OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 [itw] “Les Turcs se battent pour ne pas perdre leurs libertés” http://owni.fr/2011/04/18/les-turcs-se-battent-pour-ne-pas-perdre-leurs-libertes/ http://owni.fr/2011/04/18/les-turcs-se-battent-pour-ne-pas-perdre-leurs-libertes/#comments Mon, 18 Apr 2011 12:45:35 +0000 Olivier Bailly http://owni.fr/?p=57598 Les journalistes turcs estiment que 68 de leurs confrères sont actuellement en attente d’un procès depuis trois ans. Leur tort ? Ils sont soupçonnés de comploter contre l’état, en soutenant notamment Ergenekon, supposée organisation nationaliste.

Le 13 avril, à Strasbourg d’où il a lancé sa campagne des législatives du 12 juin prochain, le Premier ministre turc, M. Erdogan, soutient que ces journalistes ne sont pas emprisonnés à cause de leur activité professionnelle.

Sauf que la Turquie a été rétrogradée de la 100ème à la 138ème place en terme de liberté de la presse depuis 2002, moment de l’arrivée au pouvoir du parti de la Justice et du Développement (AKP) (source RSF).

Mine G. Kirikkanat est l’une des plumes les plus célèbres de son pays. Éditorialiste à Radikal et Vatan et aujourd’hui à Cumhuriyet, elle travaille aussi pour le Kiosque TV5 Monde. Sociologue de formation elle est également romancière. Élue trois fois journaliste le plus courageux de Turquie notamment parce qu’elle est favorable à la reconnaissance du génocide arménien, elle ne cesse de dénoncer les collusions entre le gouvernement actuel et certaines mouvances islamistes comme celle de Fethullah Gülen – qu’elle soupçonne de saper les fondements laïcs de son pays. Ses prises de position lui ont valu de nombreux procès qu’elle a gagnés le plus souvent.

OWNI: Certains de vos confrères sont en garde à vue depuis trois ans. Il n’y a toujours pas de procès à l’horizon ?

Mine G. Kirikkanat : Les jugements ont commencé, mais on arrive à la 178ème audience. Ça n’avance pas. J’ai quatre amis qui ne savent toujours pas pourquoi ils sont inculpés. Nedim Sener, un ami avec qui j’ai longtemps travaillé, avait écrit un livre qui dénonçait les ultra-nationalistes de l’organisation Ergenekon. Le gouvernement l’accuse, ainsi qu’un autre confrère, de faire partie de ce mouvement alors qu’ils le dénoncent ! C’est un tribunal spécial qui suit ce procès. Selon la loi, on ne peut être jugé que dans les cinq ans suivant l’arrestation dans les tribunaux, une limite prévue par la cour européenne dont dépend aussi la Turquie. Mais ces tribunaux spéciaux sont dotés de pouvoirs hors norme qui peuvent prolonger la garde à vue jusqu’à dix ans. La loi a été changée en 2010, rien que pour cette affaire.

Pourquoi le gouvernement turc soupçonne t-il ces journalistes ?

Depuis que le Parti pour la justice et le développement (AKP) est au pouvoir il veut se débarrasser des opposants gênants. Cela fait parti d’un plan. D’abord ils ont arrêté les propriétaires de plusieurs chaînes de télévision et le plus grand groupe de presse turc a été accablé par des contrôles fiscaux puis des redressements colossaux. Actuellement il existe environ 80 chaînes de télévision turques qui émettent sur le plan national. Trois seulement osent défier ouvertement ce gouvernement. Les autres se taisent. Il y a une autocensure.

Le nationalisme est-il un danger sérieux pour le gouvernement Erdogan ?

L’opposition nationaliste n’existe presque plus. Mais l’opposition laïque existe, et plusieurs journalistes parmi ceux qui sont aujourd’hui en prison en font partie.

Quel est le rôle de l’islamiste Fethullah Gülen, qui vit aux Etats-Unis ?

C’est un vieil homme malade du diabète, qui est peut-être mort, on ne sait pas. Des hommes, des ombres, parlent à sa place. Toute la police maintenant sort des écoles de Fethullah Gülen. Son organisation possède un très grand groupe de presse qui comprend plusieurs chaînes de télé dont l’une diffuse en anglais, par satellite, ainsi que le quotidien Zaman qui paraît dans tous les pays où il y a une communauté turque. C’est le seul à être publié en deux langues. En France il est imprimé à la fois en français et en turc.

Un confrère, Ahmet Sik, a écrit « L’armée de l’imam », livre qui analyse le phénomène Fethullah Gülen. Ce journaliste d’investigation a non seulement été arrêté « provisoirement » pour cet ouvrage qu’il n’avait pas encore publié, mais le tribunal spécial a décidé que toutes les personnes possédant le manuscrit seraient passibles d’arrestation au motif d’aide à une organisation terroriste. La police a fait une descente au journal Radikal et dans sa maison d’édition et a détruit les CDs contenant le manuscrit.

Mais les Turcs ne se taisent pas. Plusieurs ONG se sont organisées via Internet. Le manuscrit a été téléchargé 60.000 fois clandestinement ! Une pétition qui rassemble plus de 20.000 signatures de personnes le possédant est aujourd’hui en ligne.

L’Internet mobilise t-il une forte opposition en Turquie?

Oui et elle est partout. Il y a des communautés bien implantées dans le monde. On a d’ailleurs pu obtenir le livre à partir d’un pays tiers. En Turquie il y a 35 millions d’internautes sur 75 millions d’habitants. Deux tiers de la population possèdent un portable, chiffre qui correspond aussi à la proportion des moins de trente ans.

Le « printemps arabe » a t-il une influence sur l’opinion ?

Non. La Turquie est très différente des pays arabes. Elle a évité la crise. Sur ce plan-là, il n’y a rien à dire. Ce gouvernement islamiste gère très bien l’économie. La Turquie est devenue la dix-septième puissance économique mondiale. La monnaie s’est renforcée et le PIB a augmenté spectaculairement. Avec sa jeunesse, c’est un pays en pleine forme. La Turquie ne manque de rien contrairement au monde arabe. Nous étions plus libres qu’eux, mais c’est maintenant que les libertés se réduisent. Nous nous battons pour ne pas les perdre alors que les Arabes veulent encore les gagner.

La laïcité est-elle menacée en Turquie ?

La Turquie est constitutionnellement un état laïc, ce qui est très discuté en ce moment puisque la Constitution va être changée. La laïcité n’existe que sur le papier. Je suis une journaliste spécialisée dans les religions et je suis connue pour les critiquer toutes, en particulier l’islam. Aujourd’hui je ne pourrais plus publier les articles que je publiais il y a cinq ans. Depuis je me tais car je suis menacée de mort, je risque de me faire arrêter pour des prétextes aberrants. Nous avons peur de parler de la religion.

On entend peu l’Union européenne s’exprimer au sujet de ces arrestations…

Un nombre très important de députés touche de l’argent de la part de l’État turc pour plaider la cause de ce gouvernement. Il n’y a pas de preuve, mais ça se dit tant chez les journalistes que chez les diplomates. Ces députés ont tellement chanté les louanges de ce gouvernement qu’il leur est très difficile maintenant de l’épingler.

>> Photos FlickR CCAttributionShare Alike Juanedc et Wikimedia commons CC by-sa Ji-Elle

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La fabrique de citoyens – Liberté http://owni.fr/2011/04/11/la-fabrique-de-citoyens-liberte/ http://owni.fr/2011/04/11/la-fabrique-de-citoyens-liberte/#comments Mon, 11 Apr 2011 06:20:59 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=47060

« Imaginez que l’on vous bande les yeux et qu’on vous expédie dans un tout autre point du monde. Pour les besoins de la démonstration, imaginons que rien, dans l’apparence ni le langage des gens, ne vous permette de deviner où vous pourriez être.
On vous emmène dans une classe ; on retire le bandeau de vos yeux, et vous observez le déroulement de la leçon.
À partir de cette observation, seriez-vous en mesure de deviner si vous vous trouvez dans un pays démocratique, ou dans un pays totalitaire ? »

Cette réflexion de Joel Westheimer [vidéo, en], professeur à l’Université d’Ottawa, est percutante : elle suggère avec impudeur que les expériences éducatives dans une nation totalitaire ne seraient pas notoirement différentes de celles que nos enfants vivent à l’école de quartier. Cela nous renvoie face-à-face avec une question centrale pour l’orientation à donner à l’éducation :
Quel genre de citoyens voulons-nous former avec nos écoles ?
… question qui doit être immédiatement complétée de son pendant :
Quel genre de citoyens formons-nous avec nos écoles ?
Comment les notions fondatrices de liberté, d’égalité et de fraternité se concrétisent-elles dans l’univers scolaire ?

Liberté

La liberté commence avec la pensée. Être libre, c’est être capable de penser par soi-même, mais également de penser autrement -les situations personnelles, sociales, culturelles ou globales.

Westheimer [pdf, en] a analysé le contenu de programmes scolaires visant à enseigner la citoyenneté démocratique. Il a trouvé que selon leur but, ces programmes se rangent globalement selon trois profils de citoyens qu’ils cherchent à promouvoir :

-    Le citoyen personnellement responsable : il agit de manière responsable envers sa communauté. Il travaille, paie ses impôts, obéit aux lois,  et à l’occasion fait des dons à la banque alimentaire de sa ville. Il pense que « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, on doit être honnête, responsable, et obéir aux lois. »
-    Le citoyen actif pense que « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, les citoyens se doivent de participer activement et occuper des positions de leader dans les systèmes établis et les structures communautaires. » Ce type de citoyen s’implique directement, par exemple en faisant du bénévolat à la banque alimentaire de sa ville.
-    Le citoyen activiste : selon lui, « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, les citoyens doivent remettre en question et changer les systèmes et structures, si ces derniers ne font que reproduire l’injustice sociale ». C’est pour cette raison que dans sa réflexion l’activiste explorera par exemple pourquoi dans notre société certains ne mangent pas à leur faim -et il tentera d’agir pour résoudre les causes premières.
De ces trois modèles de citoyen, seul l’activiste « pense autrement ». Seul ce troisième niveau serait inconcevable dans une dictature (pour reprendre la remarque de Westheimer). Seul ce niveau différencie un pays démocratique d’un pays totalitaire.

La citoyenneté comme contenu d’apprentissage

Où l’école française se situe-t-elle dans ce modèle ? Quel(s) profil(s) promeut-elle ? Les Actes du séminaire national  La citoyenneté par l’éducation [pdf] s’attachent à décrire la façon dont la citoyenneté est enseignée concrètement dans les établissements scolaires ; voici un extrait de ce qu’on peut y lire :

« L’observation nous montre que souvent les principes d’obligation ou d’obéissance, de dépassement de soi, voire de frustration sont prioritairement mis en avant.

En fait, on est plus souvent là dans un apprentissage des structures et méthodes de la démocratie :
- Comment respecter la loi sinon en lui obéissant ?
- Comment développer l’esprit critique au contact de la réalité de la vie de l’établissement, de son contexte à l’aune de la confrontation de ses opinions et de celles des autres ?
- Comment élever à la compréhension de la loi en tant que règle de droit qui dit, interdit, régule et la loi comme obligation que l’on se donne ?

Si cette approche constitue un levier pour la réflexion de l’ensemble des acteurs de
l’établissement, elle est peut être beaucoup trop réductrice et porte en elle certains éléments de contradictions :

- très souvent proposée et animée par la vie scolaire, elle se limite à des propositions, des
échanges de vues qui sont considérés plus comme des espaces de consultation à l ’intérieur desquels la hiérarchie entre élèves, CPE et professeur est (à juste titre) maintenue et les pouvoirs de décisions réservés ;
- le ressenti des élèves, étant d’être quelque peu manipulés, alors qu’ils ont passé une très longue durée à travailler, à réfléchir sur des « actes de démocratie. »

Ce que cet extrait du séminaire montre, c’est que  l’école française a tendance à promouvoir une citoyenneté de « citoyen personnellement responsable » ; certaines initiatives visent parfois le niveau du « citoyen activiste », mais sans aller au bout de ses ambitions puisque les propositions des élèves ne débouchent généralement pas sur des actes.
Or, il y a possible incompatibilité entre ces deux modèles de citoyens, remarque Westheimer [pdf, en] :

« Le fait de se focaliser sur la loyauté et l’obéissance (…) gêne le type de réflexion critique et d’action que beaucoup considèrent comme essentiel dans une société démocratique. » (en, traduction de l’auteur)

Elèves manifestant leur soutien au mouvement 350.org, mobilisé contre le changement climatique.

L’école comme microcosme démocratique ?

J’avais parlé jusque-là spécifiquement de programmes scolaires repérés comme entrant dans le domaine « éducation civique ».  Mais l’extrait du séminaire nous fait mettre le doigt sur le fait que la structure même de l’univers scolaire –sa forme- ne représente pas un parfait microcosme démocratique : le fait que les propositions des élèves soient traitées comme un exercice sans retombées concrètes, la hiérarchie scolaire reprenant ses droits dans le processus de décision, paraît particulièrement anti-pédagogique lorsqu’on essaye d’inculquer que l’engagement activiste permet de faire avancer la démocratie pour le meilleur.

Le rôle des contenus d’apprentissage dans la « fabrication du citoyen »

Les contenus d’apprentissage constituent eux aussi des enjeux qui influent sur la « fabrication du citoyen » : ils privilégient certaines matières, et dans ces matières certaines approches, et certains acteurs.
Dans le remarquable ouvrage collectif  Les valeurs explicites et implicites dans la formation des enseignants, Serge Latouche, économiste français et père de la notion de décroissance économique, note que l’école participe à entretenir « l’orthodoxie économique » : les sciences économiques, telles qu’elles sont enseignées à l’heure actuelle, ne tentent pas de présenter aux élèves des modèles alternatifs à la croissance économique. Ni n’essaient de faire imaginer aux élèves des alternatives possibles au modèle dominant. Ni ne remettent en cause le lien implicite entre la croissance économique d’un pays et le bonheur de ses habitants.
Il existe, dans le choix des contenus, un consensus tacite que l’on ne pense pas toujours à questionner, ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils sont toujours bien alignés avec les valeurs que notre société veut transmettre.

Ainsi, que penser, par exemple, de la place des femmes dans les manuels et programmes scolaires ?
Si dans nos cours de musique, nous avons certainement entendu parler de Malher, Mendelsshon ou Schuman, je doute qu’il s’agissait là d’Alma, de Fanny ou de Clara.

Sur la quatrième de couverture de l’ouvrage de Françoise et Claude Lelièvre L’histoire des femmes publiques contée aux enfants [pdf], on peut lire : « Alors que la France est parmi les premières nations de l’Union européenne pour le niveau scolaire des filles et pour le taux d’insertion professionnelle des femmes, elle est parmi les toutes dernières pour l’accès des femmes au pouvoir politique.
Étrange singularité. Françoise et Claude Lelièvre montrent, en analysant les manuels d’histoire de l’enseignement primaire en vigueur tout au long du XXe siècle, que les livres d’histoire de la communale ne sont pas pour rien dans cette curiosité.
Il faut attendre la génération des manuels de 1985 pour que l’on signale que les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944, quarante ans après l’événement…(…)
Les femmes sont volontiers montrées dans des attitudes manifestement contraires à ce qui est attendu du pouvoir souverain : peureuses, pleureuses, implorantes, frivoles, facilement gagnées par les émotions ou les passions, excessives (…)
Il est plus que temps que ces stéréotypes disparaissent des manuels scolaires et des représentations dominantes si l’on veut éviter aux élections paritaires des lendemains qui déchantent. »

Vers une pédagogie citoyenne ?

Il est difficile de penser qu’on puisse développer un citoyen engagé en dissociant le fond de la forme. Ceci amène à se poser la question : quel genre de pédagogie est-elle la plus apte à transmettre les valeurs citoyennes ? Dès le premier coup d’œil, le  cours magistral ne frappe pas comme étant la meilleure « traduction pédagogique » de la démocratie.

« Certaines recherches se sont penchées sur les bénéfices cognitifs résultant directement d’interactions entre pairs. Elles ont permis de remarquer que ces interactions génèrent un processus appelé conflit socio-cognitif qui conduit l’apprenant à réorganiser ses conceptions antérieures et à intégrer de nouveaux éléments apportés par la situation.

Le conflit socio-cognitif résulte de la confrontation de représentations sur un sujet provenant de différents individus en interaction. Diverses études ont mis en avant que cette réorganisation des représentations pouvait provenir de deux types de déséquilibre : l’interindividuel, lorsqu’il y a opposition entre deux sujets ; l’intra-individuel, quant un sujet remet en question ses propres représentations. »

Christian Reynaud, de l’IUFM de Montpellier, développe plus avant la notion et parle de « débat » socio-cognitif : il identifie les conditions permettant aux apprenants de travailler ensemble, et d’apprendre de leur différences tout en les respectant. Le débat est étayé par trois règles :

« Chacun a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense. » – impliquant que les opinions des autres sont cohérentes pour leur auteur.

« Ces arguments méritent d’être exposés à l’assistance. » – ce qui permet à la fois de donner une voix  à toutes les opinions, et en les exprimant, de les expliquer.

« Une personne ayant un avis différent est incité à reformulé au préalable les arguments auxquels il s’oppose, afin de vérifier qu’il les a bien compris. »

Un tel dispositif didactique, qui introduit directement dans son fonctionnement l’explicitation des valeurs, et les associe à un dialogue constructif respectueux, constitue un promoteur direct du développement de valeurs citoyennes ; « une citoyenneté moins basée sur le principe d’égalité que de tous que sur la reconnaissance d’un droit à la différence. »

De plus, ce type de débat s’accommoderait fort bien de contenus d’apprentissages du type de ce que suggère Serge Latouche : présenter le modèle économique dominant  en regard d’alternatives possibles constituerait les fondements d’un « débat socio-cognitif institutionnalisé » et permettrait, au-delà du débat d’idées,  d’imprimer fermement chez l’apprenant la notion qu’il n’existe pas de pensée unique.

Image Flickr AttributionNoncommercialShare Alike JaHoVil et 350.org

Retrouvez le deuxième et le troisième volet de cette réflexion.

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Libertalia numérique http://owni.fr/2011/02/25/libertalia-numerique/ http://owni.fr/2011/02/25/libertalia-numerique/#comments Fri, 25 Feb 2011 09:40:22 +0000 Théo Crevon http://owni.fr/?p=47885 Internet est la possibilité d’une île. Un espace neutre sans représentation figée, sans régulation, sans frontières. Le lieu commun de toutes les libertés ; le repère volatile où, comme WikiLeaks aura su nous le démontrer, rien ne saurait être dissimulé. Il est la possibilité d’une évasion au milieu du système. Une Zone Autonome Temporaire, éphémère et permanente ; sauf-conduit où transitent sans censure les discussions sulfureuses de 4Chan ; où cohabitent les égos et les idéaux sans besoin de les codifier ; où se bâtissent des projets et des utopies à la seul force de l’envie et de l’enthousiasme.

Un espace qui fait peur au pouvoir

Alors évidemment Internet est une cible. Toutes les politiques sécuritaires, qu’elles soient de gauche comme de droite, du Nord comme du Sud, vous le diront. Ce terrain vague numérique où coexistent toutes les idées, toutes les aspirations et toutes les velléités est un danger pour la sécurité des États et des peuples nous dit-on. Car y circulent librement les informations, hors de tout contrôle. N’importe quel abruti de quinze ans un peu dégourdi peut se déclarer hacker, rejoindre un groupement de terroristes numériques qui se fait appeler “Anonymous” et prétendre défendre la liberté d’expression. Vous imaginez le foutoir ?

Comme cette situation s’avère être dangereuse pour l’ordre mondial, et par conséquent inacceptable, partout Internet se doit d’être bridé, limité, et minutieusement observé. Tous les paquets suspects seront tracés, analysés pour votre sécurité. En Chine, des salariés sont rémunérés pour s’adonner à la censure des sujets “sensibles” ; en France, la loi autorise le pouvoir à injecter des données espionnes sur le réseau. A l’instar de ce qui se passe dans le monde “réel”, le système voudrait obtenir le contrôle de ce nouveau monde dématérialisé où la liberté d’expression n’est pas un mot vain, pouvoir choisir ce qu’il s’y entend, ce qu’il s’y échange et ce qu’il s’y dit.

Parce qu’elle est un espace de liberté où ne siègent ni lois, ni codes moraux, ni assemblée décisionnelle, cette île numérique devient une cible. Le succès du réseau lui vaut de s’attirer les foudres de ce monde autour qui, bien que régit par l’ordre, les systèmes, et la diplomatie, ne parvient pas lui-même à trouver la paix des idées. Au final, Internet souffre de ce qu’on veuille le comparer toujours aux recettes et aux mécanismes qui ont fait l’Histoire de l’humanité passée. L’omniprésence et la permanence libertaire permise par le miracle du web enfreint toutes les règles jusque-là établies et offre le choix à tout un chacun d’y bâtir son univers.

Internet est insondable. Nous n’en voyons finalement, comme de l’iceberg consacré, que la partie émergée. Un espace uniforme composé de quelques services leaders, et une foule d’individualités greffées sur, ou au sein, de ceux-ci. Google, Facebook, Twitter, MSN, Ebay, comme Michael Jackson ou John Wayne, sont des marques qui ont su s’imposer dans les esprits des deux milliards de personnes connectées quotidiennement au web en 2010.

Incontrôlable par essence, c’est un média ubique entre les êtres humains, où tout un chacun peut à loisir se répliquer, se volatiliser et réapparaître. Il permet la multiplicité des formes et des supports pour de mêmes messages. Laissant cohabiter de la fiction écrite par des fans de Justin Bieber pour assurer la gloire de leur idole, avec l’ensemble des cours sur la Grèce antique dispensés dans la célèbre université américaine de Princeton en passant par la formule permettant de fabriquer du Napalm. On trouve de tout sur Internet, sans distinctions morales, sans classement par ordre d’importance, et dans toutes les langues.

Un nouveau système de pensée

Il est la possibilité d’une véritable liberté, réussissant là où tous les autres modèles ont échoué : l’auto-régulation. Car contrairement aux idées reçues, si la liberté sur le web n’est pas l’absence de contraintes, elle correspond beaucoup plus à la création et la réinvention perpétuelles des codes qui le régissent. Internet se compartimente spontanément, laissant tout le loisir des extrêmes à 4Chan, des interactions sociales à Facebook, et du partage du savoir à Wikipedia. Sans tyrannie aucune, si ce n’est celle du bien commun, si bien décrite finalement par la célèbre marque de fabrique de Google : “Don’t do evil”. Il trie, compartimente et range les informations, les personnalités et les collaborations selon ses propres modèles, en perpétuelle réinvention.

Sur Internet tout s’invente, même la liberté. Alors nécessairement, la tentation est forte d’y apposer les lois, les règles, les diktats de notre chère troisième dimension. Mais tout s’y oppose naturellement parce qu’Internet est plus qu’un réseau : il est un nouveau modèle de pensée, un système qui n’aspire pas au contrôle mais plutôt à l’ouverture à l’échange universel. Les règles y apparaissent et y disparaissent sans remords, sans besoin d’une action extérieure et explicite, ne répondant qu’au besoin d’évolution et de préservation de cette “société alternative”.

Finalement, Internet, c’est la possibilité d’une île. D’un delirium libertaire ici et maintenant. Un banc de terre perdu sur un océan d’identités, de différences et de conflits, qui comme ses alter-egos de la troisième dimension se trouvent menacées par la bêtise humaine, les raccourcis et l’avidité. Internet c’est la preuve que d’autres idées et d’autres mondes sont possibles, si on se donne une chance de les envisager comme autant d’îles.

Billet publié initialement sur Mon écran radar sous le titre Internet ou la possibilité d’une île

Illustrations Flickr CC Leonard John Matthews, Matt Westervelt et Guineves

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http://owni.fr/2011/02/25/libertalia-numerique/feed/ 33
La frénésie sécuritaire est une “stratégie suicidaire” http://owni.fr/2011/01/19/la-frenesie-securitaire-est-une-strategie-suicidaire/ http://owni.fr/2011/01/19/la-frenesie-securitaire-est-une-strategie-suicidaire/#comments Wed, 19 Jan 2011 14:21:34 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=42907 La sécurité. Problématique qui ne date pas d’hier, “cependant revenue en force dans le débat public à partir du milieu des années 1970 et [qui] ne l’a plus quitté depuis”, écrit Laurent Mucchielli en introduction à l’ouvrage collectif dont il assuré la direction, La frénésie sécuritaire — Retour à l’ordre et nouveau contrôle social.

A l’heure du bouclage des dernières formalités de la Loppsi, dont l’adoption imminente est plus que probable, le sociologue, spécialiste du traitement politique et médiatique des concepts de délinquance et de sécurité, retrace pour OWNI trente années d’escalade répressive et de banalisation du discours sécuritaire dans la société française.

Le titre de votre livre est La frénésie sécuritaire. Concrètement, comment se traduit cet emballement pour le thème de la sécurité ?

Il se traduit d’abord par une frénésie législative, autrement dit par un empilement de lois sur le sujet. Dans le premier chapitre du livre, nous revenons avec un juriste, Jean Danet, sur ce phénomène d’inflation des lois police et sécurité. Nous nous sommes arrêtés en 2008, juste après la loi sur la rétention de sûreté mais nous en trouvions plus d’une trentaine. Ce qui signifie que le Code pénal est modifié tous les 2 ou 3 mois en moyenne ! Par ailleurs, nous observons que, sur un même sujet (par exemple la récidive ou bien la délinquance des mineurs), les nouvelles modifications sont votées avant même que l’on ait évalué sérieusement l’impact des précédentes lois. On cherche davantage à justifier a posteriori les décisions déjà prises qu’à prendre les décisions en fonction des résultats des évaluations. Autrement dit, ce qui compte manifestement le plus pour les gouvernants actuels, c’est la valeur symbolique, la fonction d’affichage des lois, et non la recherche d’une mesure objective de leur impact sur la société: c’est un usage politicien de la production de la loi.

La thématique sécuritaire ne date pas d’hier…

C’est en effet une vieille histoire. Depuis toujours, ce thème est fortement mobilisé du côté droit de l’échiquier politique où c’est un fond de commerce. Cet usage est revenu en force à partir du milieu des années 1970, qui coïncide avec une montée en puissance de la gauche politique. C’est à ce moment là que la droite remet en avant la sécurité et l’immigration. A partir de 1983-1984, elle se fait doubler sur sa droite par le Front National et on voit bien comment, jusqu’à nos jours, cela lui pose problème.

Mais le changement le plus important s’est opéré à gauche. Jusqu’au début des années 1990, le clivage droite/gauche sur la thématique sécuritaire était assez fortement marqué. Il commence à s’estomper par la suite, surtout avec le nouveau discours du Parti Socialiste en 1997, quand Lionel Jospin déclare que la sécurité sera sa priorité avec le chômage et qu’il reprend même à son compte, deux ans plus tard, le langage classique de la droite sur les “causes sociales” qu’il faut bannir car elles donneraient “des excuses aux délinquants”. Cette petite révolution a entraîné à la fois une banalisation du discours sécuritaire et l’ouverture d’une surenchère qui culminera en 2002.

Le discours sécuritaire dramatise en permanence la réalité, met en avant des faits divers criminels qui ne sont pas représentatifs de la délinquance quotidienne à laquelle se confrontent les citoyens. On ne compte que quelques centaines de meurtres chaque année en France, alors que les vols se comptent en millions ! Il n’y a donc pas de rapport entre la représentation du danger criminel et les risques réels de la vie quotidienne. Le discours sécuritaire déforme totalement la réalité.
De même, on constate la répétition à gauche des mêmes prétendues analyses sur l’évolution des problèmes : “les délinquants sont de plus en plus jeunes et de plus en plus violents, cela touche plus les filles et arrive en campagne”. C’est la bonne vieille métaphore médicale de la contagion, où le fléau quitte les villes corrompues pour les sains et paisibles villages, où classique chez les hommes il aurait contaminé les femmes… Au fond, on utilise surtout le registre ordinaire du café du commerce : “ma brave dame, tout fout le camp, y’a plus de jeunesse, de notre temps c’était pas comme ça”, etc.

Le discours sécuritaire est par nature moralisateur, il cherche donc ensuite des coupables, pour ne pas dire des boucs-émissaires. La faute peut aussi bien être rejetée sur les parents (“démissionnaires”), l’école (qui ne transmet plus), la justice (“laxiste”), les immigrés ou les Roms.

La question fait désormais consensus? Plus personne ne remet en cause l’objet sécuritaire dans les rangs politiques?

La pensée sécuritaire a fait de gros progrès avant et après 2002, elle a converti beaucoup de gens en leur faisant croire qu’elle n’était que du “bon sens”. Cependant, je pense qu’il y a eu une évolution ces dernières années, du fait du niveau de caricature sécuritaire auquel nous sommes arrivés. Et puis pendant très longtemps, il n’y avait aucun discours sur ces thèmes à la gauche du PS: les Verts ne se positionnaient pas collectivement sur ce terrain, le PCF était actif au niveau local mais n’avait pas de discours national, l’extrême gauche n’y voyait qu’une manipulation. Aujourd’hui, ça bouge. Europe Écologie par exemple tente de structurer un discours sur ces questions là, ce qui laisse penser que le parti se positionnera là-dessus en 2012.

De même, 2002 fait clivage au sein du Parti Socialiste. Certains ont à mon avis compris la leçon, à savoir que la surenchère avec la droite sur les thèmes sécuritaires était un jeu perdu d’avance. En effet, la gauche ne pourra jamais se permettre les outrances de la droite: elle fera plus ou moins la même chose, mais dans une version plus molle. C’est donc une stratégie suicidaire. Pour le coup, Le Pen a raison: les gens préfèrent l’original à la copie. Ce repositionnement se voit notamment dans la position du secrétaire national du parti délégué à la sécurité, Jean-Jacques Urvoas, qui connaît très bien les dossiers et ne se laisse pas abuser par les postures type matamore.

Mais d’autres les cultivent au contraire activement. Le plus célèbre est bien sûr Manuel Valls, chez qui on voit bien que c’est une stratégie personnelle et électorale. Mais il y a plein de petits Manuel Valls à l’échelle municipale. Tout ce qu’on peut dire sans doute c’est que, au plan national, la majorité des socialistes a la volonté de revenir au pouvoir avec une vision clairement différente de la droite. Ce qui est très bien pour le débat démocratique. Sans contradiction, sans débat, il n’y a plus que la pensée unique sécuritaire.

Quels moments législatifs marquent une prévalence des libertés sur la sécurité ?

L’une des seules périodes claires est sans doute celle du premier gouvernement Mauroy, avec les promesses du programme commun et Robert Badinter ministre de la Justice. Après, d’autres périodes existent, mais elles sont moins évidentes. C’est une sorte d’équilibre et d’arbitrage permanent entre contrôle et libertés publiques.

Pendant le gouvernement Jospin, le discours sécuritaire n’a jamais été complètement dominant: malgré le colloque de Villepinte en 1997, certaines réformes vont dans le sens de la promotion des libertés, les droits de la défense par exemple. Disons que le Parti Socialiste a repris le discours sécuritaire à son compte mais sans exclusive. Ceci étant, la période 2001-2002 marque un lourd virage sécuritaire, qui fait suite à une série d’évènements, qui débute en janvier 1999, à l’occasion des voeux de Lionel Jospin à la presse (reprise du discours sur les causes sociales qui “donnent des excuses”).

En 2001, deuxième choc: la gauche commence à paniquer suite aux résultats des municipales, qui ont fait tomber plusieurs villes sous le discours sécuritaire. L’exemple le plus flagrant étant peut-être celui d’Orléans, qui voit la chute d’une personnalité de gauche (Jean-Pierre Sueur, ancien ministre) face à un homme politique de droite de second ordre (Serge Grouard), et dont l’adjoint, Florent Montillot, est une figure du discours sécuritaire dans les rangs de la droite dure. S’ensuivent les grandes manifestations policières, ainsi que le 11 septembre 2001; bref, tout un ensemble de basculements, dont la conclusion est la défaite de Lionel Jospin, très mal conseillé, qui se tire une balle dans le pied en disant à la télévision avoir “pêché par naïveté” sur la question de l’insécurité, offrant ainsi quasiment la victoire à son adversaire.

Et pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, on est clairement dans le sécuritaire ?

En effet, pour le coup je ne vois pas très bien ce qui peut nuancer cette tendance, si ce n’est très à la marge.

La LOPPSI est examinée en seconde lecture au Sénat. Est-ce l’aboutissement d’un mouvement sécuritaire ?

La Loppsi est une loi fourre-tout mais qui va bien dans un seul sens, le contrôle social (certains diront le “flicage” généralisé) : Internet, code de la route (avec à mon sens une mesure scandaleuse de confiscation du véhicule qui va affecter des familles entières), fichage, modification des pouvoirs de police municipale, pressions sur les mairies pour l’installation de la vidéosurveillance, énième durcissement de la législation concernant les mineurs et leurs parents, peines planchers, peines incompressibles… Un grand nombre d’éléments sont choquants pour les libertés publiques et les principes fondamentaux du droit. On est toujours dans la manifestation de cette frénésie sécuritaire et avec une Chancellerie qui semble de nouveau une annexe du ministère de l’Intérieur. D’un point de vue historique, ce qui se passe depuis 2002 est d’ailleurs inédit à ma connaissance. Jusque là, ces deux grands ministères régaliens avaient une même importance et se retrouvaient souvent en désaccord – on se souvient des tandems Badinter/Deferre et Guigou/Chevénement sous la gauche. Depuis 2002, il y a clairement une hiérarchie. Et depuis 2007, non seulement la supériorité du ministère de l’Intérieur est confirmée, mais les réformes sont de toutes façons désormais directement pilotées par le cabinet de la Présidence de la République…


Illustration CC Flickr: Môsieur J ; banspy

Voir aussi:
- “Lois sécuritaires : 42, v’la les flics”
- L’interview de l’eurodéputée Sandrine Bélier: “Cette vision de la société que nous propose la droite n’est pas ma France”

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http://owni.fr/2011/01/19/la-frenesie-securitaire-est-une-strategie-suicidaire/feed/ 13
En défense d’Internet et de WikiLeaks (4): politique de la relation http://owni.fr/2011/01/11/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-4-politique-de-la-relation/ http://owni.fr/2011/01/11/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-4-politique-de-la-relation/#comments Tue, 11 Jan 2011 07:30:34 +0000 Edwy Plenel http://owni.fr/?p=41735 Alors que s’achève, avec ce quatrième épisode, cette série en forme de cri d’alarme, l’actualité continue d’en démontrer la pertinence. Symbole mondial des nouveaux réseaux sociaux, Twitter est maintenant sommé de remettre aux autorités américaines les détails des comptes personnels de quatre personnes, dont le fondateur de WikiLeaks Julian Assange et le soldat Bradley Manning soupçonné d’être la source des révélations.

Les deux autres personnes sont Rop Gonggrijp, un hacker néerlandais dont les engagements en faveur des libertés numériques sont publics, et la député islandaise Birgitta Jonsdottir, très engagée dans l’audacieuse initiative parlementaire pour la liberté de la presse, l’Icelandic Modern Media Initiative. Saisi depuis le 14 décembre 2010 par une injonction d’un tribunal de Virginie, exigeant toutes les données de ces quatre comptes dans le cadre d’«une enquête criminelle en cours», Twitter a averti, vendredi 7 janvier, la députée qu’après avoir résisté, il était contraint d’obtempérer. Si l’élue islandaise n’engage pas d’ici dix jours une procédure judiciaire pour contester la requête des États-Unis, Twitter transmettra toutes les informations demandées (messages privés, contacts, adresses IP, etc.).

Conséquences de la criminalisation de WikiLeaks

Pour WikiLeaks, qui affirme avoir «des raisons de croire» que Facebook et Google ont reçu des injonctions similaires, cette démarche judiciaire serait la preuve qu’une «enquête secrète pour espionnage [est] menée par un grand jury américain», laquelle pourrait mener à une inculpation de Julian Assange aux États-Unis.

«Après avoir tenté de réduire WikiLeaks au silence en faisant pression sur Paypal, Visa et Mastercard pour lui couper les vivres, le gouvernement américain porte maintenant atteinte à la vie privée de plusieurs partisans les plus connus du site.»
Julian Assange, selon un communiqué de WikiLeaks, rapporté par l’AFP

Dans l’immédiat, Assange devrait être fixé mardi 11 janvier, à Londres, sur la date du procès sur sa possible extradition en Suède  . Toujours en liberté surveillée, il annonce pour avril un livre détaillant son «combat pour imposer une nouvelle relation entre les populations et leurs gouvernements.»

Autrement dit, pendant que les interrogations sur «le côté obscur» de WikiLeaks prennent le pas sur les révélations du «Cablegate», la traque s’accentue et s’accélère, la puissance américaine ne semblant pas prête à laisser l’affront sans punition. Cette criminalisation en cours de WikiLeaks confirme le propos initial de cette série: alerter sur l’enjeu véritable de ce feuilleton, qu’il s’agisse de la normalisation policière d’Internet, de la défense de nos libertés d’information et de communication ou des potentialités démocratiques de la révolution numérique. L’événement WikiLeaks – premier scoop à la fois citoyen et mondial de l’ère numérique – est bien ce tournant souligné par Mediapart, introduisant à une bataille décisive entre les logiques citoyennes d’approfondissement démocratique et les intérêts, aussi bien politiques qu’économiques, dont elles dérangent les situations acquises de domination et de contrôle.

Quelques chiffres ne sont pas inutiles pour prendre la mesure considérable de l’enjeu de cet affrontement planétaire.
Au 30 juin 2010, selon Internet World Stats, il y avait dans le monde près de 2 milliards d’utilisateurs d’Internet (précisément 1.966.514.816) sur une humanité totale de près de 7 milliards d’individus (6,9 milliards exactement). Parmi ces utilisateurs du Net, près de 60 millions l’étaient en langue française (59,8 millions exactement). En 2010 encore, dans l’Union européenne (à 27), 65% des particuliers âgés de 16 à 74 ans ont utilisé Internet régulièrement (soit une fois par semaine) et 53% fréquemment (soit chaque jour ou presque). En France, toujours en 2010, selon la toute dernière enquête de référence, près de 40 millions de personnes (3 millions de plus qu’en 2009) se connectent à Internet d’une façon ou d’une autre (domicile, travail, mobilité). Les trois-quarts des personnes équipées d’une connexion Internet à leur domicile l’utilisent tous les jours, 16% en font un usage hebdomadaire et 5% seulement ne l’utilisent jamais. Au final, c’est désormais un peu plus de la moitié de la population (53%) française qui se connecte quotidiennement.

Internet est donc définitivement au cœur du nouveau monde qui s’annonce. Ce qui, en revanche, n’est pas encore définitivement joué, c’est de savoir qui, en fin de compte, entre puissances étatiques, intérêts marchands et exigences citoyennes, gagnera la bataille de ses usages, de leur protection et de leur contrôle. Mise en garde contre «le bluff technologique», l’œuvre pionnière de Jacques Ellul (1912-1994), penseur trop oublié aussi original qu’inclassable, nous avait amplement démontré que «la technique est l’enjeu du siècle». Ni bonne ni mauvaise, mais ambivalente, elle peut aussi bien servir un «système technicien» dominateur et oppressif qu’être, au contraire, mise au service de l’homme, de ses besoins essentiels et de ses droits primordiaux, ainsi que des grands équilibres qui les garantissent. En somme, tout dépend de nous, de chacun et chacune d’entre nous. Tout, c’est-à-dire le pire ou le meilleur. Ce n’est pas une injonction idéaliste, mais plutôt une recommandation réaliste: de catastrophes économiques en désastres guerriers, sans oublier les destructions écologiques, ne sommes-nous pas témoins de l’imprévoyance aveugle et de l’inconscience morale de nombre de ceux qui, de par le monde, nous dirigent ou le prétendent?

Pour un Internet responsable et libre, au service de ses usagers

Aussi importe-t-il, loin de toute fascination idéologique pour la technique et de toute vision absolutiste du numérique, d’y défendre avec acharnement l’essentiel des vieilles valeurs démocratiques et humanistes, de droits et de libertés. C’est de cette alliance du meilleur de la modernité technique et du meilleur de la tradition politique que peut naître un Internet réellement au service de ses usagers.
Dans leurs commentaires ou sur leurs blogs, des abonnés de Mediapart ont ainsi convoqué, à propos des actuelles mésaventures de WikiLeaks, d’utiles pensées de la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), vieilles de près de quarante ans. Il s’agit d’un article paru en novembre 1971 dans la New York Review of Books à propos de la révélation par le New York Times des «papiers du Pentagone», 7.000 pages de documents militaires confidentiels. Son titre en résume clairement le propos: «Du mensonge en politique» (à lire en français dans le recueil Du mensonge à la violence).

Au cours de cette réflexion sur «le secret, la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques», l’auteur des Origines du totalitarisme en vient à une défense radicale de la liberté de la presse.

“Une presse libre et non corrompue a une mission d’une importance considérable à remplir”, tant il importe de “garantir cette liberté politique particulièrement essentielle: le droit à une information véridique et non manipulée, sans quoi la liberté d’opinion n’est plus qu’une cruelle mystification”.

Conviction que l’on retrouvait déjà dans un autre de ces articles, paru en 1967 dans le New Yorker et intitulé «Vérité et politique» (à lire en français dans le recueil La Crise de la culture):

Le fait de dire la vérité de fait comprend beaucoup plus que l’information quotidienne fournie par les journalistes, bien que sans eux nous ne nous y retrouverions jamais dans un monde en changement perpétuel, et, au sens le plus littéral, nous ne saurions jamais où nous sommes.

L’univers du lien, substrat de la vitalité démocratique

Cette position de principe de la philosophe reposait sur la conviction que les «vérités de fait», différentes des vérités d’opinion, de conviction, de croyance, de préjugé, d’idéologie, etc., sont essentielles à la vitalité démocratique. Ce sont elles qui nous font réfléchir pour agir, qui nous font évoluer en nous dérangeant, qui modifient nos positions et nos attitudes, qui nous rassemblent par leur force démonstrative. Et elles sont bien plus fragiles et menacées que les vérités d’opinion tant elles dérangent nos conforts de pensée. Dès lors, il importe par-dessus tout de garantir, préserver et améliorer les conditions de leur production, révélation et diffusion. Car, sans elles, il n’y aurait plus de monde commun, de réflexions partagées, d’échanges rationnels, mais seulement l’affrontement général des idéologies, préjugés, croyances, convictions ou opinions. En somme, il n’y aurait plus de liens entre citoyens, plus de relations dans la cité, plus de communauté humaine. Mais la guerre de tous contre tous, avec la certitude de chacun de détenir seul la vérité vraie.

Or Internet est justement, par définition, l’univers du lien, de la relation et de la communauté. Du lien partagé, de la relation entretenue, de la communauté construite. L’invention du lien hypertexte aussi appelé «hyperlien» n’est-elle pas au ressort des fonctionnalités de nos sites, de leurs références, documentations et interactions? Reste à ne pas dégrader cet écosystème en préservant ce qui fait lien, précisément: le contenu même de l’échange, sa liberté et sa vitalité, son incertitude, son inventivité, son imprévisibilité, ses surprises et ses créations, ses tâtonnements et ses hasards, ses désordres et ses étonnements… En somme, relation est ici le maître-mot, la clé, le nœud: qualité de la relation, intégrité de la relation, liberté de la relation, éthique de la relation, etc.

Dès lors, nul hasard si l’on doit à Edouard Glissant, avec cette acuité visionnaire propre aux poètes, quelques fulgurances sur Internet dans un passage anticipateur de son Traité du Tout-Monde, publié en 1997, à une époque où le Net balbutiait encore. Toute l’œuvre de ce grand voyant est en effet ancrée sur une «philosophie de la Relation», où s’entrecroisent et s’enrichissent mutuellement poétique et politique. La Relation comme antidote à la domination et comme apprentissage de l’incertitude… Loin de certaines crispations académiques face aux ébranlements numériques, Glissant pressentait dans Internet le surgissement de l’imprévisible et du discontinu, ruptures qu’il accueille volontiers:

Si les sciences classiques avaient pour fin l’infiniment petit et l’infiniment grand, nous devinons que la science informatique ne considère que l’infiniment mouvant. [...] Internet déroule le monde, il l’offre tout dru.

Internet nous invite à frayer de nouveaux chemins

Dérouler le monde, c’est-à-dire le découvrir et l’accepter dans son infinie diversité, irréductible aux unicités qui voudraient le soumettre, le simplifier, le réduire et le normaliser: «C’est la diversité qui nous protège et, s’il se trouve, nous perpétue», ajoutait le poète, juste après avoir rappelé que «la pensée de l’Un, qui a tant magnifié, a tant dénaturé aussi». Edouard Glissant précise d’ailleurs, en 2009 cette fois:

La pensée de la Relation ne confond pas des identiques, elle distingue entre des différents pour mieux les accorder. Les différents font poussière des ostracismes et des racismes et de leurs monogonies. Dans la Relation, ce qui relie est d’abord cette suite des rapports entre les différences, à la rencontre les unes des autres.

L’irruption d’Internet appelle donc une politique de la relation ouverte au tremblement du Tout-Monde, une invention collective qui ferait litière des pensées de système, de leurs calculs oppressants et de leur théorèmes oppresseurs.

Pour la première fois de leur histoire, poursuit Glissant, les humanités sont seules face à cette terrible présence: de devoir susciter d’elles-mêmes leurs éthiques, et plus communément leurs morales.

Ainsi les défis posés par l’avenir d’Internet et soulignés par l’affaire WikiLeaks nous obligent-ils à renoncer aux pensées habituées et à frayer des chemins pionniers. Aux Hannah Arendt, Jacques Ellul et Edouard Glissant déjà cités, il faudrait ajouter Edgar Morin, dont la réflexion sur la complexité dialogue avec le Tout-Monde et la créolisation glissantiennes. Recommandé récemment sur Mediapart par Stéphane Hessel, le dernier tome de La Méthode, œuvre morinienne au long cours, s’intitule Éthique et a pour enjeu la question de l’aveuglement qui, régulièrement, met en péril nos sociétés.

Faisant le constat que «les démocraties contemporaines sont en dépérissement», Edgar Morin rappelle:

La démocratie est une conquête de complexité sociale: la démocratie fait de l’individu un citoyen qui non seulement reconnaît des devoirs, mais exerce des droits. Le civisme constitue alors la vertu socio-politique de l’éthique. Il requiert solidarité et responsabilité. Si le civisme s’étiole, la démocratie s’étiole. La non-participation à la vie de la cité, en dépit du caractère démocratique des institutions, détermine un dépérissement démocratique.

Or l’une des causes de ce dépérissement est «l’élargissement d’un non-savoir citoyen», en d’autres termes la dépossession croissante des citoyens s’agissant des savoirs, connaissances et informations leur permettant d’influer sur les grands choix politiques:

Comme les développements de la techno-science ont envahi la sphère politique, le caractère de plus en plus technique des problèmes et décisions politiques les rend ésotériques pour les citoyens. Les experts compétents sont incompétents pour tout ce qui excède leur spécialité et rendent les citoyens incompétents sur les domaines scientifiques, techniques, économiques couverts par leurs expertises. Le caractère hyper-spécialisé des sciences les rend inaccessibles au profane.

Relier ce qui est aujourd’hui dispersé

L’avènement d’une «démocratie cognitive» est la réponse qu’Edgar Morin appelle de ses vœux contre cette dépossession du savoir. Mais elle suppose de relier ce qui, aujourd’hui, est séparé, cloisonné et dispersé:

Tout regard sur l’éthique doit percevoir que l’acte moral est un acte individuel de reliance: reliance avec un autrui, reliance avec une communauté, reliance avec une société et, à la limite, reliance avec l’espèce humaine. [Or] notre civilisation sépare plus qu’elle ne relie. Nous sommes en manque de reliance, et celle-ci est devenue un besoin vital; elle n’est pas seulement complémentaire à l’individualisme, elle est aussi la réponse aux inquiétudes, incertitudes et angoisses de la vie individuelle.

Ainsi nos responsabilités sont-elles engagées dans ce défi où il s’agit de surmonter cette «peur de comprendre» qui, souligne Morin, nourrit l’incompréhension. Alliant liberté et solidarité, cette nécessaire «auto-éthique» est aussi bien une vertu individuelle qu’une vertu sociale:

La seule sauvegarde d’une très haute complexité, conclut-il, se trouve dans la solidarité vécue, intériorisée par chacun des membres de la société. Une société de haute complexité devrait assurer sa cohésion non seulement par de “justes lois”, mais aussi par responsabilité/solidarité, intelligence, initiative, conscience de ses citoyens. Plus la société se complexifiera, plus la nécessité de l’auto-éthique s’imposera.

Un impératif politique: préserver le temps de la relation

Telle est, pour finir, la question politique qui est devant nous, individuellement et collectivement, et dont la réponse dépend d’abord de nous: allons-nous répéter et prolonger les vieilles dominations qui, régulièrement, conduisent l’humanité au bord du gouffre – verticalités politiques, autoritarismes policiers, méfiances envers la société ; ou bien allons-nous faire le choix de l’invention politique, en pariant sur la relation (entre individus, peuples, nations), la compréhension (des savoirs, connaissances, informations) et le partage (des pouvoirs, richesses et orientations)? Allons-nous, dans le foisonnement infini des liaisons numériques, frayer ce chemin où s’invente en marchant une politique de la relation? Ou bien allons-nous laisser saccager cet écosystème naturel du numérique par la construction effrénée d’autoroutes bitumées, de murs bétonnés et de miradors grillagés?

Bien plus réaliste qu’utopique, tant les périls s’accumulent, cette espérance concrète qui nous anime, dans ce monde sans frontières qu’est potentiellement Internet, a récemment trouvé, grâce à la révolution numérique, son récit imaginaire en forme de fable politique. Il s’agit du film Avatar, de James Cameron. Œuvre née de nos modernes technologies, Avatar est en effet un plaidoyer contre l’aveuglement destructeur de la Domination et pour la lucidité créatrice de la Relation. Dans une stratégie du faible au fort, l’incertitude l’emporte sur les certitudes, le mouvement sur l’immobilité, la compréhension sur la croyance, l’ouverture sur la clôture, le déplacement et le décentrement sur les fixités et les replis.

Éminemment politique, cette nouveauté-là naît du lien retrouvé avec l’autre, qu’il soit animé ou inanimé, aussi bien l’homme qu’auparavant, l’on diabolisait et méprisait en le considérant comme un ennemi que la nature qu’hier, l’on saccageait et exploitait en la ravalant au rang de ressource. “Avatar”, ce vieux mot hindou du changement et de la transformation passé dans le langage contemporain du Net, résume ce nouveau rapport au temps que nous offre le numérique, si nous savons en préserver l’écosystème naturel: contrairement aux idées reçues, non pas le temps court et immédiat, qui serait plutôt celui de la possession et de l’accumulation, de l’avidité et de l’impatience, mais ce temps long et étendu qu’offre la conversation patiente, la recherche précautionneuse, l’écoute attentive et l’attente généreuse.

Telle pourrait être l’une des définitions de l’éthique d’Internet: préserver ce temps de la relation où se glissent les surprises de l’événement.

Fin

Article initialement publié sur Mediapart.

Retrouvez les premiers épisodes sur OWNI:
“En défense d’Internet et de WikiLeaks (1) : nous autres, barbares…”
“En défense d’Internet et de WikiLeaks (2) : la question démocratique”
“En défense d’Internet et de WikiLeaks (3) : la révolution numérique”

Illustrations CC FlickR : Stian Eikeland / Spacelion / Keepdafunkalive/ Misserion

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Hasan Elahi: un homme sur sousveillance http://owni.fr/2010/10/15/hasan-elahi-un-homme-sur-sousveillance/ http://owni.fr/2010/10/15/hasan-elahi-un-homme-sur-sousveillance/#comments Fri, 15 Oct 2010 16:33:32 +0000 Stéphanie Vidal http://owni.fr/?p=31790

Le life-logging – pratique consistant à capturer grâce à des moyens numériques l’ensemble ou une grande partie de sa vie – se décline sous autant de formes qu’il y a d’individus pour s’en emparer et de motivations pour l’employer. Pour Hasan Elahi, cette méthode relève à la fois de la pratique artistique, de l’expression contestataire et de l’alibi permanent. Elle lui assure de pouvoir continuer à circuler librement, la main sur le déclencheur de l’appareil photo de son smartphone, plutôt que de croupir en combinaison orange, entravé par des chaines dans un centre de détention de l’armée américaine. Click.

Garde-meubles et garde-frontières

Hasan Elahi est un artiste conceptuel qui enseigne actuellement les arts plastiques à l’université du Maryland. Ses œuvres sont souvent sérielles et toujours en rapport avec la lumière et l’image. Elles s’articulent autour des traumatismes de l’Histoire et de l’Humanité dont les outrages sont figurés par des lieux à la symbolique puissante. Dans son film Gorée Island Remix (2003), l’esclavagisme prend la forme de la Porte du Voyage Sans Retour. La folie meurtrière d’un régime politique se matérialise dans S.21 (2005) par des images de Tuol Sleng (lycée de Phnon Penh transformé en camp de détention par les Khmers rouges) et de Cheoung Ek ( un champ à quelques kilomètres de là où les prisonniers étaient exécutés). L’immigration, enfin, se donne à voir dans l’installation Flow Wet Feet (Dry Feet) (1999-2006). Une série d’écrans y montre la sérénité de la plage de Sunrise Beach en Floride, à l’exact endroit où des gardes frontières américains ont intercepté des immigrants cubains et les ont forcé à retourner à la mer.

Ces œuvres, et d’autres encore, sont exposées de par le monde, comme récemment au SITE à Santa Fe, au centre parisien Georges Pompidou, au Sundance Film Festival, ou bien à la biennale de Venise. Hasan Elahi est donc un artiste pluridisciplinaire et engagé, un citoyen américain originaire du Bangladesh voyageant énormément au fil de ses actualités. C’est aussi un type lambda qui a une vie comme tout le monde. Ou plutôt qui avait une vie comme tout le monde jusqu’au lendemain du 11 septembre 2001. Effectivement, le 12 il se rend chez le propriétaire du garde-meubles qu’il loue pour lui payer en main propre ce qu’il lui doit, ne comptant plus en faire usage à l’avenir. La chose parait anecdotique. Elle prend pourtant sens quand on sait qu’il sera victime d’une dénonciation anonyme et calomnieuse. L’informateur (Hasan a son idée sur la question) le suspecte d’y avoir entreposé des explosifs. Hasan n’est au courant de rien jusqu’au 19 juin 2002. De retour d’un voyage au Sénégal, où il exposait, il est interpellé à Détroit par les gardes-frontières. Soupçonné d’activités terroristes, il est longuement interrogé par les autorités et passe tout près de la réclusion. Et dans ces cas là, le pénitencier se nomme Guantánamo.

Tracking Transience : The Orwell Project

Lorsqu’un nom figure sur la liste des terroristes potentiels dressée par les autorités américaines, il est difficile de l’en effacer. Même (presque) libre de ses faits et gestes, Hasan Elahi sait qu’il y a toujours un œil qui veille sur lui. Sa pratique artistique – faisant déjà preuve d’un intérêt indéniable pour la surveillance, les frontières et les conditions géopolitiques qui les produisent et les maintiennent – s’en trouve d’autant plus marquée.

Dès la fin de l’année 2003, il met en place un site Internet sur lequel il amasse et laisse à disposition une quantité incroyable d’informations le concernant. Hasan porte en permanence un GPS et il uploade en temps réel, via son smartphone, des photographies de son environnement immédiat. Une assiette, click, des toilettes, click, un panneau sur l’autoroute, click, une salle de conférence, click, un hall d’aéroport, click, un rayon de supermarché, click. “Take an other picture with your click click click camera” comme le chante Bishop Allen. Il en ajoute entre une et cent par jour en fonction de la quantité de ses déplacements. Actuellement, on trouve plus de 45.000 clichés sur Tracking Transience, un nombre qui ne cesse de croitre.

“Quand j’ai commencé à monter mon projet, les gens pensaient que j’étais complètement fou de vouloir mettre en place un système qui permettrait à tous de savoir où j’étais et ce que je faisais à chaque instant. Aujourd’hui, à peine sept ans plus tard, il y a 500 millions de personnes qui font approximativement la même chose que moi.” Hasan fait référence au life catching : l’acte d’emmagasiner et de partager des moments de son quotidien dans des espaces ouverts comme les réseaux sociaux.

Parfait alibi, le projet Tracking Transience sert d’abord à préserver Hasan d’hypothétiques accusations. Les clichés ont pour objectif de clamer son innocence et de montrer bonne volonté et patte blanche aux enquêteurs qui savent toujours où il se trouve exactement, et de fait, le laisse en paix pour l’instant. “Pendant l’investigation, j’ai dû raconter au FBI absolument tout de ma vie : me raconter dans les moindres détails, leur montrer mon PDA, passer des batteries de tests, etc. J’ai alors commencé à garder des traces de mes activités à intervalles réguliers pour leur prouver qu’en aucun cas je ne pouvais être mêlé de près ou de loin à une quelconque attaque terroriste. La volonté et la transparence sont cruciales dans le succès d’un tel projet. Ces traces étaient cataloguées dans des bases de données distinctes. Il y avait plus qu’à faire un travail d’enquête pour en extraire du sens. Si l’on prend le temps de croiser ces bases de données, il est possible de connaitre l’ensemble des petites choses qui font de ma vie ce qu’elle est : où j’aime trainer, d’où je décolle et où j’atterris, où je passe la nuit, mes habitudes alimentaires, la façon dont je dépense mon argent et aussi où et quand je vais aux toilettes.”

Mais Tracking Transience n’a pas pour unique objectif de blanchir Hasan Elahi. L’enjeu pour l’artiste consiste aussi à ne plus uniquement subir une traque mais d’en être au contraire l’acteur principal, de redevenir possesseur de sa vie en choisissant de l’offrir à tous. “Manifestement, il y a un gros dossier au FBI avec mon nom écrit dessus. Pourtant la probabilité pour que quelqu’un qui n’est pas un officiel, y compris moi-même, puisse y avoir accès est nulle. Car au-dessus de l’étiquette avec mon nom, il y en a une autre : “sécurité nationale”. J’ai commencé à me demander : qu’est-ce que ces gens peuvent savoir exactement à mon sujet ? Et pourquoi le FBI devrait être le seul à connaitre toutes ces choses ? Et si, je devenais simplement volontaire pour délivrer chaque information me concernant à tout le monde ?”

De l’art de la contestation

Suspect ad vitam æternam Hasan Elahi met l’intégralité de sa vie sur Internet aussi bien pour se protéger que pour se moquer de ceux qui le traquent. Il tourne en dérision leurs méthodes et les retournent contre eux. Une grande partie du trafic sur le site Tracking Transience provient ainsi d’agences de renseignements en tous genre. À ce propos, au cours de nos échanges, Hasan m’a fourni une “petite liste non exhaustive” de celles qui viennent le visiter. Or cette petite liste contient presque une quarantaine de noms parmi lesquels le FBI, la CIA, la NSA, le NRO. On apprend donc que les types de la Maison Blanche, entre autres activités, matent régulièrement des JPEG d’assiettes de frites et d’urinoirs pour préserver la sécurité de leur pays.

“De prime abord, Tracking Transcience semble être une masse inutile d’informations. Pourtant c’est ce qui fait sa force. Les services de renseignements ( le FBI, la CIA, la NSA ou n’importe quelle autre agence) fonctionnent dans une industrie de la connaissance. L’information en est la monnaie et le secret ou la restriction de son accès lui confèrent sa valeur.” En filant la métaphore, on pourrait dire qu’avec Tracking Transience, Hasan Elahi inonde le marché de l’information le concernant. À la fois consentie et massivement offerte à tous, ces informations se trouvent complètement dévaluées. Ces photographies, même si elles en apprennent beaucoup sur son mode de vie, restent finalement complètement a-personnelles vu ce qu’elles montrent. Selon lui, dans un monde où nous serions extrêmement et délibérément exposés aux yeux de tous, nous deviendrions des absolus anonymes libres et maitres de nos données.

Voulant inverser le paradigme, il nous encourage à l’imiter pour ne plus être les proies de ceux qui tiennent les rênes de ce business.”Nous ne devrions pas craindre les systèmes de surveillance mais au contraire les embrasser pleinement. En embrassant le système et même en devenant le système, nous en prenons contrôle et lui dictons les directions qu’il doit prendre. Nous avons tous des appareils photos sur nous car rares sont les téléphones aujourd’hui qui n’en sont pas fournis. Nous pouvons donc tous prendre des photos. Nous n’avons pas à rester là, les bras ballants, à attendre d’être victimes de “leurs” appareils de surveillance. Au contraire, il faut prendre le contrôle et monitoire ceux qui nous surveillent. Il n’est aujourd’hui plus question de Big Brother car il y a des millions de Little Brothers. Et Big Brother ne doit certainement pas apprécier quand ces millions de Little Brothers le pointent avec leurs objectifs.” L’allusion à Big Brother est assez convenue, je rappelle que l’installation est sous-titrée The Projet Orwell.

Cette œuvre perpétuelle se déclinant sous de multiples formats questionne le regard et le statut de l’observateur ; le rendant à la fois spectateur et voyeur. De fait, elle a été considérée par beaucoup comme un manifeste de protestation politique. Pourtant, pour Hasan Elahi ce projet semble rester avant tout un projet artistique, une proposition de contestation individuelle et quotidienne parmi un vaste panel de méthodes envisageables, n’apportant pas de réponses toutes faites mais ouvrant sur des questions plus ardues. Et comme il le dit : “Il s’avère souvent que les choses les plus importantes véhiculées par l’art soient à peine considérées comme artistiques…”

Moi, toi et tous les autres

Œuvre personnelle donc. Et c’est pour cela que les photos qui composent l’immense collection de Tracking Transcience sont aussi exemptes de figures humaines que la plage de Sunrise Beach dans l’installation Flow Wet Feet (Dry Feet) précédemment mentionnée. Hasan Elahi n’a aucune objection à partager chaque détail de sa vie mais comprend que les membres de son entourage souhaitent préserver leur intimité. C’est par respect mais aussi par automatisme qu’il ne faillit jamais. Pourtant lorsque l’on mène ce mode de vie, les relations personnelles sont difficiles à maintenir correctement. Ses amis rechignent à l’accueillir chez lui : ne voulant pas que les photographies montrent au reste du monde comment ils ont aménagé leur salon ou que le GPS d’Hasan indique comment venir chez eux. Les limites entre ce qui relève du privé et du public sont floues dans la vie d’Hasan Elahi, pourtant il arrive à conserver des espaces d’intimité.

Il semble s’en réjouir, même s’il s’en défend… “Je pense que j’ai une vie privée. Il y a un un certain nombre d’informations à mon égard que vous pourrez trouver extrêmement facilement. Cependant si vous essayez de creuser, vous ne trouverez pas grand chose. Cette semaine par exemple j’ai été invité en tant que conférencier dans une université de la région. La personne qui était chargée de me présenter à l’auditoire n’avait pas pu trouver où j’avais fait ma scolarité et quel diplôme j’avais obtenu. Ce n’est pas que j’essaie de le cacher, et ce n’est vraiment pas intentionnel, mais c’est une des choses qu’il n’est pas simple de savoir. Jusqu’à récemment, de nombreux commissaires d’exposition (même ceux avec qui je suis en étroite collaboration) ne savaient pas quel âge j’avais. C’est un peu différent maintenant que quelqu’un s’est permis d’ajouter ces informations sur Wikipédia…”

Mais finalement, ce qui semble important pour l’artiste et pour son œuvre c’est l’idée d’anonymat. Il a su ou pu en conserver un certain degré en dépit de son exposition. Ce concept est fondamental dans la dimension conceptuelle de l’œuvre se voulant tant l’exact miroir de sa vie que la possibilité de refléter de quotidien de tous. En se montrant ainsi devant nous, Hasan Elahi nous fait part de sa vie en figurant celles que tant d’autres reclus ne peuvent plus mener. Il donne à voir les rouages d’un système qui nous observe et nous traque tous. Un système qui, à l’intérieur ou à l’extérieur des murs, surveille et punit.

Un bonus pour les curieux, voici la petite liste des agences de renseignements qui se connectent régulièrement sur le site Tracking Transience d’Hasan Elahi :

Les point mil :

Air Force Space Command (afspc.af.mil)

Technical Data Management Division (amrdec.army.mil)

United States Central Command (centcom.mil)

Department of Defense Cyber Crime Center (dc3.mil)

Defense Intelligence Agency (dia.mil)

Defense Information Systems Agency (disa.mil)

Naval Surface War Center (dt.navy.mil)

Air Force Headquarters (hq.af.mil)

US Joint Forces Command (jfcom.mil)

Department of Defense Network Information Center (js.mil)

Missile Defense Agency (mda.mil)

Naval Surface War Center (navsses.navy.mil)

National Geospatial-Intelligence Agency (nga.mil)

Navy Information Operations Command (nioc.navy.mil)

Space and Naval Warfare Systems Command (nosc.mil)

National Reconnaissance Office (nro.mil)

National Security Agency (nscs.mil)

Naval Undersea Warfare Center (nuwc.navy.mil)

Office of the Secretary of Defense (osd.mil)

Pentagon (ptr.hqda.pentagon.mil)

United States Special Operations Command (soc.mil)

United States Special Operations Command (socom.mil)

United States Special Operations Command (sofsa.mil)

United States Southern Command (southcom.mil)

Space and Naval Warfare Systems Command (spawar.navy.mil)

Department of Defense High Performance Computing (usafa.hpc.mil)

United States Army Security Assistance Command (usasac.army.mil)

les point gov :

Federal Bureau of Prisons (bop.gov)

Customs and Border Protection (cbp.dhs.gov)

Department of Homeland Security (dhs.gov)

Executive Office of the President (eop.gov)

United States House of Representatives (house.gov)

National Security Agency (nsa.gov)

Terrorist Screening Center (techtrack.gov)

Transportation Security Agency (tsa.dhs.gov)

Central Intelligence Agency (ucia.gov)

Department of Justice (FBI) (usdoj.gov)

Images CC Elsa Secco, laverrue, re_birf et Mr. T in DC

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http://owni.fr/2010/10/15/hasan-elahi-un-homme-sur-sousveillance/feed/ 7
[Tribune] François Fillon: “offrir un nouveau sens à l’humanisme”? http://owni.fr/2010/08/27/tribune-francois-fillon-offrir-un-nouveau-sens-a-l%e2%80%99humanisme/ http://owni.fr/2010/08/27/tribune-francois-fillon-offrir-un-nouveau-sens-a-l%e2%80%99humanisme/#comments Fri, 27 Aug 2010 14:20:51 +0000 François F. http://owni.fr/?p=26357 Alors que se termine un été où les mots “étrangers” et “sécuritaire” ont plus brillé dans l’agenda politique que le soleil dans le ciel estival, ces mots de l’actuel Premier Ministre, François Fillon, sont emplis d’espoirs et sa plume est courageuse.

Si ce n’est que ce texte date de 2004, époque où François F. était Ministre de l’Éducation Nationale et a servi de préface au guide “L’idée Républicaine aujourd’hui”.

Cet ouvrage s’adressait à l’époque “aux enseignants, en particulier aux professeurs d’histoire, de français et de philosophie, aux chefs d’établissement et aux personnels d’éducation” mais les mots du Premier Ministre actuel s’adressent surtout à nos coeurs, n’est-ce pas ?

Assez discuté et que la tribune s’ouvre…

(ps : n’oubliez pas la capture d’écran, qui sait si cette tribune sera pérenne…)

Depuis plus de deux siècles, les Français entretiennent une relation particulière avec la République.

Plus qu’un simple système juridique, la République est pour la France un projet politique et social ordonné autour de fondamentaux que l’on appelle les valeurs républicaines. Ces valeurs portent une dimension morale et universelle et inspirent nombre de peuples qui cherchent, encore aujourd’hui, les instruments de leur liberté.

C’est dire notre devoir de cultiver et de garder toujours à jour notre idéal républicain.

Initié par Luc Ferry, cet ouvrage « L’idée républicaine aujourd’hui » s’inscrit dans une démarche pédagogique. Avec talent et conviction, ses auteurs ont cherché à mettre en perspective nos valeurs communes pour mieux en restituer la pertinence et les faire connaître à tous. Qu’ils en soient remerciés. Leur expérience personnelle et intellectuelle, la diversité de leurs fonctions et de leurs origines, font la force de ce document.

Celui-ci se situe au centre du débat démocratique ; il nous renvoie vers une question essentielle qui se pose à nous : comment concevons-nous notre « vivre ensemble » ?

Cette interrogation est d’autant plus importante que nous vivons une période où se nouent et se décident des choix qui dessineront le visage de notre avenir. Or, le combat pour la République n’est jamais fini. Preuve en est, alors même que nous sortons d’un siècle de fer et de sang, voici que ressurgissent certains des démons qui ont fait le malheur du passé : la violence, l’antisémitisme, le racisme ou encore l’égoïsme identitaire… Autant de phénomènes d’intolérance auxquels nous devons opposer avec conviction la rigueur et la générosité des valeurs républicaines.

La République reste le meilleur atout de notre cohésion nationale. Gage de toutes les déclinaisons des libertés, c’est elle qui crée les conditions de l’égalité des chances indépendamment des caractéristiques sociales, spirituelles et culturelles. Elle fonde cette communauté de destin au sein de laquelle chacun d’entre-nous, ensemble, écrivons l’histoire de notre pays. Quelles que soient l’origine ou la couleur de peau ; nos appartenances philosophiques ou religieuses ; que l’on s’appelle Pierre, Djamila ou Deng : il n’y a que des citoyens égaux en droits et en devoirs, tous dépositaires de la France républicaine.

C’est à l’école qu’il revient de préparer à la citoyenneté. C’est dès le plus jeune âge que s’acquiert le sens de la fraternité, de l’égalité et du partage.

L’idéal républicain est toujours une idée moderne. Il doit sans cesse être enrichi et actualisé, tout en conservant de son sens et de sa force culturelle. Dans cette perspective, le Président de la République a donné, lors de son discours du 17 décembre 2003, une définition de la laïcité, ferme dans son principe et pragmatique dans son usage. Il nous a invités à ancrer la République dans la modernité.

C’est à ce devoir que se propose de contribuer ce guide. Il permettra aux enseignants et aux élèves d’accéder aisément à la connaissance de notions clés qui fondent l’idée républicaine. Il permettra de les enrichir de concepts nouveaux comme la mixité, la lutte contre les discriminations ou encore celui si essentiel de la place de la femme dans notre société…

À l’aube du XXIe siècle, il nous faut plus que jamais offrir un nouveau sens à l’humanisme. Au coeur de cette ambition française, il y a la République.

Et pour paraphraser David Abiker qui a su porter ce texte sur la place publique :

Vive la République, vive internet et vive la crossfertilisation.

Copyright photo cc FlickR World Economic Forum

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http://owni.fr/2010/08/27/tribune-francois-fillon-offrir-un-nouveau-sens-a-l%e2%80%99humanisme/feed/ 19
Retour sur 10 ans de Big Brother Awards http://owni.fr/2010/06/01/retour-sur-10-ans-de-big-brother-awards/ http://owni.fr/2010/06/01/retour-sur-10-ans-de-big-brother-awards/#comments Tue, 01 Jun 2010 13:42:20 +0000 L'Equipe des Big Brother Awards http://owni.fr/?p=17207 La face visible des Big Brother Awards -la remise annuelle, samedi dernier, des trophées Orwell- est ludique, parodique, festive.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, nous ne rions que parce que c’est le nécessaire exutoire à la colère, au désespoir et au très lourd travail de veille, d’information et de rédaction/vérification des dossiers que nous instruisons et mettons en ligne chaque année.

On pourra nous jeter la pierre pour quelques candidatures un peu faiblardes, ou décalées, mais à de rares exceptions près, les candidats méritent tous leurs nominations et leur prix, ou leur exclusion dans le cas du lauréat qu’on ne nommera pas, tant sa participation obstinée à la mise en place d’une société de surveillance et de contrainte est évidente.

Parfois même, nos choix (ceux du public et les nôtres) ne font qu’anticiper sur ce que l’actualité révélera quelques mois plus tard.

Champion hors catégorie, le ministère de l’Intérieur

Le premier dossier qui nous vient à l’esprit est celui du ministère de l’Intérieur, proposé au vote du public pour le palmarès à venir des BBA spécial 10 ans.

Moult fois cité, ce ministère a à son actif quelques fichiers catastrophes dont l’impuissante Commission nationale de l’informatique et des libertés a souligné les dysfonctionnements chroniques : le Stic (fichier de la police nationale) et son pourcentage de fiches erronées qui augmente à chaque contrôle (83% au dernier).

Et ce n’est pas la très attendue Cassiopée (ou Nouvelle chaîne pénale, NCP), application gérant les fichiers de la justice et théoriquement, l’actualisation du Stic par les parquets, qui va changer la donne, puisqu’avant même d’être généralisée, elle bogue.

C’est apparemment grâce à Cassiopée que le député et maire de Franconville Francis Delattre (un ancien commissaire de la Cnil, un comble ! ) a pu sortir les fiches d’Ali Soumaré, un candidat PS aux dernières régionales, et de ses sosies.

Le Fnaeg omniprésent, Edvige coupée en deux, Cristina la discrète

Mais revenons-en à l’Intérieur, à qui l’on doit aussi l’extension ad libitum du Fichier national des empreintes génétiques (Fnaeg) qui contient aujourd’hui les identifiants de plus de 1,2 million de personnes, dont quelques 75% de simples « mis en cause », et donc toujours présumés innocents.

On ferait mieux de qualifier pour ce qu’il est : un « fichier de population », mais pas de n’importe quelle population, celle de la « plèbe décrétée dangereuse ».

Et puis Edvige (fichier des ex-RG), coupée en deux par Hortefeux, et sa soeur Cristina la secrète (fichier de l’ex-DST), dont on ignore tout, parce que même l’« avis favorable avec réserve » de la Cnil est classé « secret défense ».

Sans oublier le projet de triplement des caméras, les Loppsi 1 et 2 (Loi pour l’orientation et la performance de la sécurité intérieure), les LSQ, LSI, LPD (Loi prévention de la délinquance), LPR (Loi prévention de la récidive) et autres sigles barbares (plus d’une vingtaine de lois sécuritaires, en dix ans) visant à instiller la peur dans la population pour qu’elle se tienne tranquille.

C’est à ce ministère aussi qu’on doit le Prix Novlang 2010, exemple s’il en est du concept cher à George Orwell et de la réécriture de l’histoire pour la mettre en conformité avec la réalité officielle du moment.

Il s’agit de l’amendement porté par Brice Hortefeux et Eric Ciotti (rapporteur de la Loppsi 2, et lui aussi distingué en tant que pire « exécuteur de basses œuvres » aux derniers BBA, introduisant la substitution du terme « vidéoprotection » à celui de « vidéosurveillance ») et imposant la modification de toutes les lois antérieures.

A l’Éducation, les ministres tous accrocs au fichage

Autre candidat récidiviste et digne de ces oscars de la honte que sont les BBA, le ministère de l’Education nationale. Tout a commencé en 2002 avec Jack Lang, qui a introduit le logiciel Signa (rebaptisé depuis Système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire, Sivis).

C’est sur la foi de ces collectes annuelles réalisées selon des critères douteux (un tag est-il une violence ? , une violence à la maison est-elle comptabilisable ? ) qu’est aujourd’hui élaborée la fameuse liste des établissements scolaires dangereux.

Ces derniers auront droit à un cher audit, puis à l’achat de caméras et de portiques… de protection, en attendant la visite des équipes mobiles de sécurité (EMS) à demeure de « policiers référents ».

Chassée par la porte, la base élève revient par la fenêtre

En 2004, l’Education nationale (sous la férule de Gilles de Robien, puis de Xavier Darcos) a voulu moderniser sa gestion des établissements scolaires et a lancé « base élèves premier degré ».

Ont suivi les péripéties que l’on sait, la fronde des directeurs d’école, la marche arrière de Darcos » qui a supprimé les données sensibles (bien inutiles à la gestion), et la découverte de la Base nationale des identifiants élèves (BNIE), recensant les « numéros de matricule » qui vont suivre chaque enfant (fût-il scolarisé dans le public, le privé ou à domicile) dès l’âge de 3 ans et sur une durée pouvant atteindre trente-cinq ans. (Voir la vidéo sur la résistance à la base élèves)

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Luc Chatel, dernier ministre en date, cautionne le travail de ses prédécesseurs et vient de lancer plusieurs expérimentations dont le fichier de l’absentéisme (assorti de la coupure des allocs) et celui des élèves « décrocheurs », ou encore le « Livret de compétences », dont le contenu ouvrira les portes d’une belle carrière ou d’un bail longue durée à Pôle Emploi.

Avouez qu’autant de zèle à ficher nos enfants méritait bien une mention spéciale fichiers !

Les entreprises du secteur ne cessent d’innover

Au fil des années, nous avons également vu émerger des technologies et des outils nouveaux.

Avec le lobbying des fabricants-par-le-profit-alléchés qui va avec, comme le fameux « Livre Bleu » du Gixel, un consortium d’industriels de l’électronique, qui suggérait au gouvernement de confronter les citoyens « dès l’école maternelle » aux outils de contrôle, pour mieux annihiler leur résistance une fois adultes. (Voir la vidéo, un extrait du documentaire « Total Control », diffusé en juin 2006 sur Arte, avec les explications de Pierre Gattaz, président du Gixel).

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La biométrie dans les écoles a fait la une, entre 2002 et 2006. Les logiciels d’analyse d’images et de comportements ont pris le relais. Et aussi les bracelets électroniques, d’abord pour les libérés sous condition, puis pour les bébés, les personnes âgées et, espèrent les marchands de puces RFID, pour toutes les personnes nécessitant un suivi particulier ou un contrôle d’accès sélectif.

C’est tellement plus simple de pucer les gens directement !

L’an passé nous avons vu arriver les fichiers d’analyse sérielles, appliqués non plus aux crimes en série, mais aux délits (punis de plus de 5 ans) type cambriolage, dégradation de biens ou aide au séjour illégal (sic).

La cible prioritaire ? Les populations fragiles

L’autre tendance que nous permet de dégager notre travail de veille, ce sont les populations cibles, visées par la répression, qu’elle affiche ou non la couleur de la prévention.

Les demandeurs d’asile, ceux qu’on appelle maintenant les « illégaux », et les immigrés en général ont toujours été des cœurs de cible. C’est la population cobaye par excellence pour expérimenter les visas et documents d’identité biométriques, voire dans certains pays lointains l’identification des « cheptels » par puçage.

D’autres groupes humains sont venus les rejoindre. Exemple en 2005, l’adjoint au maire de Carcassonne et le commissaire divisionnaire du département qui ont été épinglés pour le fichage organisé des sans domicile fixe.

Dans le viseur, les malchanceux passés par la case psychiatrie

Actuellement, la nouvelle cible, ce sont les malchanceux qui sont passés un jour par la case psychiatrie. Simple incident de parcours, court ou long séjour, médicamentés ou non, l’Etat, avec l’aide de quelques experts dociles, veut absolument les faire entrer dans la catégorie « population dangereuse à surveiller et signaler ».

Et puis il y a les enfants à problèmes, grands ou petits, ceux qui s’éloignent de la courbe du « droit chemin », comme dirait l’auteur d’un rapport fameux, le député Jacques-Alain Bénisti. Voire les foetus, si on écoutait certains chercheurs de l’Inserm, auteurs d’une étude controversée préconisant la détection précoce ou pré-natale de la délinquance.

Tout ceci ne serait pas possible sans les acteurs « locaux » de la politique de la peur. Des « contrats locaux de sécurité » (1997, Chevènement) aux « conseils pour les droits et devoirs des familles » (2007, Sarkozy), ce sont dix ans d’« expériences » visant à canaliser les populations les plus précaires dans un lent mais minutieux carcan panoptique.

La prestation sociale, ce n’est plus un droit, ça se mérite. Sus aux « fraudeurs » ! Les fichiers de l’aide médico-sociale en deviennent le bras armé. L’individu est croisé, recoupé, calculé, disqualifié… Souvent le fichage est introduit en douce, au sein de laboratoires vivants de la « tranquillité publique ».

Aujourd’hui, tous les départements ont pour mission de recenser leurs « pauvres » et d’alimenter, notamment, le fichier central du RSA, le RMI « sous conditions de ressources ». La Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) a même été tentée par une méthode d’entretien policière qui prétendait détecter la « présomption de fraude » chez un allocataire !

Toujours plus de caméras dans nos villes

Toutes les villes, grandes ou moyennes, même de petits villages reculés, succombent à la vidéosurveillance. Fortement incités par les fabricants comme par l’Etat, qui subventionne les villes réticentes (30 millions de budget en 2010). Inefficace sur la délinquance, mais si pratique en terme électoral : « Je vous protège, réélisez-moi. »

Tout le monde suit. Les maires PS de Lyon et Paris ont eu droit à leur Orwell. D’autres utilisent leur fief électoral pour fayoter, comme Christian Estrosi, grand lauréat cette année, qui fait feu de tous bois pour s’acheter une bonne conduite :

> 600 caméras de surveillance

> Couvre-feu pour mineurs

>Portiques de sécurité dans les écoles

> Chantage aux allocs pour « parents démissionnaires »…

L’espace public est quadrillé. Pas un quartier n’est construit sans l’aval des « professionnels de l’aménagement » inféodés au ministère de l’Intérieur. Le contrôle des foules en milieu urbain s’inspire de la « doctrine de la guerre révolutionnaire », testée dans nos anciennes colonies avant d’être exportées en Amérique latine à la demande des dictateurs qui y sévissaient.

Les armes militaires d’hier deviennent les remèdes civils de demain : des drones (aéronefs sans pilote) sont ainsi « adaptés » à la lutte contre les « violences urbaines ». Un mini-hélico lanceurs de balles paralysantes a même été mis au point par le vendeur français du pistolet Taser…

Les technologies, comme on le voit, ne sont jamais neutres. Elles s’adaptent aux politiques et les rendent « acceptables ».

La Cnil, un cache-sexe bien utile

Et la Cnil, dans tout ça ? Ah, La Commission de l’informatique et des libertés ! Tout un poème… Son président Alex Türk, sénateur du Nord, membre de la Cnil depuis quinze ans, a reçu un prix spécial du jury cette année, comme un hommage à son double jeu perpétuel.

Amputée de ses principaux pouvoirs depuis 2004, avec l’aval avisé du sénateur Türk, la Cnil apparaît comme un cache-sexe, une chambre d’enregistrement. Elle ne peut dire « non » contre les fichiers de la puissance publique, seulement « non mais ». Et ses réserves sont « consultatives »…

Elle se débat et alerte encore, certes, n’a mais finalement rien d’un contre-pouvoir comme certains le pensent encore. Elle est même l’un des rouages du pouvoir, et participe donc à la société de surveillance qu’elle continue, par ailleurs, de vaguement critiquer.

L’existence même de la Cnil, dans nos sociétés « démocratiques », apparaît même comme un moyen de légitimer des mesures à tendance totalitaire. Un peu comme un « fusible » démocratique. Combien de courts-circuits y viendront à bout ?

Jean-Pierre Garnier, Jean-Marc Manach, Jerome Thorel et Christine Tréguier

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Lire aussi l’ouvrage collectif « Les surveillants surveillés » (Zones/La Découverte, oct. 2008)

Crédit Photo Flickr : Joffley

Article initialement publié sur Rue89.

Retrouvez les deux autres articles de ce troisième volet du manuel de contre-espionnage informatique : Gorge profonde: mode d’emploi et Votre historique mis à nu.

Retrouvez également le premier et le second volet de notre série sur le contre-espionnage informatique.

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http://owni.fr/2010/06/01/retour-sur-10-ans-de-big-brother-awards/feed/ 3
Plus nous nous rendons interdépendants, plus nous sommes libres http://owni.fr/2010/05/10/plus-nous-nous-rendons-interdependants-plus-nous-sommes-libres/ http://owni.fr/2010/05/10/plus-nous-nous-rendons-interdependants-plus-nous-sommes-libres/#comments Mon, 10 May 2010 16:50:27 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=15049 Dans un monde de plus en plus fluide, les structures hiérarchiques perdent en efficacité en même temps qu’elles froissent les individus épris de nomadisme. Pour favoriser l’innovation, la créativité, le bonheur de vivre, il faut créer des environnements propices à l’interaction sociale plutôt que vouloir créer des entreprises sur l’ancien modèle des startups.

L’accroissement de la complexité

Horizontalité, transversalité, réseau, coopération, collaboration… nous utilisons de plus en plus souvent ces mots pour désigner les nouvelles structures de travail et, plus généralement, d’organisation. Est-ce un phénomène de mode ou la conséquence d’une évolution plus profonde, et d’une certaine manière irréversible ?

Répondre à cette question est un préalable. Si nous vivons une mode passagère, inutile peut-être d’y adhérer. En revanche, si le phénomène s’inscrit dans notre histoire, il serait vain de le nier ou de s’arcbouter contre lui. Quelle peut donc être son origine ? Qu’est-ce qui le provoque ?

Utilisons une métaphore pour mieux comprendre la situation. Au cours d’une partie de billard, le joueur frappe la boule blanche qui en frappe d’autres, qui en frappent d’autres à leur tour. Quelle que soit la force de l’impulsion initiale, au bout de quelques secondes les boules s’immobilisent à cause des frottements. Un bon mathématicien peut modéliser sans trop de difficulté la cinétique de la partie. Nous sommes dans une situation relativement simple.

Remplaçons maintenant le tapis de feutrine du billard par de la glace, mieux par un coussin d’air comme sur les tables de air-hockey. Le même joueur qui frappe la même boule blanche la verra provoquer bien plus de perturbations dans le petit monde des autres boules. En réduisant les frottements, on accroît la complexité.

Quittons le billard et intéressons-nous à notre société. Que se passe-t-il quand deux personnes commencent à se parler sur un réseau social ? Lorsqu’elles se lisent par hasard sur un blog ? Qu’elles discutent sur Twitter ? Qu’elles échangent leurs cartes de visite via leur téléphone ? Ou même quand elles prennent le train ou l’avion pour un oui ou pour un non et qu’elles vont dans un autre coin du monde transporter leur influence ?

Nous sommes en fait passés du tapis de feutrine au coussin d’air. Avec nos nouvelles technologies d’interconnexion, nous réduisons certaines frictions sociales, celles qui d’une manière ou d’une autre tenaient les gens éloignés les uns des autres et limitaient leurs interactions. Ce mouvement naissant complexifie notre monde. Les conséquences de nos paroles et de nos faits et gestes se font sentir de plus en plus loin, ils frappent de plus en plus d’autres individus. À tel point que les modélisations mathématiques se heurtent à de sérieux écueils mêmes avec les ordinateurs les plus puissants. Que l’avenir nous apparait plus imprévisible que jamais avec la survenue de plus en plus fréquente de black swan. Que contrôler la société, ou même simplement une communauté, devient une gageure.

Nous pouvons écrire un théorème :

Interconnexion => Fluidification => Complexification

Les hétérarchies

Cette complexification ne dépend pas uniquement de notre volonté. Depuis que nous sommes des milliards sur terre, la biosphère nous lie les uns aux autres malgré nous. Mais nous avons notre part à jouer dans ce processus. Quelles possibilités avons-nous ?

1/ Nous décidons que cette complexité est inacceptable. Nous militons contre les nouvelles technologies et pour que rien ne change, certains même prônant les stratégies de réduction de la population.

2/ Toujours dans l’idée que la complexité est inacceptable, nous décidons de la faire baisser par nous-mêmes. Nous nous isolons. Nous coupons Internet. Ne voyageons plus. Freinons par tous les moyens la fluidification. Nous créons malgré nous les conditions favorables à l’ethnocentrisme ce qui ne peut qu’engendrer des conflits armés.

3/ Nous tentons de vivre la complexité et parions que des milliards d’hommes et de femme peuvent cohabiter harmonieusement sur terre.

Tous ceux qui parlent d’horizontalité, de transversalité, de réseau… ont plus ou moins consciemment opté pour ce troisième choix, le seul d’une certaine façon moralement acceptable.

Comment réussir ce tour de force ? Une observation tout d’abord. La complexité n’est pas tant en nous qu’entre nous, dans la société : les entreprises, les gouvernements, les associations… La complexité se gère au niveau individuel, puisque nous pouvons l’accroître ou la réduire, mais aussi au niveau collectif.

Comme l’a montré le cybernéticien Valentin Turchin, un système ne peut contrôler ses sous-systèmes que s’il dispose d’un niveau de complexité au moins égal au leur. Si dans une entité collective les individus créent des liens, ils augmentent la complexité, complexité qui elle-même répond à celle du monde extérieur. La structure de management doit donc accroître sa complexité pour répondre à celle du système.

Tant que les individus ont un pouvoir de complexification faible, les managers peuvent gérer la situation. En revanche, quand les individus ont pratiquement tous la même capacité de complexification, situation propre au monde technologique, l’organe de contrôle a de plus en plus de mal à augmenter sa complexité pour répondre à celle du système. Cette opération a un coût humain, énergétique et financier vite vertigineux.

Trois solutions se présentent.

1/ Si l’organe de contrôle empêche les individus de créer des liens, il solidifie le système pour éviter que sa complexité n’augmente. Nous nous retrouvons dans la situation qui conduit à l’ethnocentrisme.

2/ Si l’organe de contrôle abdique, le désordre s’installe, la complexité du système s’effondre. C’est un peu comme si sur une autoroute vous lâchiez soudainement le volant. Le système implose, devenant incapable de mener à bien ses anciens objectifs.

3/ Si l’organe de contrôle autonomise ses sous-systèmes, s’il les libère, leur fait confiance et coopère avec eux plus qu’il ne les gère. La complexité interne de chacun ses sous-systèmes a diminué sans amoindrir la complexité globale. Plutôt qu’un seul gros système, on se retrouve avec de nombreux systèmes qui interagissent.

Ils nouent entre eux des relations d’égal à égal. Leurs hiérarchies s’entrecroisent, elles forment ce qu’on appelle des hétérarchies, c’est-à-dire des réseaux de coopération sans subordination. Cette absence de subordination est capitale. Elle implique un lien réciproque, mutuellement consenti, mutuellement retourné, et non un lien unidirectionnel de type maître esclave. C’est toute la différence entre l’interdépendance et la dépendance.

Ce processus ne s’arrête pas en si bon chemin. Comme dans chacun des sous-systèmes, les individus conservent leur pouvoir de complexification, l’autonomisation peut se poursuivre. Les sous-systèmes donnent naissance à des sous-sous-systèmes et ainsi de suite jusqu’à ce que nous n’ayons plus que des individus qui interagissent les uns avec les autres. À ce moment, ils s’auto-organisent. Nous sommes passés d’une organisation coercitive à une organisation fluide en évitant le piège de l’implosion.

Nous avons nous-mêmes construit cette transition en usant de notre pouvoir de créer des liens. Plus nous nous rendons interdépendants, plus nous nous dégageons des structures de management. In fine, nous dépendons uniquement les uns des autres : nous sommes libres. Nous aboutissons à un nouveau théorème :

La complexité ne peut s’accroître qu’avec un accroissement concomitant des libertés individuelles.

Si nous usons de cette liberté pour créer de nouveaux liens et démultiplier la complexité, le processus se renforce par feedback positif :

Plus nous nous lions les uns aux autres, plus nous sommes libres.

C’est un résultat contre-intuitif, mais identifié par les psychologues et les philosophes. Ils parlent d’idiosyncrasie. Plus les gens ont de relations sociales, plus ils se singularisent. « Mes amis me définissent. »

Ainsi, nous ne nous libérons pas en coupant les liens qui nous lient aux autres, mais, au contraire, en les multipliant. Albert Jacquard a relevé le paradoxe en écrivant : « Pour être réaliste, je dois voir en l’autre une source qui contribuera à ma propre construction. Car je suis les liens que je tisse ; me priver d’échanges c’est m’appauvrir. Le comprendre c’est participer à l’Humanitude. »

Maximiser l’interdépendance maximise la liberté.

Par exemple, si nous coupons le lien avec notre boulanger, vous devons pétrir et cuire notre pain. Plus nous coupons de liens avec la diversité environnante, plus nous devons faire nous-mêmes, nous finissons par faire exactement la même chose que tous ceux qui coupent les liens, ne serait-ce que pour répondre à nos besoins élémentaires. Nous renonçons à nous singulariser, nous réduisons notre individuation.

Il se produit la même chose dans le domaine culturel. Si je décide que les écrivains publient n’importe quoi, si je cesse de les lire, je dois m’inventer mes propres histoires. Je m’enferme alors dans un monde étriqué, j’invente les mêmes histoires que des millions d’autres personnes qui ont effectué le même choix que moi.

De même, si je suis habité par la croyance que des forces transcendantes régissent le monde, je peux m’enfermer dans une religion. Ce faisant, je me coupe des autres religions et me prive d’un immense réservoir de sagesse.

En coupant les liens, en nous libérant des autres, nous réduisons nos possibilités existentielles. En apparence plus libres, parce que moins dépendants, nous sommes en réalité prisonniers d’une tribu.

Nous nous trouvons dans une situation paradoxale et pas nécessairement intuitive. Plus nous nous lions avec d’autres, plus nous accroissons la complexité et par réaction notre liberté ce qui conduit à une plus grande individuation.

Pour nous individualiser, nous devons sans cesse tisser des liens.

Je peux maintenant mettre bout à bout tous les théorèmes. La fluidification augmente la puissance d’agir, donc la liberté. Elle permet le processus d’individuation qui, à son tour, renforce la coopération. Une fois plus individué, on profite d’autant plus des possibilités offertes par la fluidification. Ce processus s’auto-entretient par feedback positif.

Le nomadisme

Imaginons une société où vivent de plus en plus d’hommes et de femmes pleinement individués. Ce que l’un aime, l’autre ne l’aime pas nécessairement. Cela est vrai dans le domaine des biens comme des services. Un produit fabriqué en grande série n’a guère de chance de les toucher. Conséquences : les producteurs fabriquent des produits en séries de plus en plus petites et il existe de plus en plus de séries, donc potentiellement de plus en plus de producteurs.

En 2004, Chris Anderson décrivit ce phénomène avec sa théorie de la longue traîne. Dans la distribution traditionnelle, dès qu’un produit ne se vend plus suffisamment, il est déréférencé, parce qu’il occupe en rayonnage un espace qui n’est plus rentable.

Sur Internet en revanche, les rayonnages étant potentiellement infinis, il n’y a aucune raison de déréférencer un produit. Un libraire en ligne peut avoir des millions de livres à son catalogue. S’il dispose d’une bonne technologie de filtrage et de recommandation, les livres qui traditionnellement ne sont plus vendus continuent de se vendre, réalisant jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires total. Cela signifie que les acheteurs n’achètent plus tous les mêmes produits, mais que nombre d’entre eux vagabondent hors des sentiers battus.

Anderson se contenta de décrire une nouvelle possibilité de business. Pour lui, de grandes entreprises pouvaient augmenter leurs revenus en adressant la longue traîne. Pour réussir ce tour de force, elles pouvaient d’ailleurs agréger les offres de vendeurs indépendants… qui chacun réussiraient à tirer son épingle du jeu.

La théorie d’Anderson a été contestée. Souvent les indépendants vendent trop peu pour survivre. Quand elle se produit, la longue traîne profite avant tout à la grande entreprise qui la met en œuvre.

Mais la théorie a aussi des implications politiques qu’Anderson n’a guère abordées. Si nous nous individuons, nous avons besoin d’une longue traîne. Si elle n’existe pas, nous devons la créer pour disposer des produits matériels ou immatériels qui combleront nos goûts variés.

Un mouvement de grande ampleur a débuté en ce sens. Parfois appelé DIY pour Do it yourself, faites-le vous-mêmes, ses panégyristes partent du principe qu’un être individué ne peut plus se satisfaire d’un produit créé en masse. « Plutôt que de sombrer dans le consumérisme, soyons acteur de notre propre consommation. » Sur Internet, des centaines de sites expliquent comment fabriquer et personnaliser une multitude d’objets du quotidien.

Dans le même esprit, des micro-entrepreneurs, c’est-à-dire des artisans qui souvent s’appuient sur les technologies de pointe, créent des produits à l’unité qu’ils ne fabriquent qu’à la demande et qui peuvent être personnalisés. Parfois ils utilisent des imprimantes 3D qui sculptent la matière. Une nouvelle façon de travailler et de consommer se développe. Le créateur et l’acheteur établissent entre eux un lien tout aussi personnalisé que l’objet qui en résulte.

Alors, chercher les manifestations de la longue traîne chez tel ou tel vendeur, dans tel ou tel domaine, n’a aucun sens. La longue traîne se manifeste dans l’ensemble de la société. L’individuation implique une offre compatible avec ce projet de vie. Entreprises de petites tailles et immense diversité de l’offre.

Rien à voir avec le monde capitaliste à l’honneur au XXème siècle. Une entreprise produisait alors une faible variété de produits, mais chacun en grand nombre. Un constructeur automobile disposait d’une dizaine de gammes, mais produisait chaque modèle par milliers, voire par millions. Il employait des centaines, voire des milliers de personnes, toutes rangées dans des cases, souvent identiques. Le désir mimétique poussait alors les clients à acheter les mêmes modèles.

La société était monolithique, une société de sédentaires. Tout le monde se levait à la même heure, partait travailler à la même heure, faisait une pause à la même heure, écoutait les mêmes informations à la radio ou à la télévision, retravaillait pour la même durée avant de regagner la maison à la même heure et une nouvelle fois subir le même lavage de cerveau. La norme s’imposait à tous dans une société mécanisée.

Mais plus nous nous interconnectons, plus nous cassons les rituels. Nous nous individuons, nous accroissons la complexité, poussons les entreprises à mêler leurs hiérarchies et à se subdiviser en unités de plus en plus autonomes qui coopèrent en réseau.

Traditionnellement, une entreprise s’apparente à une structure qui veut maintenir sa complexité propre par-devers celle de l’environnement. C’est une cellule dans un organisme plus vaste. Avec sa peau, sa frontière, elle empêche les composés internes de créer des liens arbitraires avec l’extérieur.

Cette approche avait tout son sens lorsque l’interconnexion entre les individus était difficile. Quand deux entreprises interagissaient, leurs employés interagissaient. Cet effet de levier n’a plus guère d’intérêt quand chacun des individus peut interagir par lui-même dans une infinité de modalités.

Une entreprise s’apparente à une ethnie qui emprisonne ses employés dans un jeu de règles et de codes. En freinant l’interconnexion, elle entretient le désir mimétique. Même si elle tente d’adopter des modèles d’organisation horizontaux, elle reste une structure stable et relativement durable, en-tout-cas qui cherche à imposer sa marque dans le temps. L’entreprise s’oppose au nomadisme. Car si nous usons de notre pouvoir de créer des liens, si nous accroissons la complexité sociale qui nous entoure, nous rendons inopérantes les structures de management des entreprises traditionnelles. Elles ont de plus en plus de mal à maintenir leur intégrité dans un monde qui se dématérialise et qui favorise les liens. Peu à peu, elles libèrent leurs sous-systèmes jusqu’au niveau de l’individu.

Call to action

Comment prendre en compte ce désir croissant d’individuation ? Ce désir d’être soi tout en se liant davantage aux autres ? Comment profiter de la complexification qui en résulte plutôt que de la subir ? Les politiques autant que les entrepreneurs doivent se poser ces questions.

Le monde change. Jadis peuplé de sédentaires, dans une certaine mesure qui se contentaient des liens proposés par leur environnement immédiat, des nomades l’envahissent peu à peu, en quête perpétuelle de nouveaux liens qui stimuleront leur créativité.

On peut bien sûr continuer à encourager les startups. Quel est leur principe ? Une petite équipe travaille sur une idée, récolte des fonds, construit une entreprise avec des salariés selon le modèle traditionnel. Si elle grossit, et c’est son but, elle se heurtera à la complexité environnante. Par ailleurs, ses employés, dans une certaine mesure liés de manière unidirectionnelle, verront le développement de leur individuation entravé.

Est-ce la meilleure méthode pour accompagner la nomadisation croissante des individus ? Sans doute pas. Ils préfèrent se lier de manière coopérative et souple, souvent de façon informelle, interagissant sur des projets plutôt qu’à l’intérieur de structures définies. Ils se retrouvent sur le Net, dans les réseaux sociaux, où dans divers lieux, souvent des cafés, ces tiers-lieux qui maximisent l’interaction, la complexification, l’individuation… Pour stimuler l’innovation au XXIème siècle, nous n’avons d’autre choix que de favoriser cet environnement adapté aux nomades.

Billet initialement publié par Thierry Crouzet sur le blog Le Peuple Des Connecteurs, sous le titre “La liberté c’est le lien“.

Crédits Photos CC Flickr : asleeponasunbeam, victoriapeckham, jurvetson, naoyafujii, byrne7214.

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La Russie, une ennemie d’Internet ? http://owni.fr/2010/03/28/la-russie-une-ennemie-dinternet/ http://owni.fr/2010/03/28/la-russie-une-ennemie-dinternet/#comments Sun, 28 Mar 2010 10:59:54 +0000 Gregory Asmolov (traduction Suzanne Lehn) http://owni.fr/?p=11014 3348647713_8a2da0778b

capture-de28099ecran-2010-03-27-a-225307Le degré de liberté de l’Internet russe est matière à débats. Les uns placent la Russie en compagnie de la Chine et de l’Iran sur la liste des “ennemis d’Internet”. Les autres contestent vigoureusement ce genre de généralisation et proclament que l’Internet russe est la sphère publique la plus libérale et la moins contrainte du pays.

Le récent “rapport sur les ennemis d’Internet” de l’ONG internationale Reporters Sans Frontières a tenté de mettre un peu d’ordre quant à la position de la Russie sur l’échelle de la liberté d’Internet. L’organisation a placé ce pays sur la liste des “pays sous surveillance.” Cette position et plus particulièrement la justification donnée par les auteurs du rapport ont suscité discussion et désaccord en Russie.

Le rapport originel affirme :

En Russie, suite au contrôle exercé par le Kremlin sur la majorité des médias, Internet est devenu l’espace d’échange d’informations le plus libre. Mais son indépendance est menacée par des arrestations et poursuites de blogueurs, ainsi que des blocages de sites “extrémistes” qui ne le sont pas toujours. La propagande du régime est de plus en plus présente sur la Toile. Il existe un vrai risque qu’Internet ne se transforme en outil de contrôle politique.

Et de citer une longue liste d’activités en rapport avec l’administration qui ne peuvent passer que pour une limitation de la liberté d’Internet. Parmi ces activités il y a le système de surveillance de la Toile “SORM-2″ qui rend possible la surveillance des contenus en ligne par les services de sécurité. Le rapport a aussi noté le fait que certaines des principales plates-formes de médias sociaux étaient rachetées par des oligarques très proches du pouvoir. “Reporters Sans Frontières” a en outre cité l’affaire du blocage de sites internet d’opposition par le fournisseur d’accès internet WIMAX Yota, les cyber-attaques contre les sites libéraux et les persécutions de blogueurs.

Mais il y a aussi des constatations plus optimistes. Le rapport laisse entendre que “l’Internet est devenu un espace dans lequel les gens peuvent dénoncer la corruption des fonctionnaires russes.” Néanmoins la conclusion est qu’en dépit de cela “l’impact de ces mobilisations en ligne, blogs et nouveaux médias sur la société russe reste relativement limité” et avertit que la censure sur RuNet (l’Internet russe) est susceptible de s’accroître.

Dès la publication du rapport, Radio Free Europe/Radio Liberty, une station financée par le Congrès des États-Unis, a demandé à quelques spécialistes de l’Internet russe de le commenter. Le célèbre blogueur et journaliste Oleg Kozyrev a déclaré [en russe] à RFE/RL:

Мы живем в ситуации, когда любой блогер может стать участником уголовного дела. Но тотального преследования блогеров, конечно, сейчас в России нет. Есть просто эпизодические удары по некоторым гражданским активистам. Я бы разделил ситуацию с блогерами на два типа: собственно преследование государства – силами правоохранительных структур, провластных политических организаций. И когда блоггер подпадает под административные или уголовные правонарушения из-за того, что законодательство его надежно не защитило.

Nous vivons une situation où n’importe quel blogueur peut devenir partie prenante d’un acte criminel. Mais il n’y a pas actuellement de persécution totale des blogueurs en Russie. Il y a simplement quelques coups assénés épisodiquement à des activistes citoyens. Je diviserais la situation des blogueurs en deux séries de cas : la persécution par le gouvernement avec l’aide des structures de maintien de l’ordre et la situation où un blogueur tombe sous le coup d’infractions administratives ou criminelles parce que la législation ne l’a pas protégé efficacement.

Le directeur exécutif de l’agence “Réseaux sociaux” Denis Terehov s’inscrit en faux [en russe] contre l’idée de censure sur RuNet :

О какой цензуре можно вести речь, если на сегодняшний день в Рунете есть 60 млн. аккаунтов сети в “Контакте”, 50 млн. аккаунтов в “Одноклассниках” и 2 млн. дневников в “Лайф Джорнале”. Кто кого контролирует? Кто кому не дает писать? Мы же не в Китае, где цензурируют “Гугл”. Мы же не в Казахстане, где отключили “Лайф Джорнал”. Никто никому не запрещает писать, объяснять свою позицию.

De quelle censure parle-t-on alors qu’il y a 60 millions de comptes sur Vkontakte.ru, 50 millions sur Odnoklassniki.ru et deux millions de journaux en ligne sur Livejournal ? Qui empêche qui que ce soit d’écrire ? Nous ne sommes pas en Chine où ils censurent Google. Nous ne sommes pas au Kazakhstan où ils ont fermé Livejournal. Personne n’interdit à qui que ce soit d’écrire et d’exprimer sa position.

Le président de la “Fondation pour la protection de la liberté de parole” Alexeï Simonov souligne [en russe] la différence entre Internet et les médias traditionnels russes, où les rédacteurs en chefs et les journalistes savent d’avance ce qu’ils ne sont pas autorisés à dire :

Что касается Интернета, то там цензуры не может быть. Цензура – это предварительный просмотр перед публикацией. Но ведь невозможно предварительно посмотреть, например, блог, верно? Вопрос не в том, чтобы не дать этому выйти, а в том, чтобы наказать за то, что уже вышло. А это уже называется по-другому.

En ce qui concerne Internet, il ne peut y avoir aucune censure. La censure, c’est une analyse préliminaire avant la publication. Mais il est pour sûr impossible d’examiner préventivement un blog, pas vrai ? Il ne s’agit pas d’empêcher quelque chose d’être publié, mais de punir pour quelque chose qui l’a déjà été. Et ça porte un autre nom.

“La plus étonnante collection de mythes et de légendes sur RuNet”

Quoi qu’il en soit, au-delà de la discussion si l’Internet russe est censuré ou pas, la façon dont cette affirmation a été justifiée par le rapport sur les “Ennemis d’Internet” a suscité quelques débats et discussions. Alexander Amzin,spécialiste d’Internet à la principale agence d’information en ligne russe Lenta.ru a écrit un article contestant la plupart des faits cités dans le chapitre sur la Russie du rapport de “Reporters sans Frontières”.

A.Amzin écrit [en russe]

Эти шесть страниц – самое удивительное собрание мифов и легенд Рунета последних нескольких лет.

Ces six pages sont la plus étonnante collection de mythes et de légendes sur RuNet de ces quelques dernières années.

Selon Alexander Amzin, certains des faits cités dans le rapport sont connus de longue date. Ainsi, le système SORM-2 fonctionne depuis 2000 et il n’est pas clairement prouvé qu’il ait été à l’origine de la moindre action répressive. En outre, A. Amzin rappelle que la plupart des pays dans le monde ont des systèmes de contrôle du trafic. Autre fait ancien, l’achat de Livejournal par un oligarque russe proche du Kremlin. Il n’y a pas non plus de preuve évidente que cela ait eu un effet sur la liberté d’expression sur la plateforme de blogs la plus populaire du pays.

Alexander Amzin rappelle aussi que le blocage de sites web par l’hébergeur Yota s’étendait à des sites gouvernementaux. Il note que les développements ultérieurs de cet incident ont montré que ce blocage ne résultait pas de la censure mais d’un problème technique. Le spécialiste de Lenta.ru souligne que Vadim Tcharouchev, qui a été interné contre sa volonté dans un hôpital psychiatrique n’était pas le créateur du réseau social VKontakte.ru, comme l’affirme le rapport, mais un militant des réseaux sociaux. A. Amzin conteste également l’affirmation que la loi russe autorise les autorités à intercepter des données sur la Toile sans mandat judiciaire préalable.

Ce qui a le plus indigné Alexander Amzin, c’est l’affirmation du rapport sur un groupe appelé la “Brigade”, composé de gens qui postent des commentaires pro-gouvernementaux (dont certains le feraient contre paiement).

К сожалению, аналитикам “Репортеров без границ” никто не объяснил, что “бригада” является городской легендой Рунета. Говорят, что у всех популярных блогеров есть куратор в органах. Говорят, что все патриоты сидят на зарплате. Говорят, что власти специально организуют распределенные атаки на оппозиционные сервера. Все это слухи одного порядка, для критического анализа которых достаточно бритвы Хэнлона

Malheureusement, personne n’a expliqué aux analystes de “Reporters sans Frontières” que “la brigade” est une légende urbaine de RuNet. On dit que chaque blogueur populaire a un curateur dans les organes [de sécurité]. On dit que tous les patriotes sont payés. On dit que les autorités organisent spécialement des attaques par déni de service contre les serveurs informatiques de l’opposition. Tout cela, ce sont des rumeurs du même acabit, pour l’analyse critique desquelles il suffit d’utiliser le Rasoir de Hanlon («Ne jamais attribuer à la malignité ce que la stupidité suffit à expliquer» ).

Alexander Amzin écrit aussi que l’affirmation selon laquelle la mobilisation en ligne se borne à RuNet ignore la réalité. Cependant, il y a un point qui rencontre l’accord de l’expert russe :

Может создаться впечатление, что отчет состоит из одних ошибок. Это не так. Серьезная часть документа занимает ровно одну страницу. Там перечислены блогеры, которые за свои высказывания понесли уголовную ответственность или просто стали фигурантами уголовных дел. Блогеров действительно сажают, и это действительно очень плохо.

On peut en retirer l’impression que le rapport est entièrement erroné. Ce n’est pas le cas. Il y a une partie sérieuse de ce document qui tient en une page. C’est une liste de blogueurs qui pour leurs opinions ont fait l’objet de poursuites criminelles ou sont simplement passés en procès. Des blogueurs sont certes emprisonnés et certes, c’est très mauvais.

L’article d’A. Amzin a aussi soulevé un débat parmi les utilisateurs de RuNet. Certains ont affirmé que A. Amzin lui-même fait preuve d’un patriotisme exagéré et ont cité des anecdotes très récentes qui avaient fait monter la méfiance envers la zone RuNet, dont la fermeture des sites Torrents.ru et Ifolder.ru. On peut aussi rappeler l’affaire de la fermeture de l’index des blogs Yandex qui a fait disparaître l’une des plates-formes les plus influentes pour un ordre alternatif de l’information sur RuNet.

L’un des commentaires de la critique d’A. Amzin, conteste toutefois [en russe] l’affirmation que la “Brigade” n’est qu’une légende urbaine :

Тролли есть. Все сайты где обсуждается наше родное дерьмо валят тупыми однотипными комментами с целью свести обсуждение на банальные оскорбления. И за это начисляется зарплата. И есть кураторы. Автор, Вы не из них? Истеричное выдергивание ошибок списка “врагов интернета” выдается как необъективность всего списка. Автор считает, что “Репортеры без границ” не в состоянии мониторить инфу про Рунет?

Il y a des trolls. Tous les sites où notre population discute de notre merde débordent de commentaires stupides du même genre ayant pour but de réduire la discussion à des insultes ordinaires. Et pour cela il y a un salaire versé. Et il y a des curateurs. Auteur, êtes-vous un de ceux-là ? La tentative hystérique de liste d’erreurs des “ennemis d’Internet” est présentée comme une preuve du manque d’objectivité du chapitre entier. L’auteur considère-t-il que “Reporters sans Frontières” n’est pas capable de vérifier l’information sur RuNet ?

La polémique sur le chapitre russe des “ennemis d’Internet” du rapport accentue le caractère hautement complexe de la réalité dans le segment russe de l’Internet. Les questions de la nature de l’engagement des pouvoirs publics, de la censure et des limites à la liberté d’expression n’ont pas de réponse simple. RuNet est nécessairement sous surveillance. Inclure la Russie dans la liste des pays préoccupants est certainement justifié. Mais il y faut aussi une approche prudente, capable de distinguer le mythe des faits, essayer d’examiner la complexité, et bannir l’approche “en noir et blanc” qui classe certains procédés comme preuves d’une action répressive de la part des autorités.

Billet initialement publié sur Global Voices

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