu’eux. Et ça, ça crée une relation de temps réel. C’est très important, un programme web où il n’y a pas de temps réel, que ce soit dans le sujet ou dans le ressenti, ça ne marcherait pas.

Gaza-Sderot, ça marchait parce que c’était du temps réel pur : on tournait le lundi, c’était en ligne le mardi, il y avait une collusion extrêmement forte avec l’actualité, qui était même à un moment donné terrible. Prison Valley, il n’y a pas de collusion avec l’actualité, mise à part la modernité du sujet. Par contre, le fait que les gens se sentent complètement intégrés dans le récit avec les autres, çà, ça crée du temps réel. Ensuite ils s’aperçoivent qu’ils peuvent tchatter entre eux. Ce sont toutes ces petites touches qui participent à la constitution de l’œuvre.

Ils peuvent aussi réagir quand ils regardent des diaporamas photo, il y a des milliers de personnes qui ont répondu aux questions et donné leur avis. C’était une fonctionnalité où on n’était pas d’accord au sein de l’équipe. Moi je la voulais parce que je pense que c’est une interactivité douce et que c’est une manière de commencer à prendre par la main les gens. Beaucoup, et notamment les auteurs, me disaient c’est un peu une interactivité bête et méchante du type Facebook : « j’aime-j’aime pas. » Il se trouve que les gens l’utilisent beaucoup.

Il y a aussi la possibilité d’échanger sur des forums, de poser des questions aux personnages du film, il y a la possibilité de s’enregistrer en vidéo pour répondre à une question posée à tous les personnages : « Qu’est-ce que la peur ? » Il y a les tchats qui sont événementialisés.

Qu’on peut aussi récupérer iPhone…

On peut lire la retranscription des tchats sur les forums. En tout cas, la place de l’internaute est considérable. L’application iPhone, c’est une excroissance du récit. Il y a la possibilité pour l’internaute de raconter son parcours dans Prison Valley à son réseau, via Facebook ou Twitter. C’est comme un « j’aime » ultra amélioré. C’est déjà une forme de récit à part entière. L’application iPhone participe un peu de ça. C’est aussi parce qu’on est curieux qu’on avait envie de l’essayer et ça permet de faire un peu d’accroche. Mais le cœur du programme reste le webdocumentaire, comme à la limite le programme télé diffusé sur Arte de cinquante-deux minutes. Il y a un livre aussi qui est en préparation, c’est une manière de prolonger l’histoire et ça, ce n’est pas très moderne.

Est-ce qu’on s’approche de l’idée de transmédia ?

Je déteste cette expression. Transmédia ça voudrait dire qu’une histoire ne peut pas se consommer autrement que sur plusieurs médias à la fois, donc des interactions essentielles.

Qu’est-ce que l’on trouve à l’étranger ?

Au Canada il y a des choses magnifiques, comme les programmes de l’ONF (Office national du film), c’est une société de production publique, ce qui est différent de la situation de la France où le CNC (Centre national du cinéma) accorde des bourses, mais n’est pas producteur. Ils font des choses magnifiques et en plus ils sont très prolixes. Il y a aussi la BBC en Angleterre qui a fait pas mal de choses, et puis quelques trucs aux États-Unis. Mais je pense que chaque pays a sa griffe, un peu comme le cinéma français a la sienne. La France est clairement en pointe avec le Canada, mais c’est aussi parce qu’il y a un tissu industriel, un écosystème favorable où les chaines de télé publique, du type Arte, estiment que ça fait partie de leur mission de service public de produire des contenus de qualité.

En plus, Arte, ils ont tout intérêt à élargir leur audience : c’est un moyen pour eux de continuer à exister et de conquérir du public… parce que c’est un territoire neuf. On voit de plus en plus d’analyses qui disent que si l’on continue comme ça, les chaînes de télé publique vont se renforcer énormément, puisqu’elles sont les seules aujourd’hui à pouvoir s’affranchir du modèle de la rentabilité, qui n’existe pas sur Internet. Aujourd’hui, les acteurs privés ont du mal à venir sur Internet parce qu’il n’y a pas de notion de rentabilité à court terme. Et le CNC s’est emparé du truc de manière très sérieuse.

Samuel Bollendorff vient de réaliser le rapport annuel de SFR sous forme de webdocumentaire. Est-ce qu’il y a un marché « corporate » pour les photographes ?

Tout à fait, notamment pour tout ce qui va être communication corporate. En dehors de SFR, il y a d’autres projets en préparation, certains sur lesquels on travaille, parce que ça permet aux entreprises de véhiculer un discours corporate en images, avec des valeurs… mais il ne faut pas appeler ça du webdocumentaire, sinon on galvaude le mot. Pour moi dans webdocumentaire, il y a documentaire, il y a création. On va avoir de la création corporate multimédia interactive où les photographes vont avoir un rôle très important à jouer puisqu’on parle d’images. Il n’y a rien de très original.

Mais le fait que le milieu de l’entreprise s’investisse sur ce terrain-là, c’est assez récent ?

C’est très récent. Nous, on avait été assez pionnier avec la RATP, on a fait un truc il y a très longtemps Objectif respect. C’est à mon avis un débouché assez important. D’où l’intérêt pour les photographes de faire connaître leur savoir-faire là-dessus. C’est le cas de Samuel Bollendorff, de Philippe Brault, de Guillaume Herbault…

Le webdoc, c’est une nouvelle écriture. Qu’elles en sont les grands principes ?

La notion de temps réel est très importante, qu’elle soit traitée dans le sujet ou dans la relation avec l’internaute ; la délinéarisation oui-non, que ce soit un parti pris assumé ; la place de l’internaute au milieu de cette histoire, est-ce qu’il est actif-pas actif ? Plus que des règles, c’est plutôt une série de questions.

Nous, pour notre métier de designer, on essaie de faire des interfaces qui racontent une histoire (en anglais Design fit content). Sur Gaz-Sderot, c’est frappant : cette ligne qui fait office de parallèle, ou de frontière, ou de mur, qu’on traverse en quelques pixels d’un côté à l’autre, alors qu’on ne peut pas le faire dans la réalité, qui montre une synchronicité là où il n’y en a pas dans la réalité. L’interface elle raconte aussi l’histoire.

Un peu comme une mise en page ?

Un peu plus fort. C’est « expérientiel », l’internaute il va cliquer : on lui demande d’être acteur. Donc c’est plutôt des séries de questions auxquelles il faut apporter les bonnes réponses en fonction de l’histoire qu’on a envie de raconter.

Webdocumentaire ou webreportage ?

Étymologiquement, le mot reportage, on reporte ou on rapporte. Dans un documentaire, on rapporte aussi. Moi je suis attaché au terme de webdocumentaire parce qu’on l’emploie depuis longtemps ici (à Upian), depuis 2002-2003, à l’époque où l’on n’était pas nombreux, donc j’ai une affection naturelle et historique, mais tout ça va voler en éclat vite fait bien fait, et à un moment tous les écrans seront interactifs.

Aujourd’hui, le champ lexical de la production interactive est un véritable cauchemar : nouveaux médias, cross média, transmédia… Moi je pense qu’il faut arrêter avec « nouveaux médias », parce que ça fait maintenant vingt ans que ça existe. Mais finalement, on s’en fout du moment qu’il y a des belles photos et des histoires intéressantes.

Billet initialement publié sur Zmâla dans le cadre d’un dossier en plusieurs parties :

- Entretien de Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image et Lucas Menget, grand reporter  à France 24.

-Entretien avec Thomas Salva, photographe de Brèves de trottoirs

-Entretien avec Wilfrid Estève (photographe et producteur multimédia Hans Lucas) et Marc Mentré (journaliste et auteur du blog Media Trend)

-Entretien avec Camille Pillias, directrice adjointe du collectif Myop et cofondatrice de la galerie La petite poule noire.

-Entretien avec Anna Kari du collectif Documentography, coauteur avec Guilhem Alandry du webdocumentaire Kroo Bay.

Image CC Flickr Ludovic Hirlimann, Jonathan_W

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