Ne méprisez pas forcément les goûts de Madame Michu

Le 20 juillet 2010

Faut-il ou non que l'audience influe sur la ligne éditoriale ? Traditionnellement, les rédactions s'y refusent, à tort : cela ne nivellerait pas forcément le niveau par le bas.

Est-ce que les médias doivent donner à leur audience ce qu’elle veut ?

Changez “médias” par “entreprise” et “audience” par “clients” et la question devient absurde. Mais les journalistes considèrent traditionnellement que les goûts de leur audience ne doivent pas déterminer leurs choix éditoriaux. Le traitement basé sur les clics tire-t-il vraiment l’information par le bas, ouvre-t-il vraiment la voie aux galeries photo des bras de Michelle Obama et aux frasques des people ?

1 – La semaine dernière, quand le New York Times a écrit sur The Upshot, le blog de Yahoo, le journaliste s’est concentré sur la façon dont ce dernier allait utiliser les données de recherche pour guider ses choix éditoriaux :

Le logiciel de Yahoo étudie automatiquement les noms communs, les phrases et les sujets qui sont populaires parmi les utilisateurs à travers tout le réseau. Pour aider à créer du contenu pour le blog, appelé The Upshot, une équipe va analyser ces schémas et les transmettre à l’équipe éditoriale de Yahoo, composée de deux éditeurs et six blogueurs. Cette dernière utilisera ensuite ces données de recherche pour créer des articles – si le procédé fonctionne comme prévu – et va leur permettre de s’adapter plus précisément à leurs lecteurs.

L’équipe de Yahoo était estomaquée par l’article, expliquant que l’outil de recherche n’était qu’une partie de leur processus éditorial. Michael Calderone : “Le NYT est obsédé par l’utilisation d’un outil de recherche, et passe sous silence les choses plus ennuyeuses et traditionnelles (l’actu chaude, les analyses, les conférence éditoriales… etc.).” Andrew Golis : “Sérieusement, le NYT a oublié une myriade d’analyses et de reportages brillants et traditionnels pour ne garder qu’un minuscule aperçu des recherches.

2 – Le médiateur du Washington Post Andrew Alexander écrit que le titre est en pleine contradiction, entre les journalistes qui veulent utiliser les données des internautes et les reporters papier qui eux se demandent : “Si le trafic finit par guider les choix éditoriaux, est-ce que le Post choisira de ne pas se consacrer à des reportages importants, parce qu’ils sont ‘ennuyeux’ ?” Alexander note ensuite que l’article de la rédaction le plus visité de l’année précédente portait sur… Les Crocs. “L’article sur les Crocs illustre une réalité cruelle du Washington Post. Souvent (pas toujours), les lecteurs viennent pour les infos décalées ou inhabituelles. Ils sont plus motivés par des vidéos d’animaux mignons ou des galeries photos de célébrités.” Ou par des chaussures en caoutchouc.

Et si parfois “ce que le public veut” était plus sérieux que ce que lui donne le média ?

3 – Une étude du Pew sortie mercredi révèle que, alors que l’intérêt des gens pour la marée noire du Golf du Mexique avait légèrement diminué – de 57 % affirmant suivre l’affaire de près à 43% – la couverture de la fuite de pétrole avait chuté significativement, passant de 44% des actualités à 15 %. Et la baisse de l’intérêt du public a suivi la chute de la couverture, pas l’inverse. Pendant ce temps, les gens étaient submergés par l’affaire de Lebron James et Lindsay Lohan (note : les données couvrent la période allant du 10 juin au 10 juillet, donc avant que BP n’annonce avoir stoppé la fuite).

4 – Pendant ce temps, le bi-mensuel américain Mother Jones a sorti ses chiffres de fréquentation pour le deuxième trimestre. Les visiteurs uniques augmentent de 125 % d’une année sur l’autre et leur revenu a augmenté de 61 %. Cette période correspond à peu près à la décision du site de doubler sa couverture de la fuite de pétrole, même si les autres sujets ont également leur part dans cette augmentation. Kate Sheppard, journaliste du magazine, ne couvre presque que la fuite, alimentant en direct un compte Twitter avec des liens vers son propre travail ou celui d’autres collègues. Cela peut expliquer une partie de l’augmentation de 676 % en un an du trafic venant des médias sociaux. Pew a également révélé que la fuite de pétrole avait lentement pénétré dans le monde des médias sociaux, a pris de la vitesse et a atteint un sommet le mois dernier en représentant quasiment un quart de tous les liens sur Twitter.

Donner aux lecteurs ce qu’ils veulent peut-il concilier le bon journalisme avec une ligne éditoriale plus exigente ? Les deux ne vont pas aller de pair tout le temps, mais il est utile de se rappeler que “ce que l’audience veut” ne s’accorde par toujours avec le stéréotype.

Billet initialement publié sur The Nieman Lab ; image CC Flickr striatic ; traduction Martin Untersinger

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