Ô temps ! Suspends ton vol

Le 4 septembre 2010

"L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive". Qu'écrirait Lamartine sur le Temps aujourd'hui, en pleine révolution technologique ? Hartmut Rosa, sociologue allemand, analyse notre rapport au temps dans son dernier essai. Extraits.

Nous avons le plaisir de publier quelques extraits d’Accélération. Une critique sociale du temps d’Hartmut Rosa, ouvrage à paru aux éditions La Découverte. Dans cet ouvrage H. Rosa défend l’idée que la manière dont le temps est structuré socialement dans nos sociétés modernes entrave lourdement la réalisation du projet émancipateur de la modernité. Il place ainsi sous les projecteurs de la réflexion un enjeu qu’on aurait pu croire tabou depuis l’enterrement des 35 heures dans le débat public. Il est temps que le temps redevienne une question sociale…et politique.

« En guise d’avant propos » (pp.5-12)

Jadis, avant l’invention de la technique, lorsque Patience, habitant de Kairos, voulait faire parvenir une nouvelle à son ami Passetemps à Chronos, ville qui faisait également partie du royaume d’Utempie (à cette époque, on n’était guère pointilleux sur la distinction entre les morphèmes grecs et latins), il lui fallait faire le chemin soit à pied, ce qui lui coûtait six longues heures de marche, soit monté sur son âne, à qui il fallait quand même trois heures et demie. Dans les deux cas, il se trouvait pressé par le temps, parce qu’il ne pouvait pas être de retour à temps pour déjeuner, ou, lorsqu’il s’était mis en route seulement après le repas, il lui fallait passer la nuit à Chronos, ce qui lui valait non seulement une dispute avec son épouse, mais aussi une journée de travail perdue. Plus tard, après que la technique eut été introduite, Patience décrochait le téléphone en souriant, donnait la nouvelle à Passetemps, bavardait un peu avec lui à propos de la météo, avant de fumer tranquillement une bonne pipe, de nourrir le chat, de travailler une demi-heure, puis d’aider sa femme à faire la cuisine – la plupart du temps au four à micro-ondes.

Le travail lui-même avait changé. Avant, il passait la journée sur ses livres, qu’il était chargé de reproduire en tant que copiste de la ville. Quand c’était un gros ouvrage, bien souvent, il ne parvenait pas à faire une seule copie avant la tombée du jour. Désormais, il mettait tranquillement en route la photocopieuse en début de matinée, buvait une tasse de café, et copiait son original dix, vingt fois, en fonction du nombre de copies dont on avait besoin à Kairos, ce qui ne lui prenait pas plus de vingt minutes. Après, il allait nager un peu en mer. L’après-midi, Patience ne travaillait plus du tout.

Il avait enfin le temps de s’asseoir dans son jardin, de discuter avec sa femme, de faire de la musique ou de la philosophie, de lire les livres qu’il avait reproduits, quand ils étaient intéressants. C’était magnifique de pouvoir jouir de la vie sans être pressé par le temps ou par des échéances. Quand il voulait une image de sa femme, de son chat ou d’un coucher de soleil sur la mer, afin qu’un jour ses arrières petits-enfants puissent se souvenir d’eux, il prenait son appareil photo numérique dans le salon et pressait le déclencheur – en quelques secondes, la photo, magnifiquement détaillée, sortait toute prête de l’imprimante, il n’avait plus besoin de passer commande auprès de son ami le peintre Aeternus, toujours débordé, qui aurait dû y passer des heures, tandis que Patience, pendant ce temps-là, devait recourir à mille cajoleries, et souvent même à la force, pour calmer le chat. Mais Patience ressentait désormais de plus en plus rarement le désir de fixer quoique ce soit en image, pour en profiter plus tard ou le transmettre à la postérité.

S’il voulait avoir bien chaud chez lui quand les soirées rafraîchissaient, il n’avait plus besoin d’aller ramasser du bois dans la forêt, de peiner pour l’allumer et de profiter ainsi d’un peu de chaleur. Il allumait tout simplement le chauffage, qui était relié aux éoliennes disposées en bord de mer et, en un tour de main, régnait dans le salon une température digne d’une douce après-midi d’été. Patience était heureux, et il se sentait fortuné – il avait gagné du temps, un temps quasi inépuisable, et ce qu’il y avait d’étrange, c’est qu’il n’était plus jamais gagné par ce pénible sentiment qu’est l’ennui, ce qui lui était fréquemment arrivé par le passé. Il avait enfin du temps devant lui, comme on l’aurait dit auparavant. L’excédent de temps, l’incalculable richesse de temps avait fait de lui un autre homme, – et d’Utempie une autre société.


C’est ainsi – ou d’une manière analogue – que nous pourrions imaginer un monde où la promesse de la technique, entretenue dès le début du XXe siècle, serait devenue réalité ; un monde délivré de toutes les contraintes liées au manque de temps et de la frénésie, émancipé du temps, et qui aurait transformé cette denrée rare en ressource abondante.

(…)

Notre société actuelle a de nombreux traits communs avec la ville « utempique » de Kairos – et pourtant elle en est radicalement différente. Mais pour quelle raison ? « Le rythme de la vie s’est accéléré » et, avec lui, le stress, la frénésie et l’urgence, cette plainte résonne partout – quoique nous puissions enregistrer, comme à Kairos, dans presque tous les domaines de la vie sociale, grâce à la technique, d’immenses gains de temps du fait de l’accélération. Nous n’avons pas le temps, alors même que nous en gagnons en permanence toujours plus. Le but du présent livre est d’expliquer ce gigantesque paradoxe du monde moderne et de traquer sa logique secrète.

Il faut pour cela — et c’est la thèse directrice de l’ouvrage — déchiffrer la logique de l’accélération. Une hypothèse s’impose naturellement, à la lecture de l’apologue qui ouvre le livre : tout d’abord, le temps que Patience a gagné est de nouveau perdu, puisque la photocopieuse, l’appareil photo et l’appareil de chauffage grâce auxquels il économise tout ce temps doivent d’abord être fabriqués ou acquis grâce à un travail. Si l’on part du principe que la production, à Kairos, est soumise à la division du travail, Patience, après l’« invention » de la technique, doit reproduire davantage de livres qu’auparavant, (ce qui suppose également que le besoin de livres ait augmenté en conséquence à Utempie). De cette manière, le bilan temporel pourrait, contrairement aux promesses de la technique, s’avérer nul, voire négatif : les habitants d’Utempie auraient besoin de tout autant, voire d’encore plus de temps pour produire — et acquérir — les appareils destinés à économiser du temps qu’ils n’en gagneraient grâce à eux. Cela rappelle cette histoire, racontée de nombreuses fois sous toutes les variantes possibles, du pauvre pêcheur et de l’entrepreneur qui a réussi.

Dans une lointaine contrée rurale d’Europe du Sud, un pêcheur est assis face à une mer d’huile, et pêche avec une vieille canne artisanale. Un entrepreneur prospère, qui s’offre un congé en solitaire au bord de la mer, l’aperçoit au cours d’une promenade, l’observe un moment, secoue la tête et lui demande pourquoi il pêche à cet endroit. Là-bas, près des brisants, il pourrait prendre deux fois plus de poissons. Le pêcheur le regarde, étonné. « Pour quoi faire ? », demande-t-il d’un air perplexe. Eh bien, il pourrait vendre les autres poissons au marché de la ville voisine, acheter avec le produit de sa vente une canne à pêche en fibre de verre toute neuve, et en plus des hameçons spéciaux extrêmement efficaces. Le produit quotidien de sa pêche en serait certainement doublé sans aucune peine. « Et alors ? », demande le pêcheur toujours aussi perplexe. Et alors, répond l’homme d’affaires qui commence à perdre patience, il pourrait rapidement acheter un bateau, naviguer en haute mer, prendre dix fois plus de poissons, et devenir ainsi rapidement assez riche pour s’offrir un chalutier moderne. L’homme d’affaires rayonne, grisé par sa propre vision. « Bien, dit le pêcheur, et qu’est-ce que je fais après ? » Après, s’enthousiasme l’entrepreneur, il contrôlera la pêche sur toute la côte, et il pourra faire travailler pour lui toute une flotte de bateaux de pêche. « Ah, répond le pêcheur, et moi, qu’est-ce que je fais, s’ils travaillent pour moi ? » Et bien il n’aura plus qu’à rester assis sur la plage toute la journée, à profiter du soleil et à pêcher. « Oui, dit le pêcheur, c’est justement ce que je suis en train de faire. »

L’histoire est passablement naïve. Elle suggère que l’issue peu vraisemblable du laborieux projet que l’entrepreneur fait miroiter au pêcheur serait totalement identique à la situation initiale ; et que le pêcheur, même si son entreprise était couronnée de succès, n’y gagnerait rien. Par conséquent, l’entrepreneur semble être une victime de l’« ethos protestant du travail » déploré par B. Russell : le travail est pour lui un but en soi. Mais naturellement, dans la réalité, l’histoire n’est pas circulaire : le point de départ et le point d’arrivée ne sont identiques qu’en apparence. Le pêcheur doit pêcher, parce que c’est comme cela qu’il gagne sa vie, et qu’il n’a pas d’autre alternative ; le riche entrepreneur, en revanche, peut pêcher, mais il peut aussi faire mille autres choses. L’élargissement de l’horizon des possibilités est par conséquent un élément essentiel de la « promesse de l’accélération ». Mais la nature de la pêche en bord de mer s’en trouve aussi subrepticement transformée. L’entrepreneur sait qu’il pourrait utiliser à bien d’autres choses le temps qu’il passe à pêcher : une promenade en bateau, l’inauguration du parcours de golf, la visite d’une attraction touristique, etc. Si ces pensées lui gâchent le plaisir de sa partie de pêche, nous n’en serons pas surpris de sa part, mais nous ne le trouverons pas moins fou : c’est la peur de manquer quelque chose qui l’empêchera « d’être dans le monde » d’une manière où il y serait pleinement (quoique sous forme idéalisée) un pêcheur.

Mais sa peur de passer à côté de quelque chose n’a pas que des raisons hédonistes, mais aussi de bonnes raisons pour le chef d’entreprise qu’il est.

Tandis qu’il pêche au bord de la mer, la concurrence fabrique de nouveaux et meilleurs bateaux, conquiert de nouveaux droits de pêche, lui conteste son monopole sur la côte – s’apprêtant ainsi à gâter son lieu de retraite. Dans le même temps, les tarifs des assurances, du téléphone, de l’électricité changent, pour sa société comme pour sa résidence privée, et les taux des placements qu’il a choisis pour gérer sa fortune changent également. Peut-être ferait-il mieux de s’en préoccuper plutôt que de perdre son temps à la pêche, sinon demain peut-être n’aura-t-il tout simplement plus les moyens de pêcher. Il a par ailleurs un besoin urgent de vêtements neufs, parce ceux qu’il porte sont démodés depuis deux ans, et ses lunettes de soleil ne correspondent plus aux nouvelles normes de protection des UV, et sont donc dangereuses. Ses amis passent leur temps à déménager – peut-être ferait-il bien de rentrer chez lui et de leur téléphoner, avant de perdre définitivement leur trace. Puisqu’il est en vacances, il aurait enfin du temps pour cela. Et sa femme, ces derniers temps, rentre à la maison de plus en plus tard – peut-être projette-t-elle de le quitter. Non, il ne devrait pas être assis au bord de la mer en train de pêcher, pendant que le monde, autour de lui, se transforme à un rythme effréné (fichtre, son ordinateur est déjà si vieux qu’il ne peut plus installer le nouveau logiciel avec lequel il aimerait gérer son fichier d’adresses. C’est devenu trop pénible d’inscrire à la main, à longueur de temps, les changements d’adresse, de numéros de téléphone fixes et mobiles, et d’e-mails. À force de ratures, son agenda est devenu totalement illisible).

Ainsi, pendant qu’il est assis au bord de la mer, et qu’il aimerait pêcher à loisir, l’entrepreneur a le sentiment d’être sur une, ou plus précisément, sur plusieurs pentes qui s’éboulent, ou sur un escalier mécanique dans le sens de la descente – il ferait mieux de reprendre la course, pour garder sa position, pour rester dans la course. Ce n’est donc pas seulement la « promesse de l’accélération » qui le pousse à élever son rythme de vie, mais aussi la dynamique élevée de son environnement technique, social et culturel, devenu de plus en plus complexe et changeant, et qui le contraint ainsi à cette intensification. On voit ici que la seconde réponse à l’histoire du pêcheur est, elle aussi, naïve : le riche chef d’entreprise ne peut pas pêcher tout simplement comme le pauvre pêcheur devait le faire. Il peut certes s’accorder un répit et se « permettre » quelques jours, plus rarement une semaine, au bord de la mer (sans téléphone portable, sans e-mail, sans télévision) mais il lui faut payer un prix pour ce séjour dans une « oasis de décélération », où tout ce que le pêcheur faisait en raison de sa pauvreté lui semble un luxe inouï : le monde aura changé le temps qu’il revienne, il lui faudra donc le rattraper – ou bien accepter son retard. Et cette conscience met en évidence que ce n’est pas seulement le monde social qui a changé entre le début et la fin de l’histoire, mais aussi la personnalité de l’entrepreneur qui s’est mis à la pêche. Il est, à la fin de l’histoire, « dans le temps » d’une autre manière qu’à son début. Il a une autre représentation de la relation entre avenir, présent et passé : le monde futur de l’entrepreneur est radicalement différent de son passé, tandis que le pêcheur (comme Patience dans la première histoire) sait, par l’expérience de son passé, ce à quoi il doit s’attendre à l’avenir. Chez lui, l’horizon d’attentes et l’espace de l’expérience coïncident dans une large mesure, tandis que pour l’entrepreneur, ils sont aussi différents que possible. Il a un autre sentiment de l’écoulement du temps et une autre représentation de sa valeur.

Si l’on a affaire, avec notre protagoniste, à un chef d’entreprise traditionnel (et le calcul auquel il se livre à propos de son activité nous permet de le supposer), il va bientôt fortement éprouver qu’il est pressé par le temps. Il va tenter de conserver le contrôle de sa vie et de son entreprise, (et celui des transformations sociales qui le concernent) et d’en planifier soigneusement les développements futurs. Cependant, plus le monde qui l’entoure devient rapide, plus l’enchaînement des événements et des horizons de possibilités s’y font complexes et contingents, et plus cet objectif devient irréalisable. Notre entrepreneur va donc peut-être se métamorphoser une fois de plus : en abandonnant ses ambitions à contrôler et diriger pour devenir un « joueur », qui se laisse ballotter au gré des circonstances.

Si après-demain, à cause de la concurrence, mes bateaux ont perdu toute valeur, j’ouvre un casino, ou j’écris un livre, je pars m’installer en Inde pour y trouver un gourou, ou je reprends des études. Qui sait ? Je n’ai pas besoin de me décider aujourd’hui, je verrai bien comment je me sens après demain, et quelles seront alors les chances qui s’offriront à moi. Le monde est plein d’opportunités et de possibilités inattendues.

Il a ainsi, de nouveau, nombre de points communs avec le pêcheur, qui ne cherchait pas, lui non plus, à intervenir sur l’avenir en le planifiant à long terme. Peut-être même regagne-t-il ainsi un temps de loisir. Mais le monde, autour du joueur, reste très dynamique – horizon d’attente et horizon d’expérience restent séparés. C’est pourquoi le joueur (de la modernité tardive) a une manière d’être « dans le temps » et « dans le monde » différente à la fois de celle du pêcheur (prémoderne) et de celle du chef d’entreprise (de la modernité classique).

Ce mode de notre « être dans le monde », c’est ce que j’aimerais montrer dans cet ouvrage, dépend dans une large mesure des structures temporelles de la société dans laquelle nous vivons. La question de la vie que nous voudrions mener revient exactement à poser celle de la manière dont nous voulons passer notre temps, mais les qualités de « notre » temps, ses horizons et ses structures, ses rythmes ne sont pas sous notre contrôle, ou seulement dans une faible mesure. Les structures temporelles ont une nature collective et un caractère social ; elles se dressent face à l’individu dans leur robuste facticité. Les structures temporelles de la modernité, comme on le verra, sont essentiellement placées sous le signe de l’accélération. Comme le montrent nos deux récits, les causes et les effets de ce principe sont pourtant extraordinairement divers et complexes, et parfois paradoxaux. De fait, les protagonistes sont confrontés, non à un seul, mais à trois types différents d’accélération. En premier lieu, ils ont affaire à l’accélération technique qui, comme l’illustre l’histoire de Kairos, devrait avoir pour conséquence de ralentir le rythme de la vie. Mais l’accélération du rythme de vie représente, compte tenu de l’accélération technique, une forme sociale d’accélération paradoxale qui, comme le montrent les réflexions du chef d’entreprise, est peut-être en relation avec une troisième manifestation de l’accélération sociale, indépendante du point de vue analytique : celle de l’accélération du rythme des transformations sociales et culturelles. Les complexes effets conjugués de ces trois formes d’accélérations, comme j’espère le montrer, expliquent qu’au lieu du rêve utempique d’un temps abondant, les sociétés occidentales sont confrontées à une pénurie de temps, une véritable crise du temps, qui met en question les formes et les possibilités d’organisation individuelles et politiques ; une crise du temps qui a mené à la perception largement répandue d’un temps de crise, dans lequel, paradoxalement, se répand le sentiment que derrière la transformation dynamique permanente des structures sociales, matérielles et culturelles, de la « société de l’accélération » se cacherait en réalité un immobilisme structurel et culturel profond, une pétrification de l’histoire, dans laquelle plus rien d’essentiel ne changerait, quelle que soit la rapidité des changements en surface. Face à cette situation, de nouveaux modèles d’identité, de nouveaux arrangements sociopolitiques, adaptés aux nouvelles structures temporelles, sont parfaitement pensables – mais au prix, c’est la thèse de ce livre, du renoncement aux convictions éthiques et politiques les plus profondes de la modernité, au prix de l’abandon (et de l’échec, par conséquent) du « projet de la modernité ».

(…)

Conclusion. Une immobilité fulgurante ? La fin de l’histoire [pp. 363-374]

(…D)e l’observation de G. Simmel d’une constante « augmentation de la vie nerveuse » dans la grande ville moderne, en passant par l’analyse par M. Weber de la discipline temporelle de l’éthique protestante — la perte de temps devient « le plus grave de tous les péchés » — et la crainte de l’anomie analysée par Durkheim résultant de mutations sociales trop rapides, jusqu’à la formule de Marx et Engels selon laquelle le capitalisme aurait une tendance inhérente à « volatiliser » tout ce qui était solide et bien établi, on peut reconstruire tous les diagnostics de la modernité formulés par la sociologie classique comme des diagnostics d’une accélération.

Par la suite, cette dimension de l’évolution sociale fut largement oublié dans les analyses des sciences sociales, ce qui est dû avant tout à l’« oubli du temps » caractéristique des constructions théoriques de la sociologie du XXe siècle, avec sa préférence pour des modèles de société « statiques », une sociologie qui a construit son modèle du processus de modernisation en le fondant sur les dimensions de la différenciation structurelle, de la rationalisation culturelle, de l’individualisation et de la domestication de la nature. L’objectif du présent livre était de combler les lacunes des analyses de la modernité résultant de cette approche en jetant les bases d’une théorie systématique de l’accélération sociale. (…) À vrai dire, j’ai l’espoir que ce livre permette de dessiner les contours d’une théorie critique de la société, qui ne vise pas les conditions de production (le point de départ de la première théorie critique), de la compréhension mutuelle (Habermas) ou de la reconnaissance (Honneth) dont les critères normatifs et les points d’ancrage empiriques semblent devenir de plus en plus problématiques, mais qui mette l’accent sur un diagnostic critique des structures temporelles. Car ces dernières sont le lieu où les impératifs systémiques se convertissent en orientations de la vie et de l’action, « dans le dos des acteurs ».

Les processus de modernisation socio-structurels, on l’a vu, ne peuvent rester sans effet sur la construction du rapport à soi subjectif et collectif. Dans les sociétés individualisées de la modernité occidentale, avec leur éthique libérale, le mécanisme de cette traduction des nécessités fonctionnelles (par exemple les exigences de croissance et d’accélération) en orientations culturelles reste dans une large mesure mystérieux. La compréhension de ce phénomène doit à mon sens passer par l’examen des structures temporelles de la société.

La sociologie du temps a clairement montré que ce ne sont pas seulement les méthodes de mesure du temps, mais aussi la perception du temps, les horizons et les perspectives temporels élaborés au fil des époques qui sont soumis à des transformations historiques conditionnées par la structure sociale alors en vigueur. Le temps conserve cependant sa facticité objective et solide ; du point de vue du sujet de l’action, il constitue inévitablement une donnée naturelle, inquestionnable, dont les contraintes et les modèles d’ordre s’inscrivent, de manière irréfléchie mais profonde dans les /habitus et dispositions des sujets, comme une sorte de « seconde nature », déterminant ainsi leurs orientations, au quotidien et pour l’existence entière. Le temps est donc toujours à la fois privé et intime – comment veux-je passer mon temps ? est la version temporelle de la question éthique : comment veux-je vivre ?, – et toujours de part en part déterminé socialement : les rythmes, les séquences, les durées et les vitesses du temps social, de même que les horizons et les perspectives temporelles corrélatives sont presque entièrement soustraits au contrôle individuel. Ils exercent en même temps sans aucun doute une action fortement normative dans la coordination et la régulation de l’action : les transgressions des normes temporelles font l’objet, dans la société moderne, de lourdes sanctions – l’ignorance des délais, des deadlines et des impératifs de vitesse mène, aujourd’hui plus que jamais, à l’exclusion sociale. C’est la raison pour laquelle le temps apparaît comme le mode authentique de la conjugaison d’impératifs structurels et d’orientations culturelles, et c’est ce qui explique comment les conditions d’une autonomie éthique individuelle et d’une coordination sociale de l’action maximale peuvent être remplies simultanément. La mise au jour de la « sourde violence normative » des structures temporelles est donc le premier objectif d’une théorie de l’accélération.

Mais puisque naît, dans la société de la modernité avancée, en raison de son code éthique très faiblement restrictif, l’impression d’une liberté individuelle pratiquement illimitée, tandis que dans le même temps apparaît un besoin de coordination sans cesse plus grand des chaînes d’interactions qui se complexifient et s’autonomisent anarchiquement, afin de respecter les impératifs structurels qui en résultent – comme les contraintes de croissance et d’accélération, les structures temporelles semblent également constituer le lieu privilégié pour la genèse, et donc pour l’analyse, de développements malencontreux, c’est-à-dire de pathologies engendrant des souffrances. L’accélération, échappant au contrôle éthique et politique, ne déploie pas seulement une puissance normative croissante, mais recèle aussi un potentiel croissant de « pathologies de l’accélération ».

Sur ce point, la critique des conditions de la reconnaissance proposée par A. Honneth peut être reliée à la critique des rapport au temps qui est au cœur de mon projet : lorsque l’exclusion sociale produit une souffrance subjective, en suscitant chez le sujet le sentiment qu’il est méprisé, on peut constater dans la société moderne une dynamisation progressive de la souffrance liée à l’exclusion, qui provoque sans aucun doute la peur chez celles et ceux qui ne sont pas (ou pas encore) exclus, et marque par conséquent de manière décisive l’action des sujets. Car l’expérience, dans la société prémoderne, d’être exclu (c’est-à-dire se voir refuser certains droits et de faire l’objet d’une évaluation fondée sur l’appartenance à une catégorie sociale) est remplacée, dans la modernité avancée, par la possibilité anxiogène et toujours présente de devenir exclu, et de se voir « suspendu ». Presque toutes les formes de la reconnaissance sociale (peut-être à l’exception de sa dimension juridique) sont maintenant soumises à des restrictions temporelles : les relations amoureuses et amicales sont menacées par la contingence, et les performances doivent continuellement être renouvelées et améliorées, sous peine de perdre leur fonction de garantie de la considération sociale. C’est peut-être là l’une des causes essentielles, pour le sujet, de la notoire fébrilité, souvent remarquée, et de la prévalence de la rhétorique du devoir, contradictoire avec l’idéologie de la liberté, dans les sociétés modernes.

Cette rhétorique pourrait cependant cacher, en réalité, un bouleversement insidieux et invisible des hiérarchies de valeurs né de problèmes temporels. Il résulte du fait que les sujets et les organisations sont constamment occupés à « éteindre le feu », c’est-à-dire à s’efforcer de venir à bout des problèmes urgents, mais aussi, en même temps, à maintenir ouvertes les options futures et à sauvegarder les possibilités de connexions, de telle sorte que la relation entre la définition de la séquence de leurs actions et la hiérarchie de leurs préférences est durablement perturbée. Elle est aussi une conséquence de la tendance à privilégier le court terme, dans des conditions d’incertitudes structurelles. Comme j’ai essayé de le montrer, des indices empiriques fiables montrent que les calculs individuels de rapport coût/bénéfice, en raison de l’instabilité croissante et des rythmes de changement élevés au plan objectif aussi bien que subjectif, s’orientent de plus en plus en fonction d’attentes à court terme. Ce qui fait à son tour que dans un environnement marqué par des possibilités innombrables d’expériences « attrayantes », par exemple par l’industrie du divertissement, et qui procurent une satisfaction immédiate pour un investissement de temps et d’énergie minimal, les actions qui ne portent leur fruit que dans des conditions stables à long terme et qui exigent une dépense considérable de temps et d’énergie sont délaissées, alors même qu’elles apportent (de manière empiriquement mesurable) une satisfaction bien plus élevée que les premières dans le vécu des sujets, qui donc non seulement les jugent, mais les ressentent comme plus « valables ».

La réunion de ces deux faits crée donc le sentiment largement répandu que l’on n’a plus le temps pour « ce qui compte réellement » dans la vie – indépendamment des ressources de temps libre dont on dispose –, une expérience que l’on ne peut interpréter que comme une expérience de l’aliénation, au sens de la boutade attribuée à O. von Horvath : « Quand je suis vraiment moi-même, je suis très différent, mais cela ne m’arrive qu’exceptionnellement ». J’en ai donc conclu que les structures temporelles de la société de l’accélération amènent les sujets à « vouloir ce qu’ils ne veulent pas », c’est-à-dire à suivre de leur propre chef des lignes d’actions qui, vues de perspectives temporelles stables, ne sont pas celles qu’ils favoriseraient. Ce sont donc les sujets eux-mêmes qui fournissent les critères normatifs de cette critique du temps.

Les effets de l’accélération sociale offrent par ailleurs toute une série de points de départ pour une nouvelle critique de l’aliénation à la lumière de la théorie de l’accélération. Les taux élevés d’instabilité et de transformations multidimensionnelles modifient les relations des sujets aux lieux qu’ils habitent, aux structures matérielles qui les entourent (y compris les vêtements qu’ils portent et les instruments avec lesquels ils travaillent), aux personnes avec lesquelles ils sont en contact, aux institutions dans lesquelles ils évoluent, et jusqu’à leurs propres sentiments et convictions. Plus ils changent vite, ou plus ils sont rapidement remplacés, moins cela vaut la peine de nouer avec eux une relation intime, et de se les « approprier ». Plus les sujets sont indifférents aux contenus, et plus ils s’adaptent aisément aux exigences d’accélération et de flexibilité de la modernité avancée. Mais lorsque disparaît la création d’une relation intime et familière avec des sentiments, des styles de vie, avec des relations et des amis, des objets quotidiens, de même qu’avec l’environnement physique d’un habitat ou d’un lieu de travail, un sentiment d’aliénation survient, si tant est que l’on reste attaché à l’idée d’une « profondeur » des relations, des sentiments et des convictions (et que l’on peut mettre en récit).

[…]

Le fondement le plus solide d’une théorie critique de l’accélération n’en reste pas moins la rupture de la promesse d’autonomie de la modernité. En raison de la transformation des structures temporelles, cette promesse ne peut plus, ni sous sa forme individuelle, ni sous sa forme politique, être tenue dans la modernité avancée. Ce sont les fondements normatifs de cette idée qui fournissent les critères les plus convaincants pour un diagnostic critique de l’époque, parce que ce sont les sujets eux-mêmes, autrement dit les acteurs politiques des sociétés, qui font appel aux convictions morales qu’elle implique afin de juger de leurs propres actions. En dépit de leurs déclarations grandiloquentes, il reste en revanche à ceux qui souhaitent l’abandon de ce projet à fournir la preuve qu’il est possible de penser de manière cohérente une forme réellement postmoderne de la subjectivité et de la politique viable en l’absence de toute ambition d’autonomie.

[…]

« Si elle est approfondie et conséquente, la sociologie ne se contente pas d’un simple constat que l’on pourrait qualifier de déterministe, de pessimiste ou de démoralisant », remarquait Pierre Bourdieu dans une contribution visant à définir la tâche d’une sociologie contemporaine. Elle ne trouve pas de repos tant qu’elle n’est pas en mesure de proposer des moyens « de s’opposer aux tendances immanentes de l’ordre social. Et qui appelle cela déterministe », poursuit-il, « devrait se rappeler qu’il fallait connaître la loi de la gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement ». Le défi, aujourd’hui, consiste à surmonter ces lois qui ont rendu possible l’invention des avions. Une tâche qui n’est certainement pas moins ardue.

Bibliographie :

ADORNO, Theodor W. (2003), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, Paris.

BOURDIEU, Pierre (1996) « Störenfried Soziologie. Zur Demokratie gehört eine Forschung, die Ungerechtigkeiten aufdeckt », in Joachim FRITZ-VANNAHME (dir.), Wozu heute noch Soziologie ?, Leske und Budrich, Opladen, p. 65-70.

DUBIEL, Helmut (2001), Kritische Theorie der Gesellschaft. Eine einführende Rekonstruktion von den Anfängen im Horkheimer-Kreis bis Habermas (3è éd.), Juventa, Weinheim.

HONNETH, Axel (2000), « Die soziale Dynamik von Missachtung. Zur Ortsbestimmung einer kritischen Gesellschaftstheorie » in Axel HONNETH, Das Andere der Gerechtigkeit, Suhrkamp, Francfort, p. 88-109.

ROSA, Hartmut (1999), « Kapitalismus und Lebensführung. Perspektiven einer ethischen Kritik der liberalen Marktwirtschaft », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, n° 5, p. 735-758.

Article initialement ublié par Mouvements.

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