OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 JO 2012 © : cauchemar cyberpunk http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/ http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/#comments Mon, 30 Jul 2012 10:56:08 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=117286 À première vue, il y a assez peu de rapports entre les Jeux olympiques de Londres et les univers dystopiques du cyberpunk, tel qu’ils ont été imaginés à partir des années 80 dans les romans de William Gibson, de Bruce Sterling, de Philip K. Dick ou de John Brunner.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

À bien y réfléchir cependant, le dopage – dont le spectre rôde sans surprise toujours sur ces Jeux 2012 – est déjà un élément qui fait penser au cyberpunk, où les humains cherchent à s’améliorer artificiellement par le biais d’implants bioniques ou l’absorption de substances chimiques.

Mais c’est plutôt à travers la gestion des droits de propriété intellectuelle par le CIO que l’analogie avec le cyberpunk me semble la plus pertinente et à mesure que se dévoile l’arsenal effrayant mis en place pour protéger les copyrights et les marques liés à ces Jeux olympiques, on commence à entrevoir jusqu’où pourrait nous entraîner les dérives les plus graves de la propriété intellectuelle.

Une des caractéristiques moins connues des univers cyberpunk est en effet la place que prennent les grandes corporations privées dans la vie des individus. L’article de Wikipédia explicite ainsi ce trait particulier :

Multinationales devenues plus puissantes que des États, elles ont leurs propres lois, possèdent des territoires, et contrôlent la vie de leurs employés de la naissance à la mort. Leurs dirigeants sont le plus souvent dénués de tout sens moral. La compétition pour s’élever dans la hiérarchie est un jeu mortel.

Les personnages des romans cyberpunk sont insignifiants comparativement au pouvoir quasi-divin que possèdent les méga-corporations : ils sont face à elles les grains de sable dans l’engrenage.

Dans les univers cyberpunk, les firmes privées les plus puissantes ont fini par absorber certaines des prérogatives qui dans notre monde sont encore l’apanage des États, comme le maintien de l’ordre par la police ou les armées. Les corporations cyberpunk contrôlent des territoires et les employés qui travaillent pour elles deviennent en quelque sorte l’équivalent de “citoyens” de ces firmes, dont les droits sont liés au fait d’appartenir à une société puissante ou non.

Olympics Game Act

Pour les JO de Londres, le CIO est parvenu à se faire transférer certains droits régaliens par l’État anglais, mais les romanciers de la vague cyberpunk n’avaient pas prévu que c’est par le biais de la propriété intellectuelle que s’opérerait ce transfert de puissance publique.

Image de gauche : Des opposants aux Jeux qui détournent le logo officiel de l’évènement. Vous allez voir que ce n’est pas sans risque sur le plan juridique… | Image de droite : Des affiches protestant contre les restrictions imposées par le CIO sur le fondement du droit des marques.

Pour défendre ses marques et ses droits d’auteur, mais aussi être en mesure de garantir de réelles exclusivités à ses généreux sponsors comme Coca-Cola, Mac Donald’s, Adidas, BP Oil ou Samsung, le CIO a obtenu du Parlement anglais le vote en 2006 d’un Olympics Game Act, qui lui confère des pouvoirs exorbitants. L’Olympics Delivery Authority dispose ainsi d’une armada de 280 agents pour faire appliquer la réglementation en matière de commerce autour des 28 sites où se dérouleront les épreuves et le LOCOG (London Organizing Committee) dispose de son côté d’une escouade de protection des marques, qui arpentera les rues de Londres revêtue de casquettes violettes pour s’assurer du respect de l’Olympics Brand Policy. Ils auront le pouvoir d’entrer dans les commerces, mais aussi dans les “locaux privés”, et de saisir la justice par le biais de procédures d’exception accélérées pour faire appliquer des amendes allant jusqu’à 31 000 livres…

L’Olympics Game Act met en place une véritable police du langage, qui va peser de tout son poids sur la liberté d’expression pendant la durée des jeux. Il est par exemple interdit d’employer dans une même phrase deux des mots “jeux”, “2012″, Twenty Twelve”, “gold”, “bronze” ou “medal”. Pas question également d’utiliser, modifier, détourner, connoter ou créer un néologisme à partir des termes appartenant au champ lexical des Jeux. Plusieurs commerces comme l’Olympic Kebab, l’Olymic Bar ou le London Olympus Hotel ont été sommés de changer de noms sous peine d’amendes.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’usage des symboles des Jeux, comme les anneaux olympiques, est strictement réglementé. Un boulanger a été obligé d’enlever de sa vitrine des pains qu’il avait réalisés en forme d’anneaux ; une fleuriste a subi la même mésaventure pour des bouquets reprenant ce symbole et une grand-mère a même été inquiétée parce qu’elle avait tricoté pour une poupée un pull aux couleurs olympiques, destiné à être vendu pour une action de charité !

Cette règle s’applique aussi strictement aux médias, qui doivent avoir acheté les droits pour pouvoir employer les symboles et les termes liées aux Jeux. N’ayant pas versé cette obole, la chaîne BFM en a été ainsi réduite à devoir parler de “jeux d’été” pour ne pas dire “olympiques”. Une dérogation légale existe cependant au nom du droit à l’information pour que les journalistes puissent rendre compte de ces évènements publics. Mais l’application de cette exception est délicate à manier et le magazine The Spectator a été inquiété pour avoir détourné les anneaux olympiques sur une couverture afin d’évoquer les risques de censure découlant de cet usage du droit des marques. Cet article effrayant indique de son côté que plusieurs firmes anglaises préfèrent à titre préventif s’autocensurer et dire “The O-word” plutôt que de se risquer à employer le terme “Olympics“. On n’est pas loin de Lord Voldemort dans Harry Potter, Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Dire-Le-Nom !

Censure

Le dérapage vers la censure, le CIO l’a sans doute déjà allègrement franchi. Le blog anglais Free Speech rapporte que les comptes Twitter d’activistes protestant contre la tenue des Jeux à Londres ont été suspendus suite à des demandes adressées à Twitter, parce qu’ils contenaient dans leur nom les termes JO 2012. Des moyens exceptionnels de police ont aussi été mis en place pour disperser les manifestations et patrouiller dans plus de 90 zones d’exclusion. Plus caricatural encore, il n’est permis de faire un lien hypertexte vers le site des JO 2012 que si l’on dit des choses positives à leurs propos ! Même Barack Obama et Mitt Romney ont été affectés par la police du langage du CIO, qui a exigé pour violation du copyright que des vidéos de campagne faisant allusion aux JO soient retirées…

Pour les spectateurs qui se rendront dans les stades, le contrôle sera plus drastique encore et ils seront liés par des clauses contractuelles extrêmement précises, détaillées sur les billets d’entrée. Ces mesures interdisent par exemple de rediffuser des vidéos ou des photos sur les réseaux sociaux, afin de protéger les exclusivités accordées aux médias et là encore, des cellules de surveillance ont été mises en place pour épier des sites comme Twitter, Facebook, YouTube, Facebook ou Instagram.

Image de droite : Tatouage cyberpunk, mais l’athlète avec la marque d’une firme sur le bras n’est pas encore plus représentatif de ce courant de la Science Fiction ?

Les règles des jeux dicteront également aux spectateurs jusqu’à ce qu’ils doivent manger. Impossible par exemple d’échapper aux frites de Mac Donald’s dans les lieux où se dérouleront les épreuves, ce dernier ayant obtenu une exclusivité sur ce plat, sauf comme accompagnement du plat national des fish’n chips pour lequel une exception a été accordée ! La propriété intellectuelle dictera également la manière de s’habiller, les autorités olympiques ayant indiqué qu’on pouvait tolérer que les spectateurs portent des Nikes alors qu’Adidas est sponsor officiel, mais pas qu’ils revêtent des T-Shirts Pepsi, dans la mesure où c’est Coca-Cola qui a payé pour être à l’affiche ! Pas le droit non plus d’apporter des routeurs 3G ou WiFi sous peine de confiscation : British Telecom a décroché une exclusivité sur l’accès WiFi et les spectateurs devront payer (mais uniquement par carte Visa, sponsor oblige !).

On pourrait encore multiplier ce genre d’exemples digne de Kafka, mais la démonstration me semble suffisamment éloquente. Ces Jeux de Londres nous font pleinement entrer dans l’âge cyberpunk. Un formidable transfert de puissance publique vers des firmes privées a été réalisé, en utilisant comme levier des droits de propriété intellectuelle. On mesure alors toute la force des “droits exclusifs” attachés aux marques et au copyright, dès lors qu’ils s’exercent ainsi de manière débridée, dans un environnement saturé de signes et de logos. Le Tumblr OpenOlymPICS documente la manière dont la ville de Londres s’est transformée avec l’évènement et comment les lieux se sont couverts d’allusion aux JO : ce sont autant de “marques” qui donne prise au pouvoir du CIO sur l’espace.

Cette propriété privée aboutit en fait bien à “priver” les citoyens de leurs libertés publiques pour les soumettre à la loi des corporations. Grâce à ces droits, ce sont des biens publics essentiels comme les mots du langage, l’information, l’espace urbain, les transports en commun, la gastronomie, les codes vestimentaires qui sont “privatisés”.

Au-delà d’ACTA ou de SOPA

Le déclic qui m’a le plus fortement fait penser à l’univers cyberpunk, je l’ai eu lorsque nous avons appris qu’un athlète avait décidé de louer son épaule pour faire de la publicité sauvage pour des marques n’ayant pas versé de droits aux CIO par le biais d’un tatouage. Ce coureur a mis son propre bras aux enchères sur eBay et il s’est ainsi offert à une agence de pub’ pour 11 100 dollars. On est bien ici dans la soumission d’un individu à une corporation et elle passe comme dans les romans cyberpunk par des modifications corporelles qui inscrivent cette vassalité dans la chair !

Ces dérives sont extrêmement graves et elles dessinent sans doute les contours d’un avenir noir pour nos sociétés. Au cours de la lute contre ACTA, SOPA ou PIPA, l’un des points qui a attiré le plus de critiques de la part des collectifs de lutte pour la défense des libertés était précisément le fait que ces textes transféraient à des opérateurs privés (FAI ou titulaires de droits) des pouvoirs de police pour faire appliquer les droits de propriété intellectuelle. C’est exactement ce que la Quadrature du net par exemple reprochait au traité ACTA, dans cette vidéo Robocopyright ACTA, qui détournait d’ailleurs un des films emblématiques de la culture cyberpunk.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce que le CIO a obtenu du gouvernement britannique dépasse très largement tout ce qui figurait dans ACTA ou SOPA en termes de délégation de puissance publique. J’ai encore du mal à le croire, mais dans cet article, on apprend même que le Ministre de la défense britannique prévoyait, à la demande des autorités olympiques, d’installer des batteries de missiles sur des toits d’immeubles d’habitation pour protéger des sites olympiques d’éventuelles attaques terroristes. Si ça, c’est pas cyberpunk !

manifestation anti Jeux olympiques2012

Olympics 2012 London Missile Protest. Par OpenDemocraty. CC-BY-SA. Source : Flickr

“D’une dictature ou d’un pays ultralibéral“

Dans un article paru sur le site du Monde, Patrick Clastre, un historien spécialisé dans l’histoire des Jeux indique que le degré de contrôle n’a jamais été aussi fort que pour ces Jeux à Londres, bien plus en fait qu’il ne le fut à Pékin en 2008. Il ajoute que pour imposer ce type de règles, le CIO a besoin “d’une dictature ou d’un pays ultralibéral“.

Cette phrase est glaçante.

Imaginez un instant qu’un parti politique par exemple ait la possibilité de contrôler les médias, de mettre en œuvre une censure, de lever une police privée, de faire fermer des commerces, d’imposer à la population des règles concernant la nourriture et l’habillement, etc. Ne crierait-on pas à la dérive fascisante et n’aurait-on pas raison de le faire ? Le niveau de censure et de contrôle exercé en ce moment à Londres est-il si différent de celui qui pesait sur les populations arabes avant leurs révolutions ?

Doit-on faire deux poids, deux mesures parce que des firmes et des marques sont en jeu plutôt qu’un parti ? En ce sens, je vois un certain parallèle entre ces jeux de Londres de 2012 et les funestes jeux de Berlin de 1936. On dira peut-être que je marque un point Godwin, mais en termes d’atteinte aux libertés publiques, est-on vraiment si éloigné de ce qui se passait en Allemagne durant l’entre-deux-guerres ?

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La semaine dernière, Jérémie Nestel du collectif Libre Accès a écrit un billet extrêmement fort, intitulé “la disparition des biens communs cognitifs annonce une société totalitaire“. J’étais globalement d’accord avec son propos, même si je trouvais l’emploi du terme “totalitaire” contestable. Mais cet article comporte les passages suivants, qui font directement écho aux dérapages juridiques des Jeux olympiques :

La volonté des multinationales de privatiser les biens communs cognitifs est une atteinte à la sphère publique. La sphère publique, jusqu’à présent désignée comme un espace ouvert accessible à tous, au sein duquel on peut librement circuler, peut s’étendre aux espaces cognitifs. [...]

Empêcher la transformation d’une œuvre, et crèer artificiellement une frontière au sein « des espace communs de la connaissance » est un acte propre à une société totalitaire.

Les règles mises en place par le CIO pour protéger ses droits de propriété intellectuelle portent gravement atteinte à la sphère publique et elles aboutissent à la destruction de biens communs essentiels. Hannah Arendt explique très bien que le totalitarisme opère en détruisant la distinction entre la sphère publique et la sphère privée. Dans le cas des fascismes d’entre-deux-guerres ou du stalinisme, c’est la sphère publique qui a débordé de son lit et qui a englouti la sphère privée jusqu’à la dévorer entièrement.

Les dérives de la propriété intellectuelle que l’on constate lors de ces Jeux olympiques fonctionnent en sens inverse. C’est cette fois la sphère privée qui submerge l’espace public et le détruit pour le soumettre à sa logique exclusive. L’effet désastreux sur les libertés individuelles est sensiblement identique et c’est précisément ce processus de corruption qu’avaient anticipé les auteurs du cyberpunk, avec leurs corporations souveraines.

À la différence près qu’ils n’avaient pas imaginé que ce serait la propriété intellectuelle qui serait la cause de l’avènement de ce cauchemar…

En France aussi

Ne croyons pas en France être à l’abri de telles dérives. Tout est déjà inscrit en filigrane dans nos textes de lois. Le Code du Sport prévoit déjà que les photographies prises lors d’une compétition appartiennent automatiquement aux fédérations sportives, ce qui ouvre la porte à une forme d’appropriation du réel. A l’issue de l’arrivée du Tour de France, des vidéos amateurs ont ainsi été retirées de YouTube à la demande de la société organisatrice du Tour, avec l’accord du CSA, qui dispose en vertu d’une autre loi du pouvoir de fixer les conditions de diffusion de ce type d’images. Et les compétences de cette autorité s’étendent aux manifestations sportives, mais plus largement “aux évènements de toute nature qui présentent un intérêt pour le public“

Réagissons avant qu’il ne soit trop tard et refusons ces monstruosités juridiques !

PS : une chose qui me fait rire quand même, c’est que visiblement le CIO rencontre quelques problèmes avec le logo des Jeux de Londres 2012, qu’un artiste l’accuse d’avoir plagié à partir d’une de ses œuvres…

Article initialement publié sur le blog :: S.I.Lex :: de Calimaq sous le titre “Comment la propriété intellectuelle a transformé les Jeux olympiques en cauchemar cyberpunk”

Image de une PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par Stuck in Customs

Retrouvez toutes les chroniques juridiques de Calimaq publiées chaque semaine sur Owni

]]>
http://owni.fr/2012/07/30/jo-2012-bienvenue-en-dystopie-cyberpunk/feed/ 142
Recherche sérendipité désespérement [1/3] http://owni.fr/2011/08/13/recherche-serendipite-desesperement-villes-reseaux-sociaux/ http://owni.fr/2011/08/13/recherche-serendipite-desesperement-villes-reseaux-sociaux/#comments Sat, 13 Aug 2011 15:07:05 +0000 Ethan Zuckerman http://owni.fr/?p=76118 La sérendipité peut être définie comme la capacité à découvrir des choses par hasard. Start upper à succès, futur reponsable de recherche au MIT… Ethan Zuckermann est d’abord un fou de web qui y a trouvé la matrice de découvertes non voulues, ouvertures de l’esprit et nouveaux horizons… En un mot, des choses qu’il ne cherchait pas, trouvés par sérendipité. Pour explorer la profondeur de ce mécanisme, OWNI vous propose en un feuilleton de trois parties, un condensé d’une conférence sur le sujet, des origines des heureux hasards urbains jusqu’aux interconnexions aléatoires des réseaux.

En mai 2011, Ethan Zuckerman clôturait la conférence CHI 2011 à Vancouver. Il écrivait alors sur son blog :

“Je suis ravi d’avoir la chance de partager des idées avec certains des chercheurs et des spécialistes les plus brillants sur les questions des interactions humaines et numériques, et peut être d’en convaincre certains de réfléchir avec moi sur un sujet qui m’obsède de plus en plus: la création de structures en ligne et hors ligne pour augmenter les chances de sérendipité. Je suis particulièrement honoré de partager la scène, virtuellement, avec Howard Rheingold, qui a ouvert la conférence cette semaine en parlant d’apprentissage et d’éducation numérique.
Je sais d’expérience qu’il est impossible de faire le tour d’un sujet en 40 minutes, même en parlant aussi vite qu’un New Yorkais sous speed. Cet article de blog est une version augmentée de mon discours.”



Les liens de cet article sont en anglais.

En 2008, la majorité de la population mondiale vivaient dans des villes. Dans les pays les plus développés (selon l’OCDE), le chiffre s’élève à 77%, alors que dans les pays les moins développés (tels que définis par l’ONU), 29% de la population est urbaine. En simplifiant beaucoup, on peut voir le développement économique comme un passage d’une population rurale, qui subvient à ses besoins grâce à une agriculture de subsistance, à une population urbaine qui se consacre aux industries de transformation et de services, nourrie par une minorité restée concentrée sur l’agriculture.


Ce graphique de la Banque mondiale pourrait même sous-estimer l’inexorabilité apparente du passage du rural à l’urbain. En 1800, 3% de la population mondiale vivait en ville, pour la plupart dans des métropoles européennes comme Londres ou Amsterdam. Une majorité de la population était rurale – environ 80% en Angleterre et 75% aux Pays-Bas. Un siècle plus tard, 14% de la population avait migré vers les villes. Depuis 1950, on assiste à une hausse de la population urbaine à un rythme beaucoup plus soutenu que pour la population rurale. Le rapport du département des affaires économiques et sociales des Nations Unies sur l’urbanisation mondiale [PDF] en prédit la hausse continue parallèlement au déclin des populations rurales.

Pourquoi la ville?

Ça n’est peut être pas évident pour un habitant d’un pays développé, mais la ville de Lagos, avec ses 8 millions d’habitants, sa croissance démographique supérieure à 4% par an et son agglomération bondée, est une destination très séduisante pour les Nigérians des zones rurales. Dans les villes des pays en développement, les écoles et les hôpitaux ont tendance à être bien meilleurs que dans les zones rurales. Même avec des taux élevés de chômage, les opportunités économiques sont largement supérieures dans les zones urbaines. Mais il existe une explication plus prosaïque : les villes sont excitantes. Elles offrent un choix d’endroits où se rendre, et des choses à faire et à voir. Les individus quitteraient la campagne pour la ville afin d’éviter l’ennui. Il est facile de qualifier cette idée de triviale. Mais elle ne l’est pas. Comme l’explique Amartya Sen dans son livre « Development as Freedom », les gens ne veulent pas seulement être moins pauvres, ils veulent aussi plus d’opportunités et plus de libertés. Les villes promettent du choix et des opportunités, et donnent souvent satisfaction.

Ce qui est plus difficile à comprendre, pour moi en tous cas, sont les raisons pour lesquelles n’importe qui aurait emménagé à Londres entre 1500 et 1800, pendant les années où la ville a vécu une croissance rapide et continue et est devenue la plus grande métropole du 19e siècle. D’abord, la ville avait une malheureuse tendance à partir en flammes. Le Grand Feu de 1666, qui a provoqué quelques 200 000 sans-abris, était seulement le plus important d’une série d’incendies, tous assez graves pour se distinguer des incendies quotidiens qui menaçaient les maisons et les chaumières. Les Londoniens auraient dû être plus touchés par ces incendies, mais 100 000 d’entre eux – soit un cinquième de la population – avaient été tués l’année précédente par une épidémie de peste bubonique, qui s’était rapidement propagée dans la ville infestée de rats.(L’ordre du maire de Londres de tuer tous les chats et les chiens de peur qu’ils ne transmettent l’épidémie n’avait rien arrangé, puisqu’ils auraient pu, au contraire, tuer des rats infestés.)

À l’époque du Londres de Dickens, la menace ne venait plus des incendies mais plutôt du système d’apprivoisement en eau de la ville. Des égouts à ciel ouvert, remplis de déchets ménagers, ainsi que le crottin des milliers de chevaux, utilisés pour tirer les bus et les taxis, se déversaient dans la Tamise, principale source d’eau pour les habitants. Nous nous souvenons de la vague de choléra particulièrement grave de 1854 parce qu’elle conduisit à la découverte par John Show de l’origine de l’épidémie, lors de son enquête sur la pompe à eau de Broad Street.

Mais les épidémies de choléra étaient fréquentes entre les années 1840 et 1860 à cause de la combinaison d’égouts à ciel ouvert et de fosses creusées à l’arrière des résidences privées, qui débordaient souvent après l’abandon des pots de chambres au profit de toilettes à chasse d’eau plus modernes, ce qui augmentait considérablement le volume de déchets à éliminer. La puanteur de Londres durant l’été caniculaire de 1858 était telle qu’une série d’enquêtes parlementaires avaient été lancées – « The Great Stink » (« La grande puanteur »), comme les historiens appelle l’événement a mené à la construction du système de canalisations londonien dans les années 1860.

Aux 18e et 19e siècles, les gens qui s’amassaient dans les villes ne le faisaient pas pour leur santé. Dans les années 1850, l’espérance de vie d’un homme né à Liverpool était de 26 ans, contre 57 ans pour un homme en zone rurale. Mais les villes comme Londres avaient un attrait assez similaire à celui de Lagos aujourd’hui. La ville offrait des opportunités économiques aux pauvres sans terre, et un éventail d’emplois nés du commerce international généré par l’activité des ports. Pour certains, les opportunités intellectuelles apportées par les universités et les cafés étaient une attraction, quand pour d’autres il s’agissait de la possibilité de courtiser et de se marier en dehors des communautés rurales restreintes qui les poussaient à se relocaliser. Amsterdam a construit sa puissance au 17e siècle en permettant aux Huguenots français, aux juifs espagnols et portugais et aux catholiques néerlandais de pratiquer leurs religions librement – une telle tolérance religieuse aurait été bien plus difficile à trouver dans les zones rurales.
On venait alors en ville pour rencontrer des gens qu’on n’aurait pas rencontrés à la campagne : pour commercer avec eux, pour apprendre d’eux, pour se marier avec eux ou pour prier avec eux. On venait en ville pour devenir un comospolite, un citoyen du monde.

Le terme « cosmopolite » vient de l’association des mots grecs « monde » (Cosmos – Κόσμος) et « ville » (Polis – Πόλις). Il a été forgé par le philosophe cynique Diogène, qui s’enfuit de sa Sinope natale pour rejoindre Athènes (fuyant probablement les autorités, puisque certaines sources disent qu’il quittait sa ville pour échapper à des accusations de contrefaçons). Là, il vécut dans un tonneau dans l’agora, provoquant des combats avec d’importants philosophes, et faisant tout son possible pour violer toutes les normes sociétales imaginables. (Les chiens du portrait ci-dessus sont une référence à son surnom, « Diogène le chien, » les historiens affirment que comme eux Diogène mangeait, dormait, se lavait, urinait et déféquait en public.) Sa déclaration où il affirme ne pas être un citoyen d’Athènes ou de Sinope, mais un citoyen du monde – aussi bien en tant que transgression sociale, qu’identité vécue – vaut la peine d’être lue.

Le philosophe Kwame Appiah remarque que vivre comme un citoyen du monde n’est devenu possible que depuis ces cents dernières années. Les 97% de la population vivant dans des zones rurales en 1800 était très peu susceptible de rencontrer quelqu’un qui ne partageait pas leur langue, leur culture ou leur système de croyance. Une des raisons pour lesquelles nous avons des difficultés à vivre de manière vraiment cosmopolite, selon Appiah, est que nous sommes beaucoup plus habitués à l’esprit de clocher qu’au cosmopolitisme.

Les villes, moteurs de sérendipité ?

Avant l’apparition des télécommunications, si vous vouliez être confronté à une façon de penser radicalement différente de la votre – par exemple celle d’un clochard agitateur qui dort dans une benne – votre plus grande chance était de déménager en ville. Les villes sont des machines pour le commerce, l’apprentissage, la religion, mais ce sont aussi de puissantes machines de communication. Les villes permettent une communication en temps réel entre différents individus et groupes et la diffusion rapide d’idées et de pratiques nouvelles à de nombreuses communautés. Même à l’âge de la communication numérique instantanée, les villes gardent leur fonction en tant que technologie de la communication qui permet des contacts permanents avec l’étrange et le différent.

Puisque la ville est une technologie de la communication, il n’est pas surprenant que les premières descriptions d’Internet utilisent l’espace urbain comme métaphore. Les premiers auteurs cyberpunk, comme William Gibson et Neal Stephenson, étaient fascinés par les façons dont Internet pouvait amener l’étrange, le dangereux et l’inattendu (mais aussi le trivial et le quelconque) à constamment se disputer notre attention. Pour ces auteurs, la façon dont l’Internet du futur se présenterait aux internautes devrait se rapprocher de la logique urbaine ; ce qui est assez étrange si l’on considère que Gibson avait peu d’expérience en informatique (il a écrit Neuromancer sur une machine à écrire) alors que Stephenson était un programmeur aguerri, développant des logiciels Macintosh dans l’espoir de transposer Snow Crash en film animé. Et puis, après tout, il n’y a pas de raison pour que les données ne soient pas représentées sous forme de forêts ou de mers de bits.

Mais Gibson et Stephenson s’intéressaient aux espaces virtuels en tant qu’espaces où les gens étaient forcés d’interagir parce que beaucoup d’entre eux voulaient être au même endroit au même moment, et se rencontraient sur leur chemin vers une même destination. D’un côté c’est une façon absurde de visualiser des données – pourquoi forcerions-nous des gens à être en contacts rapprochés alors que nous bâtissons des espaces qui peuvent être infinis ? Tous les deux pensaient que nous voudrions interagir sur ces cyberespaces comme nous le faisons dans des villes, expérimentant une surcharge de sensations, une compression de l’échelle, un défi dans la sélection des signaux et des bruits des informations qui rivalisent pour capter notre attention.
Nous voulons que les villes soient des moteurs à sérendipité. En rassemblant différentes sortes de personnes et de choses dans un espace confiné, nous augmentons les chances de tomber sur quelques chose d’inattendu. Une question mérite d’être posée : les villes fonctionnent-elles vraiment comme cela ?

En 1952, le sociologue français Paul-Henry Chombart de Lauwe demanda à une étudiante en science politique de tenir un journal référençant ses déplacements quotidiens pour une étude intitulée Paris et l’agglomération parisienne. Il retranscrivit ses déplacements sur une carte de Paris et aperçut l’émergence d’un triangle qui reliait l’appartement de la jeune femme, son université et le domicile de son professeur de piano. Ses mouvements illustraient “l’étroitesse du vrai Paris dans lequel chaque individu vit.”

Le schéma maison/travail/loisir – que ce soit une activité quelque peu solitaire comme l’étude du piano ou la fréquentation des “great good places” (“les bons endroits”) de socialisation publique célébrés par Ray Oldenburg – est familier aux sociologues. Nous sommes plutôt prévisibles. Nathan Eagle, qui a travaillé avec Sandy Pentland au laboratoire des médias du MIT sur l’idée de « l’exploitation de la réalité », utilisant des ensembles de données énormes comme les registres des téléphones portables, estime que l’on peut prédire la localisation d’un “individu de basse entropie” avec 90-95% d’exactitude en se basant sur ce genre de données. (Ceux d’entre nous avec des agendas et des déplacements plus incertains sont seulement prévisibles à 60%.)

Nous pouvons choisir d’être satisfait de notre prévisibilité et d’y voir une preuve de vies rondement menées. Ou nous pouvons réagir comme l’avait fait le critique culturel situationniste Guy Debord et décrier le “scandale qui fait que la vie d’une personne puisse être aussi pathétiquement limitée”.

Zach Seward, le community manager du Wall Street Journal [NDLR: son titre officiel au journal est "outreach editor"], est un grand utilisateur de Foursquare. Quand il s’enregistre dans des lieux new-yorkais il génère une carte thermographique de ses déplacements. On peut facilement observer une forte concentration autour du quartier de Manhattanville, ou il habite, et celui de Midtown, où il travaille. Avec un peu plus d’efforts, vous pouvez voir qu’il aime se balader dans East Village et s’aventure rarement hors de Manhattan, sauf pour prendre l’avion à LaGuardia et aller voir des match de baseball – le seul endroit du Bronx où il s’est enregistré est le Yankee Stadium.

La ville comme réseaux social

Si vous utilisez Foursquare, vous diffusez des données qui peuvent être utilisées pour faire une carte de ce genre. Yiannis Kakavas a développé un ensemble de logiciels appelés “Creepy“ [NDLR: que l'on pourrait traduire par "flippant"]conçus pour permettre aux utilisateurs – ou aux personnes qui souhaitent observer ces utilisateurs – de construire des cartes de ce type à l’aide des informations postées sur Twitter, Flickr et d’autres services géolocalisés. Une découverte peut être encore plus inquiétante : vous laissez échapper ces données simplement en utilisant un téléphone portable.

L’homme politique écologiste allemand Malte Spitz a intenté un procès à sa compagnie de téléphone, Deutsche Telecom, pour avoir accès aux données liées à sa pratique téléphonique. Il a finalement obtenu un document Excel de plus de 35 000 lignes de données, chacune enregistrant sa position géographique et ses activités. En collaboration avec le journal allemand Die Zeit, il a transformé ces données en une carte de ses déplacements pendant six mois qu’il a publiée en ligne. Même si vous ne voulez pas intenter un procès à votre compagnie téléphonique, il est probable qu’elle dispose de données similaires sur vos déplacements, qui pourraient être communiquées aux autorités sur demande … ou qui pourraient être utilisées pour construire votre profile comportemental pour cibler les publicités à vous adresser.

Après avoir étudié attentivement ses enregistrements sur Foursquare, Seward s’est aperçu qu’ils offraient une information qu’il n’avait pas conscience de fournir : sa couleur de peau. Il a superposé ses “checks-in” à Harlem avec une carte de la composition raciale de chaque block et a découvert que “son” Harlem est presque exclusivement composé de blocks à majorité blanche. Comme il l’explique : “les données de recensement peuvent décrire la ségrégation de mon block, mais quant est-il de la ségrégation de ma vie ? Les données de localisation nous mènent vers cette direction.”

Il est important de préciser que Seward n’est n’est pas raciste et qu’il n’est pas non plus  ”pathétiquement limité” comme le suggère Debord. Nous filtrons les endroits où nous vivons, ceux que nous fréquentons, ceux que nous évitons, les endroits de la ville qui nous sont familiers et ceux où nous nous sentons étrangers. Nous faisons cela en fonction de là où nous vivons, de là où nous travaillons et des gens que nous aimons fréquenter. Si nous avions assez de données sur les new-yorkais nous pourrions construire les cartes du New York dominicain, du New York pakistanais, du New York chinois mais aussi du New York noir ou blanc.

Les schémas que nous dessinons en nous déplaçant dans nos villes ont tendance à refléter une réalité sociologique basique : qui se ressemble, s’assemble. Lazarsfeld et Merton ont observé les effets de l’homophilie sur les modèles d’amitiés à Hilltown (Pennsylvanie) et Craftown (New Jersey) où des voisins étaient plus susceptibles de devenir amis s’ils partageaient des caractéristiques démographiques communes (raciales, religieuses ou économiques), et de nombreuses recherches sociologiques [PDF] ont confirmé les effets de l’homophilie sur les réseaux sociaux.

Lorsque nous parlons des villes, nous savons qu’elles ne sont pas toujours les creusets cosmopolites que nous voudrions qu’elles soient. Nous reconnaissons le caractère ethnique des quartiers et nous sommes conscients que certains ghettos se forment en raison d’une combinaison de structures physiques et de comportements cumulatifs. (La carte des frontières de Chicago de Bill Rankin qui montre l’identification raciale par quartier rend ces structures désagréablement apparentes.) Nous espérons rencontrer par hasard des citoyens divers et nous créer un réseau de liens faibles qui accroissent notre sensation d’implication dans la communauté, comme le suggère Bob Putnam dans son livre Bowling Alone. Mais, comme le montrent les récentes recherches de Putnam [PDF], en situation d’outsider, nous craignons de nous isoler et de nous surprotéger.

Je suis moins intéressé par la façon dont nous limitons notre territoire dans la ville que par la manière dont nous contraignons nos actions et nos rencontres en ligne. Comme dans les villes où l’urbanisme et le design interagissent avec les comportements individuels, je ne pense pas que nos limitations se font seulement par choix. Mais dans le design des systèmes que nous utilisons et notre attitude envers ces systèmes, je vois des raisons de s’inquiéter que notre utilisation d’Internet soit peut être moins cosmopolite et plus isolée que ce que nous souhaiterions.

La suite de l’article ici!


Article initialement publié sur le blog d’Ethan Zuckerman

Traduction : Marie Telling

Illustrations CC Wikimedia Commons, FlickR bitzi
Image de Une Loguy

]]>
http://owni.fr/2011/08/13/recherche-serendipite-desesperement-villes-reseaux-sociaux/feed/ 15
Balade dans la Demeure du Chaos http://owni.fr/2011/04/12/ballade-dans-la-demeure-du-chaos/ http://owni.fr/2011/04/12/ballade-dans-la-demeure-du-chaos/#comments Tue, 12 Apr 2011 10:30:51 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=56286

Certains articles résistent à s’écrire. Non que vous n’ayez rien à dire sur le sujet (il suffit alors de se documenter) ou que vous craigniez les représailles de quelqu’image castratrice du père. La difficulté vient d’ailleurs : de l’affect que ledit sujet déchaîne chez ses partisans et ses détracteurs. Pour le blogueur n’adhérant pas au mythe de l’objectivité, il s’agit de se positionner en évitant de pondre un article fadasse. Il y a quelques temps, nous vous avions promis la chronique de la visite de la Demeure du chaos en compagnie de son directeur artistique, Pierrick, graffeur, a.k.a Cart 1.

Située dans le très cossu village de Saint-Romain-aux-Monts-d’Or, à quelques kilomètres de Lyon, la Demeure du chaos est tout à la fois le bébé d’un businessman fou, une pépinière artistique et un feuilleton médiatico-judiciaire à la Dallas. Une sorte de doigt d’honneur ambigu et réfléchi à la société. Le milliardaire en question, c’est Thierry Ehrmann. Pionnier de la bulle internet des années 1990 et déclaré irresponsable en Espagne, il est aussi le créateur du Groupe Serveur – acteur majeur des banques de données informatiques et le boss du site Artprice, leader mondial de l’information du marché de l’art.

Artprice, c’est une entreprise regroupant une centaine de salariés et un fond de plus de 300.000 catalogues de ventes, de 1700 à nos jours. Pour un amoureux des livres, pénétrer dans les salles aux lourdes armoires abritant les collections, ça fait quelque chose ! Art, information et internet : Ehrmann, en rajoutant le goût de la provocation, te voilà superficiellement dégrossi !

Calendrier tzolkin, par Goin

Cendres chaudes et chaos fertile

Le choc initial semble venir du 11 septembre 2001. Ehrmann y voit la fin d’une civilisation, le chaos par lequel renaîtra quelque chose de neuf. Il acquiert alors une vaste propriété bourgeoise pour y installer son grand-oeuvre, à mi-chemin entre champ de ruines de Ground Zero et Factory d’Andy Warhol. Le projet de la Demeure, c’est une dualité, ou plutôt, une complémentarité entre une vision – l’Esprit de la Salamandre (pour les initiés), et la praxis d’un lieu sacré… ouvert au public.

La Demeure du Chaos n’est pas le bâtiment qui abrite des oeuvres d’art comme le ferait un musée conventionnel, mais une oeuvre d’art en soi, in process. Murs éventrés et massivement graffés par des artistes invités, sol violé par des épaves d’avion et poignardé par des ruines de structure métalliques, ciel défié par une plateforme pétrolière, espace des bâtiments détourné, esthétique générale empruntant au cyberpunk et à l’indus : rien ni personne n’est épargné. L’oeuvre monstrueuse, dégage une énergie hors du commun. Une mosaïque constituée de plus de 2700 compositions, la plupart sur des murs dont la porosité des pierres dorées fait les délices des graffeurs.

C’est aussi le musée privé le plus fréquenté en Rhône-Alpes, le siège des entreprises citées plus haut et la résidence d’Ehrmann. Ses appartements font partie de l’Oeuvre : des espaces brutalisés à l’ambiance délicieusement lourde. Parmi eux, une pièce au centre muré, sorte de tabernacle louche.

Pour qui arrive sur le site pour la première fois, le choc est soudain : vous entrez dans un mignon petit village par une mignonne petite route et bam ! à la sortie du premier virage vous tombez sur des murs noirs et tagués. Le choc est accentué du fait que les hauts murs des bâtisses signifient clairement qu’ici l’espace privé est jalousement préservé des regards extérieurs. La violence picturale de la Demeure prend le contrepied en magnétisant le regard.

Dès sa création, les villageois et le maire poursuivent Ehrmann en justice pour non respect du Code de l’urbanisme. C’est le début d’une longue campagne médiatique et juridique. Le chantre de l’Esprit de la Salamandre s’entoure d’une légion d’avocats et d’amis influents, fait appel systématiquement, s’expose avec délectation devant la loi et l’opinion publique. Pas tant par nombrilisme que par philosophie : l’art, les hommes et leur justice se rejoignent dans son travail alchimique.

On vous passe la liste des rebondissements judiciaires, dus notamment à la découverte des ruines d’un temple protestant sous les fondations de la Demeure et celles du lotissement voisin, lequel fut construit plus ou moins légalement. Par contre, on vous signale que le voisin d’en face, Marc Allardon, a répondu à la Demeure en transformant sa propriété en Maison de l’Eden Dudu ! Sa philosophie, le duduisme : être heureux, il suffit d’y penser !

Regard de l’abyme, regards en abyme

Car la Demeure du chaos, c’est ça, un formidable jeu de regards expérimenté par des artistes en résidence. Les fresques graffées de personnalités comme Claude Lévi-Strass, Rouhollah Khomeini, Andreas Bader ou Philip K. Dick par Cart One ou Michel Foucault par Thomas Foucher, pour ne citer qu’elles, nous rappellent la nécessité de se ré-approprier les images produites par les médias.

Godard disait que la vérité d’une image, c’est d’abord la vérité de la légende qu’on lui appose. Il s’agit alors de dé-légender la légende, laquelle n’est ni plus ni moins qu’un agencement de mots nourrissant aussi bien l’oeuvre que la réalité qu’elle présente. Comme le disait l’ami Lévi-Strauss, ce travail de taxinomie consiste à faire exister le monde et ses représentations et jusqu’à un certain point, à se les approprier. La question étant alors de savoir qui nomme quoi, au nom de qui. Entre autres oeuvres, les pochoirs de calendriers tzolkin de Goin semblent souligner le rapport de continuité des techniques de (re)production graphique à travers le temps, l’espace et la culture : du codex et de la sculpture religieux à la bombe Montana du street art profane. Ils semblent aussi tirer la sonnette d’alarme : la fin du monde, de cet état du monde, est proche. Pour le 21 décembre 2012, comme le pensaient les Pré-colombiens. Si vous voulez que vos enfants soient specta(c)teurs de la fin des temps, ne tardez plus, il vous reste précisément onze mois pour faire des bébés ! Quant à lui, le truculent Jace honore les murs de Mickey Mouse à contre-emploi, prévenant des dérives du projet Loppsi. Pour les fans, des interventions de Ben Vautier, ce Jacques Séguéla de l’histoire de l’art.

Mickey par Jace

La relation au regard a quelque chose de jusqu’au boutiste : le couple observant/ observé est démantelé. Le domaine est entièrement truffé de caméras vidéo. Ce panopticon ne permet pas à Ehrmann de surveiller tout ce qui s’y passe, mais plutôt d’observer à tout moment l’évolution de la vie grouillante. Quelle meilleure manière de déjouer le pouvoir visuel que de le combattre avec ses propres armes ? Plus foucaldien, tu meurs ! Encore faudrait-il s’assurer que tous les hôtes de la Demeure sachent qu’ils sont filmés, territoire sacré ou pas. En riposte à cette pratique éhontée, balançons (un secret de Polichinelle) : le bureau circulaire des écrans se trouve dans les appartements du sieur Ehrmann.

Humanisme et corps sacré

Le corps sacré, c’est l’autre grand chantier artistique de la Demeure. Soit la dualité corps/ âme, matière/ idée. En trait d’union, Internet. Ehrmann :

Je suis persuadé qu’Internet est la métaphore du Divin, si ce n’est le Divin lui-même. La voix sèche qui illumine La Demeure du Chaos lui donne le don d’ubiquité entre le monde physique et celui des idées (…). Etre capable d’étendre à l’infini sa présence mentale, être universellement connecté afin de pouvoir affecter et élever peu à peu la connaissance des êtres humains par la distribution du savoir organisé (la banque de données), telle est l’ambition humaniste du troisième millénaire.

Si Dieu a fait l’Homme à son image, celui-ci ne cesse depuis la Renaissance de questionner sa place dans l’univers et d’expérimenter les limites de son corps. Notamment au Bunker (un vrai de vrai), espace pirate de résistance à la pensée dominante : une TAZ – Zone autonome temporaire à la Hakim Bey. C’est là que de nombreux performers y présentent leur travaux de réflexion et d’action sur le corps dans la lignée de Gina Pane et d’Orlan.

Parmi eux, la dernière exposition Sanctuarium de Claude Privet : un mix de crânes humains optimisés de circuits et puces électroniques. Cette esthétique épouse pile-poil les thématiques de la Demeure : sacralité, mort et rédemption par l’immatérialité des réseaux électroniques d’information. Avec une piste intéressante qui fait qu’elle dépasse peut-être le propos d’Ehrmann : l’intuition d’une post-humanité.

Morceau du bunker

En effet, s’il convient de garder à l’esprit que les artistes invités à la Demeure n’épousent pas nécessairement l’esthétique d’Ehrmann à la lettre, celle-ci reste finalement dans le courant très classique de l’humanisme : l’Homme au centre du monde, le progrès par la connaissance et un relatif désenchantement du monde au profit d’une mystique volontariste. La nouveauté viendrait peut-être du côté de la touche cyberpunk : le corps humain devenant pure énergie, flux intelligent. Et encore, Platon en parlait déjà. S’il nous était encore permis de pinailler, nous ajouterions qu’on ne peut malheureusement plus envisager ledit humanisme sans ses fleurs pourries que sont l’esclavage et l’émergence du capitalisme planétaire.

Continuer à parler de progrès et de savoir partagé paraît alors vraiment compliqué, d’autant que de nombreuses oeuvres constituant la Demeure amorcent la piste post-humaine : un portrait de Michel Foucault qui annonce la mort de l’Homme, un autre de William Burroughs hanté par le virus du langage, les crânes hybrides de Privet alliant organique et silicone, reproduction de Ground Zero qui pourrait tout aussi bien être le champ de ruines du Tokyo post-apocalyptique d’Akira de Katsuhiro Otomo, références omniprésentes à l’Histoire et à des révolutionnaires… Autant d’oeuvres n’allant pas tant dans le sens d’une transcendance par le savoir que de la transformation de soi au contact d’autrui et/ou de la technologie.

En cela, la Demeure du Chaos joue paradoxalement bien son rôle : une pépinière portant les germes de sa propre mutation, de son propre renversement. Au-delà du procès fleuve concernant des règles d’urbanisme, c’est bien cette réalité de la Demeure du Chaos qui nous fait dire qu’elle doit perdurer : il y aura toujours davantage d’oeuvres, qui tels des enfants indignes, respecteront le père tout en le tuant sous le regard impitoyable des visiteurs. De votre belle-mère et de votre petit frère punk, petits meurtres rituels en famille.


Publié initialement sur Microtokyo, le blog du grand mix urbain, sous le titre “La Demeure du Chaos, promenade idéale pour votre belle-mère”

Crédits photos et illustrations : Aymeric Bôle-Richard (Microtokyo)

]]>
http://owni.fr/2011/04/12/ballade-dans-la-demeure-du-chaos/feed/ 9
Des parias, des ponts et des primates http://owni.fr/2011/02/22/des-parias-des-ponts-et-des-primates/ http://owni.fr/2011/02/22/des-parias-des-ponts-et-des-primates/#comments Tue, 22 Feb 2011 16:56:45 +0000 Antonio A. Casilli http://owni.fr/?p=47934 Texte de l’intervention d’Antonio A. Casilli (EHESS, Paris), auteur de Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Seuil) dans le cadre du débat « Web Culture : nouveaux modes de connaissance, nouvelles sociabilités » (Villa Gillet, Lyon, 10 février 2011) animé par Sylvain Bourmeau (Mediapart), avec la participation de Dominique Cardon (Orange Labs / EHESS) et Virginia Heffernan (New York Times). Click here for the english version.

Mon intervention sera consacrée aux structures sociales que les utilisateurs de réseaux de communication en ligne (notamment, le Web et les médias sociaux) contribuent à mettre en place. Je voudrais montrer qu’au cours des dix dernières années, la compréhension scientifique des modes de sociabilité basés sur Internet a spectaculairement progressé, et que les politiques publiques liées à Internet, sa régulation et sa gouvernance, doivent prendre en compte ces avancées.

Mais où sont passés les parias de l’ordinateur ?

Les premières appréciations de l’impact social des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) à l’échelle micro (c’est-à-dire : au niveau des utilisateurs) datent du début des années 70 et insistent sur les effets négatifs de ces technologies. Les tout débuts de la culture informatique ont vu l’émergence du stéréotype du hacker, accro de l’informatique mal à l’aise dans les interactions sociales, isolé par les machines à calculer géantes qui l’aliènent et le coupent de ses semblables. Cette caractérisation remonte à avant Internet. Dans Computer Power and Human Reason : From Judgement to Calculation (1976), Joseph Weizenbaum dresse le portrait de cette sous-culture de programmeurs monomaniaques – ou, comme il les appelle, “computer bums”. Il s’agit d’“étudiants forcenés”, qui “travaillent jusqu’à l’épuisement, vingt ou trente heures d’affilée. Quand ils pensent à s’alimenter, ils se font ravitailler à domicile : café, coca, sandwichs. […] Leur mise négligée, leur hygiène approximative, leur mépris du peigne et du rasoir, témoignent du peu de cas qu’ils font de leurs corps et du monde dans lequel ils évoluent. Ils n’existent, du moins lorsqu’ils sont à l’ordinateur, que par et pour l’ordinateur.”

À compter de cette première occurrence et pour de longues années, l’opinion courante a presque systématiquement associé usage de l’ordinateur et isolement social. Analystes culturels, romanciers et commentateurs ont cultivé ce cliché. Le romancier William Gibson, icône de la culture cyberpunk, est connu pour avoir créé dans Neuromancer (1984) le personnage de Case, un cyber-dépendant incapable de fonctionner dans un contexte social hors-ligne.

Au-delà de ces descriptions populaires – voire à cause d’un effet cumulatif de leur prolifération – au début des années 1990, des sociologues et des chercheurs en sciences sociales ont commencé à s’interroger sur la validité du stéréotype. Dans certains pays développés, la population connectée en réseau était déjà assez nombreuse pour faire des TIC un objet socialement pertinent – en tout cas, elle fournissait une masse critique de données suffisante pour l’étude. La web culture était encore une sous-culture à ce moment-là, mais – c’est souvent comme ça que ça se passe – en train de passer dans les usages courants (mainstream). Ces chercheurs ont donc commencé à s’intéresser aux comportements effectifs des acteurs des réseaux informatiques pour évaluer dans quelle mesure les médias numériques provoquaient l’isolement social, et découvert qu’en fait, de tels effets n’étaient pas avérés. Dans une première étude spécifiquement consacrée à cette question, le psychologue social Robert Kraut et son équipe ont analysé les effets sociaux d’Internet sur une cinquantaine de familles de la région de Pittsburgh au cours l’année suivant l’installation d’Internet dans leur foyer. Leurs résultats ont été rassemblés dans un article fondateur au titre on ne peut plus explicite : “Le paradoxe d’Internet : un outil social qui réduit la participation sociale et le bien-être psychologique ?” (PDF), publié dans American Psychologist en 1998, proposait ce qu’on pourrait décrire comme une “vision hydraulique” des rapports entre sociabilité en ligne et sociabilité hors-ligne. D’après les auteurs, plus les utilisateurs consacraient de temps aux interactions en ligne, plus ils perdaient le contact avec leur famille et leurs amis proches. Les interactions en face à face et les interactions assistées par ordinateur étaient comme des vases communicants : si le niveau de connexion en ligne augmentait, celui de connexion hors-ligne diminuait automatiquement.

C’était là une explication simple de l’isolement social provoqué par l’ordinateur. Malheureusement, les sociologues ont bientôt constaté que, pour convaincante qu’elle soit, le phénomène qu’elle était censée expliquer n’existait pas dans les faits. Bien souvent, le retrait de la vie sociale et la diminution perçue de bien-être n’étaient que transitoires. Les sujets interpellés au cours de ces études pionnières étaient en train d’acquérir de nouvelles compétences, qui leur demandaient de mobiliser des ressources cognitives et émotionnelles importantes, d’où leur prise de distance d’avec le monde social – une sorte de stratégie cognitive destinée à libérer du temps pour l’apprentissage. Là où certains voyaient un accroc dans le tissu social, d’autres distinguaient une courbe d’apprentissage. Kraut lui-même, après une deuxième vague d’enquête, a publié la rétractation de sa première théorie, “Le paradoxe d’Internet rectifié”, dans la revue Social Issues en 2002.

Petites boîtes, grands ponts

La métaphore des vases communicants sur laquelle reposaient ces études présupposait également une incompatibilité entre liens forts (famille, amis, collègues, voisins) et liens faibles (vagues connaissances, partenaires, copains, inconnus). Pour le dire très schématiquement, c’était parce que les internautes passaient leurs nuits à bavarder avec des inconnus sur le Web qu’ils négligeaient leurs amis et leurs proches. Ainsi la conséquence véritable du Net, sur le plan social, aurait été, plus qu’un isolement, une reconfiguration drastique de l’équilibre entre liens forts et liens faibles.

Ces notions sont au cœur de l’Analyse des Réseaux Sociaux (ARS ou SNA pour Social Network Analysis en anglais), une approche qui depuis le début des années 2000 donne des résultats de plus en plus probants. L’ARS est la branche de la sociologie qui étudie et mesure les réseaux d’interactions humaines. Elle décrit les groupes en termes de “nœuds” individuels connectés par des liens. La force de ces liens varie en fonction de la réciprocité, de la stabilité ou de la fréquence des relations personnelles qui sous-tendent les connexions entre individus. L’ARS existe depuis les années 1950 : les sociologues n’ont pas attendu les réseaux sociaux en ligne pour envisager la famille, l’école, les associations ou n’importe quel type de collectif humain comme des réseaux d’individus connectés les uns aux autres. Les médias sociaux en ligne ne sont guère qu’une nouvelle variante de réseau social, variante qui, de l’avis des tenants de cette orientation des sciences sociales, ne remplace pas celles qui lui préexistaient, mais s’inscrit dans leur prolongement et vient les compléter. Les études menées dans les années 2000 révèlent une forte corrélation entre usage de l’Internet, téléphone, courrier et interactions en face à face. Communication en ligne et communication hors-ligne ne s’excluent pas mutuellement, mais ont plutôt tendance à dessiner un continuum médiatique dans lequel les usagers peuvent moduler à leur guise leurs modes d’interaction.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que les TIC seraient sans incidence sur la configuration de nos réseaux sociaux. Pour certains analystes, nous sommes en trains de vivre la transition d’une société constituée de “petites boîtes” à une société “glocale” (globale-locale). Dans un chapitre de l’ouvrage Digital cities II (2002) le sociologue canadien Barry Wellman décrit ces petites boîtes étanches comme les petites communautés d’individus liés par des liens forts d’avant Internet. Le changement induit par l’ubiquité nouvelle de la communication assistée par ordinateur ne saurait être qualifié ni d’atomisation sociale – où les “boîtes” seraient pulvérisées et les individus feraient l’expérience d’un enfer d’isolement – ni comme un effet de petit monde tout inclusif – où chacun d’entre nous serait connecté en permanence à tous les autres. Il nous faut recourir à un troisième modèle, dans lequel les petites boîtes existent toujours, mais reliées par des passerelles et des ponts. D’où le terme de “bridging” choisi par les pratiquants de l’ARS pour désigner ce phénomène.

C’est ce qui s’est produit, par exemple, avec Facebook – pour nommer le service de réseautage le plus populaire. Quand ils s’inscrivent, les utilisateurs sont invités à se connecter “avec les personnes qui comptent dans [leur] vie.” Et dans l’ensemble, les utilisateurs ont tendance à s’exécuter. Le premier usage qu’ils font du service est de se mettre en relation avec les gens qu’ils connaissent déjà – de recréer en ligne leur “petite boîte”. Mais passée cette phase initiale, ils deviennent plus aventureux et se mettent en quête de nouvelles connaissances. C’est à ce stade qu’ils entrent en contact avec des inconnus – généralement en mettant à profit la forte transitivité qui caractérise les ressources sociales en ligne.  La transitivité implique que si A est ami avec B, et B avec C, A et C finiront par être en contact. La transitivité accrue en ligne se traduit par de “plus longs ponts”: les utilisateurs peuvent aller chercher des groupements sociaux plus éloignés et se connecter avec leurs membres.

Nous pouvons alors entrevoir le contour de la société qui prend forme depuis l’apparition de la communication en ligne : ni nébuleuse floue de monades isolées, ni mega-réseau d’individus faiblement connectés; mais maillage de sous-composantes solides aux liens forts (les boîtes) entrelacées par de longs ponts de liens faibles. Comme la communication en ligne permet de porter le bridging à un degré supérieur, elle crée un réseau “glocal”, qu’on peut décrire comme un assemblage de composantes de petite dimension, faiblement interdépendantes – nos petites boîtes.

Singeries politiques

En guise de conclusion, j’aimerais évoquer une question à laquelle les chercheurs en sciences humaines n’ont pas encore fourni de réponse satisfaisante. Alors que les utilisateurs des TIC se connectent pour faire du friending en ligne, créer des liens et jeter des ponts vers d’autres relations, parviennent-ils de fait à élargir leurs réseaux sociaux personnels ? Cette question renvoie aux notions de capital social, de cohésion sociale et de connectivité sociale – notions par nature politiques. Les personnes affichant un nombre impressionnant d’« amis » sur des réseaux sociaux évoluent-elles vraiment au sein d’un environnement social plus riche et sont-elles mieux épaulées que celles qui sont moins connectées à ces réseaux ? Ou se contentent-elles d’ajouter en vain des noms à une liste – des noms de gens avec lesquels ils ne resteront même pas en contact, des gens dont ils ne peuvent véritablement se soucier, car on ne peut après tout entretenir des relations qu’avec un nombre limité et fini de personnes ?

Les recherches sur l’étendue réelle des réseaux personnels des internautes ont souvent souligné que les contraintes cognitives imposaient une limite au nombre d’individus avec lesquels on peut se lier, autant en ligne que dans la vie réelle.

On se souvient que dans un article publié dans le Journal of Human Evolution en 1992, l’anthropologue Robin Dunbar a proposé une première estimation de 148 individus. Le « nombre de Dunbar » résultait d’une étude à grande échelle comparant la taille du néocortex chez les primates humains et non-humains. Comme le nombre de congénères avec lesquels les primates peuvent garder le contact est conditionné par la taille du néocortex, la taille des groupes humains varie elle aussi en fonction de la taille du cerveau.

On est en droit de s’interroger sur cette estimation ainsi que sur l’approche même adoptée par l’anthropologue ; il reste néanmoins intéressant d’observer comment – puisque nous nous concentrons ici sur cette catégorie particulière de primates qui utilise Internet – le nombre de Dunbar est monté en flèche. En 1998, le chiffre a presque doublé lorsque Peter Killworth, analyste des réseaux sociaux, a observé que les réseaux personnels comportaient en moyenne 290 individus. Puis, en 2010, ce nombre a doublé à son tour, si l’on en croit les estimations d’un sociologue de Princeton, Matthew Salganik, qui fixe à 610 le nombre de liens sociaux personnels.

Bien que ces études ne se concentrent pas exclusivement sur les réseaux sociaux en ligne, nous sommes enclins à émettre l’hypothèse que – puisque les connaissances superficielles comme les relations étroites se construisent désormais à la fois sur Internet et dans la vie réelle – les commodités fournies par les réseaux sociaux sont une extension de nos tendances ataviques à suivre nos congénères. Nous pouvons identifier et garder en mémoire nos amis les plus récents et certains de nos collègues, soit une très faible minorité des gens que nous croisons tous les jours. Mais nous pouvons aussi tomber sur des gens au hasard d’Internet, les suivre sur Twitter ou consulter leur profil sur Facebook. Parfois, ces personnes représentent le cœur même de notre réseau social personnel. Parfois elles se tiennent juste à sa périphérie. Peut-être les services de réseautage ne sont-ils qu’un moyen d’assurer une cohésion plus efficace entre le centre et la périphérie de notre vie sociale. Nous n’en savons rien pour le moment : il s’agit de simples hypothèses qui orientent notre travail de sociologues.

Mais maintenant que la base des connaissances relatives à notre champ de recherche a connu une expansion significative – et maintenant que le mythe du computer bum reclus a été supplanté par la figure empiriquement constatée de l’individu « connecté » –, il ne fait plus de doute que nous devons nous concentrer sur les conditions permettant à nos contemporains de sélectionner avec précision (tantôt sans effort, tantôt laborieusement) les personnes, dont le nombre va s’accroitre, qu’ils souhaitent inscrire dans leur existence sociale.

Ce faisant, nous devons garder à l’esprit qu’aujourd’hui les internautes sont soumis à un nombre croissant de menaces politiques. En tant que chercheurs en sciences sociales et qu’« animaux politiques », nous avons le devoir de dénoncer ces dangers.

Si, comme je le soutiens, la communication assistée par ordinateur se fonde sur une combinaison prudente de liens sociaux forts (nos « petites boîtes ») et d’ouverture sociale (nos « longs ponts »), on ne peut laisser les autorités étatiques et les grandes entreprises ébranler un de ces deux mécanismes. Pourtant c’est exactement ce qui est en train de se produire en ce moment même. De la Chine aux États-Unis en passant par la France, les campagnes gouvernementales visant à censurer Internet mettent en péril son ouverture. Des lois liberticides telles que la loi française LOPPSI 2 (Loi d’Orientation et de Programmation pour la Performance de la Sécurité Intérieure), les campagnes internationales comme celle qui a été récemment orchestrée contre Wikileaks, les accords multilatéraux visant à restreindre la bande passante ou à censurer certains contenus (comme l’ACTA, Anti-Counterfeiting Trade Agreement, accord commercial anti contrefaçon) compromettent la neutralité d’Internet et y renforcent la surveillance.

Si dans les quelques années à venir la fragmentation d’Internet en sous-réseaux nationaux, commerciaux ou d’infrastructures se poursuit au rythme actuel, la création de « longs ponts » risque de devenir impossible. D’un autre côté, nos « petites boîtes » sont elles aussi menacées de disparition. Des sociétés comme Google ou Facebook se comportent comme des entrepreneurs de morale, en influençant les médias, pratiquant le lobbying auprès des politiciens et contraignant autoritairement les usagers d’Internet à renoncer à la propriété de leurs données personnelles et de leur vie privée. L’hypocrisie de ces organisations chantres de la transparence – toujours en quête d’informations sur leurs usagers mais gardant jalousement le secret des leurs – provoque régulièrement des fiascos relatifs au droit à la confidentialité : exposition de données personnelles, rupture de relations de confiance, déviation des trajectoires de vie des usagers.

Notre rôle dans les prochaines années est non seulement de permettre de comprendre un phénomène social et technologique, mais aussi de contribuer à mettre au point un projet politique qui soutienne les avancées d’Internet tout en en limitant les dérives.

>> Article initialement publié sur Les liaisons numériques, traduction de l’anglais par Julie Etienne.

>> Photos FlickR CC :Federico_Morando, Johan.V.,sⓘndy° , Keith Roper

]]>
http://owni.fr/2011/02/22/des-parias-des-ponts-et-des-primates/feed/ 4
Programmer ou être programmé? http://owni.fr/2010/10/19/programmer-ou-etre-programme/ http://owni.fr/2010/10/19/programmer-ou-etre-programme/#comments Tue, 19 Oct 2010 15:18:02 +0000 Julien Goetz http://owni.fr/?p=31970 Douglas Rushkoff est un auteur, professeur et documentariste américain spécialiste de la question des médias et de leurs implications dans nos vies. Fortement lié à la mouvance cyberpunk, il défend depuis longtemps la résolution de problèmes sociaux par des solutions open source.

Son dernier ouvrage, “Program or be Programmed: Ten Commands for a Digital Age” découle directement d’un passionnant documentaire réalisé en 2009 : “Digital Nation, Life on the Virtual Frontier“.

Depuis des décennies l’outil informatique et les médias digitaux sont de plus en plus présents dans nos quotidiens. Mais savons-nous réellement comment fonctionnent ces outils qui régissent une partie de nos vies ? Partant de là, Douglas Rushkoff déroule sa réflexion : si nous ne savons pas fondamentalement comment ils fonctionnent, sommes-nous en mesure de les utiliser correctement et pouvons-nous rester vigilants face à leur multiplication ?

Au final : si vous n’êtes pas un programmeur, vous êtes nécessairement l’un des programmés. Explications avec cette vidéo de son intervention au SXSW 2010 sous-titrée en français par nos soins.

Crédit photo cc FlickR designbyfront.

]]>
http://owni.fr/2010/10/19/programmer-ou-etre-programme/feed/ 3
De la contre-culture à l’autoculture http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/ http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/#comments Fri, 21 May 2010 09:59:43 +0000 Laurent Courau http://owni.fr/?p=16189 Journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies de l’information, Remi Sussan a écrit pour Science & Vie High Tech, Computer Arts, Info PC et Technikart. Il s’est également illustré dans La Spirale avec une interview d’Alexander Bard et un “Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur” qui resteront dans les annales de ce site.

La Spirale l’a retrouvé à l’occasion de la sortie des Utopies post-humaines, un voyage initiatique dans les tréfonds de la contre-culture, de la cyberculture et de ce qu’il convient aujourd’hui de nommer la culture du chaos. Vraie réussite et futur ouvrage de référence, Remi Sussan signe un essai qui mérite de figurer en bonne place dans vos bibliothèques et lui vaut de réapparaître en position d’interviewé dans l’eZine des Mutants Digitaux pour un entretien où il est question de l’influence des marges culturelles, de rock psychédélique, de transformation de l’espèce et du “couch potatoe” comme modèle de système posthumain ! Quand je vous disais que nous nageons en pleine dévolution…

Les lecteurs assidus de La Spirale se souviennent de ton excellent Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur. On te retrouve aujourd’hui avec un nouveau livre, Les Utopies Post-Humaines, publié chez Omniscience. Quel fut le point de départ de ce projet ?

Une discussion avec mon éditeur. Il s’avérait qu’il n’existait pas en français (ni même réellement en anglais, quand on y réfléchit) d’ouvrage introductif à ce mouvement à la fois contre-culturel et futuriste. On trouve parfois des allusions dans certains livres à la cyberculture, et il y a même eu quelques traductions, comme les premiers volumes d’Illuminatus, mais sans mise en perspective du contexte, sans vision globale du phénomène, ces morceaux de connaissances apparaissaient souvent comme incompréhensibles, ou sans intérêt. Comme j’étais passionné par ces mouvements depuis les années 70, retracer leur évolution m’a paru un défi intéressant à relever.

Comment en es-tu venu à t’intéresser à tous ces mouvements de pensée parallèles et alternatifs ?

Ça dure depuis longtemps, puisque j’ai commencé à investiguer cette “contre-culture futuriste” à la fin des années 70, en gros lorsque Timothy Leary sortait sa théorie des huit circuits, que Wilson et Shea écrivaient Illuminatus, etc.

Ok, mais comment en es-tu venu à t’intéresser a cette “contre-culture futuriste” ? Était-ce au travers de la littérature fantastique ou de science-fiction, du rock psychédélique, des premières expérimentations proto-robotiques de Kraftwerk ? Quelles furent les causes des premiers émois contre-culturels du jeune Remi Sussan ?

J’ai toujours adoré la science-fiction. Dans les années 70, j’étais plutôt dans les philosophies orientales, le Grateful Dead, et tutti quanti. On opposait beaucoup, à l’époque, les cosmonautes au crâne ras, et les hippies chevelus. Pour moi, ils étaient les deux faces d’une même entreprise enthousiaste d’exploration des espaces internes et externes. Je n’étais pas le seul à le penser, puisque tout le rock psychédélique que j’écoutais alors était truffé de références au voyage spatial (8 Miles High des Byrds ou cet excellent album du Jefferson Starship, Blows Against the Empire – et je ne parle pas de Pink Floyd, je déteste les Floyds).
Je suis tombé sur l’une des rares expositions de la théorie des 8 circuits de Leary en français, je ne sais plus où. La chose était tellement nouvelle, tellement bizarre ; le vocabulaire utilisé était si étranger à ce que j’avais lu jusqu’ici que ça m’a immédiatement fasciné. C’était d’autant plus étonnant que j’avais lu la politique de l’extase du même auteur, et que ça ne m’avait guère emballé.

Ton livre est sous-titré “contre-culture, cyberculture et culture du chaos”. Peux-tu revenir pour les lecteurs de La Spirale qui n’auraient pas suivi sur les liens qui unissent la contre-culture à la cyberculture et nous expliquer ce que tu entends par “culture du chaos” ?

Les liens qui unissent la contre-culture et la cyberculture sont multiples : tout d’abord, une bonne part des idées des années 60 venaient de conceptions très scientifiques, comme la cybernétique, la physique quantique… Ce n’est que plus tard que la contre-culture est devenue plus “passéiste”. De fait, bon nombre des acteurs de la cyberculture des années 90 étaient présents à l’époque du mouvement hippie. Tout le monde connaît le passé hippie de Steve Jobs, mais sa participation n’a en fait été qu’anecdotique. Bien plus important a été le rôle joué par Timothy Leary, Stewart Brand ou John Perry Barlow.
La “culture du chaos” est, selon moi, la dernière incarnation de cette “contre-culture technologique”. Elle part du principe que le monde est beaucoup plus complexe, plus aléatoire, plus imprévisible qu’on ne l’a jamais imaginé. Cela implique un nouveau type d’individu, beaucoup plus “léger”, c’est-à-dire débarrassé de bon nombre de certitudes et de présupposés, susceptible d’évaluer rapidement les modèles du monde et d’en changer.

Quel a été selon toi l’impact de la contre-culture des 60’s et des 70’s sur la culture de masse occidentale ?

Je pense qu’il est énorme, et bon nombre de nostalgiques ronchons ne cessent de s’en plaindre (quoiqu’ils préfèrent critiquer la “pensée 68″, alors que Mai 68 ne fut qu’une version locale d’un vaste mouvement international). Tout, dans notre habillement, nos distractions, notre sexualité, a été marqué par cette époque. En gros, tout ce qui concerne la sphère privée. Maintenant, les grosses institutions, l’armée, l’état, l’entreprise, l’école, comme toutes les organisations reposant sur les réflexes archaïques de dominance et de soumission, ont évolué beaucoup moins vite. Malgré le réactionnarisme ambiant (qui touche tant la gauche que la droite), je reste convaincu que l’influence du mouvement des années 60 va persister.

Penses-tu comme Richard Metzger et Douglas Rushkoff que la contre-culture n’existe plus parce qu’elle a gagné ? N’aurait-elle pas au contraire perdu la bataille en se faisant définitivement assimiler par le système ?

L’ambiguïté, la fin du manichéisme, me paraît être une caractéristique fondamentale de la complexité. Rushkoff et Metzger ont raison, à mon avis. Ce faisant, ils rétablissent la vieille notion “d’avant-garde” qui avait été un peu vite discréditée. Quel autre but pour l’underground que devenir un jour “mainstream”, même si cela a pour corollaire une certaine déformation, la perte d’une certaine pureté ? Le but n’est-il pas de changer les choses, au lieu de rester dans un splendide isolement ? Alan Watts disait que le zen pénètrerait en Occident en infusant, lentement, comme le thé. C’est pareil pour les thèses de la contre-culture. Elles influencent doucement, discrètement, en devenant de plus en plus acceptables, souvent par l’intermédiaire de medias très populaires (rock, bande dessinée, etc.) qui passent inaperçus des gardiens du Temple de la Culture. Elles se propagent à l’aide de “media virus”, dirait Rushkoff.

Le rêve du Grand soir dans lequel toutes les valeurs se trouvent brusquement transformées me paraît largement dépassé. Les choses évoluent lentement, subtilement, et c’est tout aussi bien comme ça.

Les technologies de contrôle et de surveillance n’ont jamais été aussi élaborées qu’elles le sont actuellement. Peut-on réellement dire que nous sommes entrés dans l’ère du chaos ? Ne s’agit-il pas d’une énième tentative de manipulation, comme le dénoncent certains théoriciens de la conspiration ?

Je crois que l’intérêt de la complexité et de l’imprévisibilité qu’elle génère est qu’elle n’est pas dépendante d’une idéologie. Dans un monde complexe, toute action aura des conséquences inattendues. Il y a un dicton discordien que j’aime bien : “imposition de l’ordre = escalade du chaos”. Chaque tentative de surveillance, de manipulation crée des failles, des désordres nouveaux. Je ne serais pas surpris qu’une transparence absolue débouche sur un chaos total.

Les marges contemporaines regorgent aujourd’hui d’individus qui se définissent comme post-humains, transhumains, mutants ou vampires (pour ne citer que ces quatre exemples). Quelles sont à ton avis les causes de ces nouvelles quêtes identitaires ?

On dit souvent que la mondialisation, notre époque moderne, tend à uniformiser les comportements et les individus. L’existence de ces identités variées nous montre que la chose est bien plus complexe que cela. C’est vrai que l’uniformisation a lieu sur un certain plan, on consomme tous à peu près la même chose, nous possédons tous une vision globale du monde, basée sur la science (et c’est vrai aussi de ceux qui s’obstinent à nier la valeur de cette dernière), du moins en Occident. Mais à un niveau supérieur, en “surcouche”, nous élaborons de nouvelles cultures, “virtuelles”, ce qui relance le processus de différentiation.

Au-delà de la “contre-culture”, de la “cyberculture”, “l’autoculture” sera peut-être la grande affaire du prochain siècle. L’individu va chercher à se redéfinir lui-même, à se recréer. À terme, il possédera sa propre religion, sa propre éthique, sa propre tradition culinaire…

On assiste depuis les années 50 et 60 à un grand retour de l’ésotérisme, de la magie et des spiritualités non conventionnelles. À quoi attribues-tu ce regain d’intérêt pour les pratiques et les disciplines occultes ?

En fait, la situation est plus compliquée que cela, chaque époque a connu son regain, qui à chaque fois a surpris le grand public car ses manifestations étaient toujours nouvelles, ce qui empêchait de constater qu’on se trouvait, en fait, face à une continuité. Regarde le 18ème siècle, celui des lumières et de la raison triomphante : c’est celui du comte Cagliostro, des baquets de Mesmer, des opérations magiques de Jacques Cazotte et Martinez de Pasqually ; sans parler des illuminés de Bavière, dont on a jamais su au juste si la lumière qui les éclairait était celle de la divinité ou celle de la raison. Le XIX siècle, celui du rationalisme ? C’est aussi celui d’Eliphas Levi, du spiritisme, de la Golden Dawn ou de la société théosophique. Le fait est que l’ésotérisme a toujours joué un rôle considérable dans les mentalités occidentales, mais celui-ci a toujours été discret, occulte justement !

En revanche, il y a quelque chose de nouveau aujourd’hui : une frange de l’occultisme a effectué un renversement épistémologique complet et ça c’est intéressant. Les nouveaux occultistes, ceux issus de la chaos magick, les discordiens, etc. reconnaissent et revendiquent le caractère fictionnel, fantaisiste de leur idées et de leur pratique. Du coup, l’occultisme devient le terrain d’expérimentation de l’imagination la plus bridée.

Toute l’histoire de l’ésotérisme est truffée de faux et usage de faux, de canulars, de mensonges. Pour exemple le Corpus Hermeticum, les manifestes rose-croix, les messages des “mahatmas”, les manuscrits falsifiés à l’origine de la Golden Dawn… Sans parler de Carlos Castaneda ! Mais jusqu’ici cela restait le sale petit secret de la famille, dénoncé par les sceptiques mais pudiquement ignoré par les “adeptes”. Aujourd’hui, les nouveaux magiciens revendiquent ouvertement leur recours à la fiction ; ils nient l’existence d’une “philosophia perennis”, dogme fondamental de leurs prédécesseurs et affirment leur modernité, voir leur complet mépris de l’histoire. La magie devient, selon les mots d’Alan Moore : « Le trafic entre ce qui est et ce qui n’est pas. » On invoque Cthuluh, Bugs Bunny, Mr Spock ou les divinités d’un jeu vidéo comme Morrowind. Le magicien contemporain, ne croit plus, il affecte de croire, il expérimente sur la croyance.

Naturellement, le bon vieil occultisme continue sa route, avec le new age (la énième réincarnation de la théosophie) ou le traditionalisme réactionnaire d’un Guénon ou d’un Evola, très prisé en France. Ce n’est pourtant pas là, à mon avis, que les choses les plus intéressantes se passent.

Parmi les différents courants de pensée cités dans ce livre, lesquels te semblent véritablement porteurs des germes d’une nouvelle forme d’humanité ?

Les mouvements présentés dans le bouquin sont surtout des “monstres prometteurs”, des mutations intéressantes qui annoncent les changements à venir, sans pour autant en faire partie. En revanche, je pense que ces groupements sont riches d’enseignements parce qu’ils élaborent, chacun à leur manière, les principes fondamentaux qui gouverneront les cultures de demain, et peut-être les nouvelles formes d’humanité. Chacune de ces tendances a apporté une nouvelle pierre au moulin. Les psychédélistes, les hippies nous ont fait comprendre que la perception de la réalité dépend avant tout de la structure de notre cerveau. Les adeptes de la cyberculture nous ont montré de leur côté que l’altération de cette dernière pouvait être obtenue par la création de nouvelles interfaces, par le contrôle de l’écran, comme dirait Leary. Les transhumanistes, eux, nous apprennent à penser l’intelligence sur le long terme, à travers une multitude de formes possibles, loin de tout chauvinisme anthropomorphique ou même biologique. Quant aux magiciens chaotiques, ils expriment très bien la nécessité, dans un monde hypercomplexe, de recourir à l’absurde, à l’imaginaire, à l’aléatoire pour briser les certitudes trop bien établies. Toutes ces idées sont intéressantes, appelées pour moi à un véritable avenir.

Maintenant les courants qui les portent ont aussi leurs limites et une bonne part de naïveté. Franchement, je doute que les drogues psychédéliques nous fassent réellement pénétrer dans d’autres dimensions, nous mettent en contact avec des elfes, etc. Nous savons que le web n’a pas suffi à changer le monde, qu’il y a une vie au delà de l’écran. La croyance des transhumanistes en la cryonie, en des concepts comme la Singularité, les décrédibilise fortement. Et personne, j’en suis sûr, n’a jamais fait tomber la pluie en se concentrant sur un “sigil”…

Les médias et les intellectuels branchés reviennent régulièrement sur cette idée de post-humanité. Et pourtant, qu’est-ce qui nous différencie fondamentalement des générations qui nous ont précédées ? En quoi l’être humain de ce début de vingt-et-unième siècle est-il vraiment différent et plus évolué que nos précurseurs des siècles passés ?

Je pense qu’il y a plusieurs facteurs. Tout d’abord, pour la première fois l’homme est “plus grand que la terre” : nous réalisons enfin que notre planète est un “vaisseau spatial” comme disait Fuller. Cette découverte peut nous convertir à un écologisme extrême, passéiste, ou au contraire nous pousser à quitter cette enclave pour envahir l’univers. Dans les deux cas, le résultat est le même : la terre est devenue, petite, limitée, fragile : sa survie, son destin, dépend de nous et de nous seuls. Ensuite, il y a le problème de la mort. Pour la première fois notre compréhension de la biologie nous permet de la considérer comme un problème d’ingénierie qui peut être résolu avec de l’astuce et de l’huile de coude. Cela ne signifie pas que l’immortalité soit pour demain, ou même qu’elle sera jamais possible. Mais nous entrons dans le temps où elle peut être envisagée. Ce changement de perspective est fondamental et transforme intégralement notre réflexion sur la condition humaine.

Enfin, il y a cette “accélération accélérante”. Jusqu’ici, des générations entières vivaient sans connaître le “choc du futur”, le changement radical de leur mode de vie et de leur conception du monde. Aujourd’hui, notre génération a connu plusieurs de ces “chocs” et nos enfants en subiront plus encore. Héraclite le remarquait bien sûr déjà, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, mais aujourd’hui, il s’agirait plutôt d’un torrent tumultueux ! Nous vivons dans un environnement infiniment plus liquide, plus instable que ne l’ont connu les époques précédentes.

En quoi cela changerait-il notre condition humaine pour en faire une condition post-humaine ? On ne peut que reconnaître l’existence de cette “accélération accélérante” dont tu parles, mais jusque-là, il ne s’agit que de nouvelles conditions sociétales et environnementales auxquelles nous devons nous adapter, pas de changements profonds dans ce qui constitue l’humain… L’immense majorité de nos contemporains me semblent toujours aussi motivés par leur cupidité, leur ego ou un besoin irrépressible de se reproduire.

L’une des idées lancées par Marshall McLuhan -à laquelle je souscris complètement- est que ce sont précisément les conditions environnementales, la culture matérielle et technologique qui déterminent pour une bonne part la structure de notre système nerveux. Maintenant, comme je le dis dans l’intro, la notion de “posthumain” peut être mise en question, tant que le mot humain n’est pas défini. Une chose est sûre, certaines caractéristiques de ce qu’on considère comme la “condition humaine” se trouvent abolies par cette accélération accélérante, notamment la stabilité de nos perceptions et de notre identité elle-même.

Un autre point sur lequel je voudrais insister, c’est que cette notion de “posthumanité” n’est en rien une position morale. Il ne s’agit pas de rêver à des surhommes, ou à des saints. Simplement de mettre l’accent sur le caractère profondément fluide de notre constitution. Prends la “cupidité”, par exemple. La cupidité qui pousse à avoir plus de femmes, de terres, de bétail, est-elle du même ordre que la cupidité qui nous fait désirer un ensemble symbolique de signes extérieurs de richesse et de position sociale ? La première est l’expression d’un simple désir de gratification animale. La seconde en est une version hautement abstraite, et parfois franchement mathématique. Elles ont une racine commune, c’est sûr. Peut-on réduire totalement l’une à l’autre ?

Le remplacement des gènes par les “memes” en est un autre exemple. Dans le temps, un homme pouvait mesurer son succès par le nombre de ses descendants. Aujourd’hui, le pouvoir se mesure d’une manière bien différente, par la façon dont on impose ses “memes”, ses idées…

Quant à l’ego, de nombreux penseurs -dont McLuhan, encore lui- pensent que sa perception et sa structure diffèrent largement selon les civilisations.

Certains considèrent que la fusion progressive de l’homme et de la machine suffit à faire de nous des cyborgs. Pourtant, suffit-il de greffer un pacemaker a une grand-mère et un grand-père pour en faire des post-humains, lesquels resteront potentiellement scotchés dix heures par jour devant le Juste Prix et les retransmissions quotidiennes en direct du château de la Starac’ ?

Mais voila un système parfaitement posthumain ! Et plus encore à cause de la télé que grâce au pacemaker ! Le “couch potatoe” est sans aucun doute un nouveau type d’être humain. Même sa physiologie est certainement différente de celle du chasseur cueilleur du paléolithique. De surcroît, je suis convaincu que la télévision a apporté plus de modifications positives dans notre comportement qu’on veut l’admettre. Je suis personnellement très indulgent pour des phénomènes comme la Starac’. J’attends la preuve que les générations qui ont vécu sans télé ni reality shows étaient plus lucides, plus savantes, plus démocrates, plus pacifiques que les nôtres. Un simple coup d’oeil à un livre d’histoire suffit à montrer que ce n’est pas le cas. Et si la Starac’ est le prix à payer pour l’Internet, la mécanique quantique, la liberté d’expression, la musique de Jon Hassel ou l’égalité entre hommes et femmes, moi je dis : « Hourra pour Jennifer ! »

Puisque nous en sommes à parler de post-humanité, où trouve-t-on les origines de ce concept de transformation de l’espèce ? L’introduction de ton livre mentionne à juste titre le surhomme communiste rêvé par les Soviétiques et son pendant aryen chez les Nazis…

L’idée d’une transcendance de l’humain est très ancienne. Henri Michaux définissait l’hindouisme comme la plus prométhéenne des religions, et il est certain que le vers du Rig Veda : « Nous avons bu le soma, nous sommes devenus des dieux » est l’une des premières, sinon la première proclamation posthumaine de l’histoire. Sinon, je pense que le mouvement alchimique (en Chine comme en Occident) réunit tous les éléments d’une philosophie du dépassement de l’humain par des voies technologiques, sans oublier leur rêve d’immortalité physique. Dans des temps plus récents, j’aimerais citer Olaf Stapledon, que je n’ai malheureusement pas eu la place de traiter comme il le méritait dans mon livre.

Quant aux nazis ou aux communistes, ils ont développé des versions pathologiques de l’idée, et la possibilité de telles déviances doit rester dans les mémoires comme un avertissement. Mais on ne saurait, comme le font certains, limiter la description d’un concept à sa pathologie.

Finalement, quitte à agiter les vieux démons et raviver le fantôme de Terminator, la seule vraie forme de post-humanité ne serait-elle pas à chercher du côté de l’intelligence artificielle, dans des créations humaines qui pourraient être appelé à nous remplacer ?

Franchement, je ne le crois pas. Pas parce que je pense l’intelligence artificielle impossible, pas du tout. Mais il me semble évident que depuis la conférence de Dartmouth en 1956, qui vit la naissance du domaine, nous n’avons pas tellement avancé. Apparemment, nous n’avons pas encore bien compris la nature de l’intelligence.

Ensuite même si nous créons une intelligence artificielle (et cela viendra), il faudrait que ses besoins la fasse entrer en compétition avec nous, qu’elle lutte pour la maîtrise de notre niche écologique. Pourquoi serait-ce le cas ? Elle n’a pas besoin de nourriture, d’espace vital, ni même d’eau ou d’oxygène. Au pire, je crois que cette intelligence supérieure s’en irait dans l’espace et nous foutrait la paix.

Ce qui est excitant dans l’IA ? C’est peut-être justement que nous allons développer des intelligences Totalement Autres. De véritables aliens, vivant dans un milieu étranger, peut-être entièrement digital, avec des besoins, une structure mentale complètement différents… La taille de l’univers et la vitesse de la lumière étant ce qu’elles sont, il ne sera peut-être jamais possible de discuter avec de véritables extraterrestres. Alors la perspective de pouvoir communiquer avec des entités “faites maison”, voire aller jusqu’à développer avec elles une relation symbiotique, me parait une perspective tout à fait excitante, beaucoup plus intéressante à envisager que les spéculations ultra-pessimistes sur notre obsolescence finale, ou naïvement optimistes sur l’IA-papa noël, chantée par certains extropiens…

Comme tout observateur qui se respecte, tu évites de livrer des pronostics en conclusion de ton livre. J’apprécierais pourtant que tu te livres, pour conclure cette interview, à un petit exercice de prospective en nous parlant des évolutions technologiques, sociales et culturelles que tu pressens pour les vingt ou trente années qui vont suivre…

C’est effectivement très difficile ! On ne peut s’empêcher, lorsqu’on se livre à ce genre d’exercice, de penser à la prédiction des experts qui affirmaient qu’une dizaine d’ordinateurs (de la puissance d’une petite calculette d’aujourd’hui) suffirait à couvrir la surface des Etats-Unis… Tout d’abord, je ne crois pas en une “fin de l’histoire”, optimiste ou pessimiste. Certains extropiens pensent que nous nous dirigeons vers la “singularité” un moment au cours duquel l’accélération accélérante du progrès technologique nous précipitera brutalement dans un ailleurs posthumain, sur lequel nous ne pouvons pas dire grand chose. Je n’y crois guère. Pour moi, l’histoire va continuer, mais il va falloir s’habituer à cet environnement extrêmement fluctuant.

Il est probable que notre capacité d’action sur le cerveau va aller en en s’accroissant. Évidemment, cela fait un peu peur, on pense tout de suite à Big Brother et aux applications du neuromarketing, mais cela peut aussi impliquer un pouvoir accru de l’individu. Il y aura certainement des conflits dans ce domaine.

Jusqu’ici, les “drogues” ont toujours eu une action très globale, peu contrôlable ; parfois, leur véritable effet reste incertain, comme les fameuses “smart drugs”. Mais on devrait bientôt réduire cette imprécision. À ces solutions chimiques, on peut ajouter la connexion directe entre le cerveau et la machine, ainsi qu’une réalité virtuelle très sophistiquée. Imagine pouvoir redéfinir complètement ta personnalité par un cocktail de drogues… tu vivras ensuite ta nouvelle identité dans un environnement ad hoc, peut-être totalement différent de notre milieu terrestre.

Évidemment, dans ces conditions, la définition du moi, déjà fortement mise à mal ces derniers temps par les médias électroniques, devrait devenir plus floue, encore plus imprécise. Non seulement nous serons en mesure de nous autocréer, mais nous pouvons aussi chercher à devenir légion, à adopter des personnalités multiples. Dans son fascinant livre Aristoï, l’écrivain de science-fiction Walter Jon Williams imagine que les humains du futur seront capables de vivre en contact avec des “personnalités artificielles”, en fait des portions de notre propre conscience possédant une certaine autonomie et amplifiées par des banques de données et des algorithmes d’intelligence artificielle implantés dans le cerveau. C’est une vision de la dissolution de notre identité encore plus fascinante que celle offerte par un moi perpétuellement changeant.

C’est aussi l’aboutissement des pratiques des magiciens du chaos, qui fabriquent des “esprits familiers” des “serviteurs” à partir de leur propre inconscient. Ceux qu’ils font aujourd’hui au niveau de la métaphore, du jeu, pourrait devenir bien plus réel. Peut-être que les aliens de demain existeront, non pas sous la forme de purs programmes informatiques, mais comme des hybrides reposant pour une bonne part sur les ressources de notre cerveau. Dans tous les cas, je ne sais pas si on parlera de “posthumanité” au cas où de telles choses se produisaient, mais notre conception de la psychologie, de la société, de la culture risque de s’en trouver profondément altérée.

Billet initialement publié sur La Spirale – illustrations rogimmi (une) ; v e. ; hctr ; Sick Sad M!kE ; FILEXMASTER ; the BCth ; Paolo Margari

]]>
http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/feed/ 4
Néo-hippies & cyberpunks http://owni.fr/2010/05/21/neo-hippies-cyberpunks/ http://owni.fr/2010/05/21/neo-hippies-cyberpunks/#comments Fri, 21 May 2010 09:59:32 +0000 Florian Pittion-Rossillon http://owni.fr/?p=15347 Avatars boboïstes ou agents du capital honni ?

Enfant dégénéré du punk.

Les certitudes occidentales nées des Trente Glorieuses finissent de se dissoudre dans un magma balisé de crises financières remplaçant les guerres mondiales au rang de soucis planétaires. La tentation est grande d’injecter dans l’espace laissé vacant quelques utopies dont certaines, nourries de crypto-mysticisme numérique, se veulent libertaires et futuristes.

Il n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que les ultra-individualistes chantres de la révolution Internet (une par jour, 13 à la douzaine) veulent, eux aussi, être collectivement désignés par une étiquette qui fera bonne figure aux côtés de celle des résistants de 39-45 (papi), des soixante-huitards (papa), et de quelques autres (tontons).

Alors faut-il, pour s’aménager une place dans l’histoire, manier le corpus existant ? Ainsi, « néo-hippie » et « cyberpunk » : en quoi ces termes déjà anciens fondent-ils et/ou désignent-ils une réalité socio-culturelle maintenue au chaud par le vent de liberté soufflant du web ?

Nourrir les fantasmes occidentaux des enfants gâtés du confort moderne

À la racine de ces anciens néologismes, les deux derniers mythes rock. Deux mouvements qui n’en finissent pas de nourrir les fantasmes occidentaux des enfants gâtés du confort moderne. Point historique.

Les premiers hippies sont les tenants du Flower Power, apparu vers 1965, propulsé grâce au LSD vers le Summer of Love de 1967 et explosé en vol avec Altamont et Charles Manson en 1969. Les hippies mêlent pacifisme, tolérance et revendication de la liberté sous toutes ses formes, tout en refusant la politisation.

La naïveté des premiers temps fait le lit de tous les excès. L’héroïne se charge de nettoyer tout ça au début des années 70. L’utopie bêlante de l’amour universel devient le carburant toxique d’un hédonisme bordant à sa gauche le consumérisme triomphant. Depuis cette faillite, le terme « hippie » désigne tout chevelu assumant son deux de tension, pour qui s’habiller aux puces est l’acte militant fondamental.

Le punk tient dans une boîte encore plus petite : quelques groupes anglais, en 1975-76, se taillent cheveux et vêtements au sécateur et popularisent une formule musicale mise au point par les Américains (New York Dolls, Ramones). Un habile manager positionne quelques jeunes désœuvrés sur le créneau du bordel situationniste (« no future »), les baptise Sex Pistols, et leur fait dégoiser quelques horreurs devant les caméras. Jackpot. Derrière la pancarte punk s’agrègent pas mal de bourgeois énervés et quelques durs en mal d’excitation rock’n roll primitive, tout ça avec les cheveux dressés.

Mais dès 1978 l’affaire prend un coup dans l’aile avec la séparation des Sex Pistols, et sombre pour de bon avec la mort de Sid Vicious en 1979. Suite à cette faillite, le punk devient le ressort esthétique d’un salmigondis anarcho-libertaire autocomplaisant toutefois bienvenu pour les ventes de Doc Martens.

Pourtant, tout affadis qu’ils soient, ces deux mouvements gardent une puissance d’évocation extrêmement forte. La force et la pureté des élans originels se sont en effet diluées dans les cultures populaires pour devenir :

* des rites de passage à la vie adulte pour jeunes bourgeois ;
* des références de modes pour leurs petites sœurs.

Quid alors des néo-hippies et cyberpunks ? En l’absence de définition précise, il faut se tourner vers les usages pour circonscrire le sens de ces termes.

Le néo-hippie désigne le courageux qui, bravant les commandements de la métrosexualité, affiche crânement cheveux longs et vêtements flottants. Il s’agit d’une population composite, allant du baba branché Bouddha à l’écolo-macrobio, en passant par le gauchiste light dont les positions politiques tiennent dans l’affirmation capillaire et l’engagement associatif. Niveau discours, on oscille entre la spiritualité new age béate et l’énervement anti-civilisationnel permanent (une variante du « tous pourris », option terre du potager sous les ongles). Un ventre mou de la gauche alternative, que les pigistes de Elle aiment bien invoquer dès lors qu’il faut mettre un nom sur la tenue d’été de Vanessa Paradis.

Je roule à Vélib et je mange bio.

Le cyberpunk désigne un fantasme esthétisé de victime post-moderne plutôt qu’une population définie. Le monde cyberpunk relève d’un quotidien arrêté, noyé sous une pluie permanente, doublé d’une impossibilité mal définie de prise sur sa vie. Celle-ci s’avère mystérieusement régulée par des multinationales, corporations et autres forces obscures juchées au sommet de buildings en verre.

Ne reste à l’individu martyrisé par ce capitalisme ultra-technologique que d’assumer le « no future » originel en illustrant par ses vêtements ce destroy de synthèse un peu mollasse. Le kit de base : un cuir et un t-shirt orné du logo « Anarchy » (9,90 euros chez H&M). Tout cela est bien enraciné dans la théorie du complot et se pare d’un vernis futuriste. Côté mainstream, Matrix propose une version chewing-gum de l’univers cyberpunk, dans lequel l’individu est aussi connecté que réduit à pas grand-chose.

Autrement dit : déjà que « hippie » et « punk », on n’en avait plus grand-chose à battre, alors « néo-hippie » et « cyberpunk » : vide sidéral.

Il n’y a rien à attendre du télescopage de ces concepts vaporeux nés sur les cendres des derniers mythes rock, et de la première culture post-Trente Glorieuses.

Nul espoir à placer dans l’usage de ces termes pour désigner le monde à naître de la fornication fébrile de la myriade de réseaux numériques éphémères. Surtout si l’on attend qu’ils aient une action structurante.

Quels mots employer pour désigner les nombreux effets d’une culture atomisée, protéiforme, qui nourrit le paradoxe de la sublimation de l’individu et de son auto-engloutissement permanent par le flux qu’elle génère elle-même ?

Puisque cette culture favorise l’ultra-relativisme, elle devra donc accepter qu’aucun terme simple puisse la désigner, fût-ce à hérisser son narcissisme intrinsèque. Sans doute faut-il laisser aux historiens du futur le soin de donner un nom aux agitations contemporaines, ou ce qui en tient lieu (la somme des intérêts individuels ne formant pas tout le temps un tout qui façonne l’histoire).

La vérité est dans l’action.

Illustrations CC Flickr Jeremy Brooks et Vincent Boiteau

]]>
http://owni.fr/2010/05/21/neo-hippies-cyberpunks/feed/ 38
Un documentaire sur Philip K. Dick (50 minutes) http://owni.fr/2009/09/11/un-documentaire-sur-philip-k-dick/ http://owni.fr/2009/09/11/un-documentaire-sur-philip-k-dick/#comments Fri, 11 Sep 2009 10:23:42 +0000 Media Hacker http://owni.fr/?p=3486

[...] Un très bon documentaire français de Thomas Cazal sur Philip K. Dick, avec une série d’invités passionnants comme Léon Mercadet (Actuel, Nova Magazine), Bernard Werber, Philippe Starck, Maurice G. Dantec, Philippe Ulrich, Richard Pinhas, Jim O’Rourke – Sonic Youth, Dj Spooky, …


[ Première partie ]

Cliquer ici pour voir la vidéo.

[ Seconde partie ]

Cliquer ici pour voir la vidéo.


[ Troisième partie ]

Cliquer ici pour voir la vidéo.


[ Quatrième partie ]

Cliquer ici pour voir la vidéo.


[ Cinquième partie ]

Cliquer ici pour voir la vidéo.

]]>
http://owni.fr/2009/09/11/un-documentaire-sur-philip-k-dick/feed/ 4