OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La révolution graphique égyptienne http://owni.fr/2011/12/22/la-revolution-graphique-egyptienne/ http://owni.fr/2011/12/22/la-revolution-graphique-egyptienne/#comments Thu, 22 Dec 2011 16:57:21 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=89521 Après les élections, “on continue” (moustamirroun) disent, par le biais d’un efficace raccourci visuel, les militants du mouvement du 6 avril, un groupe créé en avril 2008 (cf. billet de l’époque), au cœur – sur la Toile et dans la rue – des luttes qui ont conduit à la chute de Moubarak. Le message passe sur les réseaux sociaux et leurs flux numériques bien entendu, mais aussi, à l’image de ce qui s’est produit depuis le début des luttes, sur les murs de la ville.

Source de nombreux reportages photographiques, la créativité de la révolution égyptienne – souvent marquée par cet humour national qui reste, aux yeux de bien des Arabes, une spécialité locale – a fait de la ville son théâtre, avec la place Tahrir pour scène centrale. Les militants ont pris possession de l’espace urbain, au sens propre du terme, en inscrivant leurs slogans et leurs images sur les murs des lieux publics. Fort à propos, la Casa Arabe de Madrid vient de monter une exposition sur ce thème : quelques images sont visibles sur leur site.

Il s’agit bien d’une lutte de terrain, avec des créateurs militants qui s’organisent en commandos, en général nocturnes, pour installer leur production dans des endroits retenus pour leur caractère stratégique : un lieu particulièrement passant bien entendu, mais également un endroit marquant les limites du territoire “sous contrôle” de l’insurrection. De leur côté, les forces “du maintien de l’ordre” comme on les appelle en français décident ou non de fermer les yeux, en fonction de la situation.

La première vague de mobilisation en janvier dernier a ainsi été marquée par une intervention graphique de Ganzeer en hommage à Islam Raafat, “reportage” photographique ici, une des premières victimes de la révolution. Tout récemment, les “événements de la rue Mohamed Mahmoud”, juste avant les élections, ont été précédés par l’arrestation de plusieurs “artistes”. Comme le Code civil égyptien n’a pas prévu ce type d’infraction, les fauteurs de trouble doivent être poursuivis sous différents prétextes, à l’image de Ganzeer, encore lui, arrêté pour avoir “dressé un drapeau portant atteinte à la sécurité publique” ! En règle générale, ils finissent par être rapidement relâchés, éventuellement sous caution…

Leur liberté, ils la doivent aussi à leur présence sur la Toile, en particulier dans les réseaux sociaux qu’ils savent mobiliser quand ils sont en danger. Graphistes, designers, artistes multimédias, les activistes de la révolution graphique égyptienne ont mis leur savoir-faire professionnel au service des luttes politiques. Naturellement, ils utilisent les techniques numériques pour médiatiser leur combat, mais également pour créer une bibliothèque virtuelle, largement collective, de ressources iconographiques qui sont ensuite reprises, ou non, par les manifestants à travers des formules visuelles reproduites sur les murs mais aussi sur les pancartes des manifestants, sur les T-shirts, etc.

Au centre du discours de mobilisation durant ce qu’on a appelé la « seconde  révolution » de Tahrir, tout récemment, on trouve ainsi un slogan, transmis par internet, Koun maa al-thawra (كن مع الثورة: “Sois avec la révolution”), une formule graphique et linguistique dont on comprend mieux la pertinence grâce à un très bon billet (publié par Mashallah News, en anglais) dans lequel son auteur, Mohamed Gaber donne une idée de l’imbrication complexe entre vocabulaire linguistique et éléments plastiques, tout en soulignant utilement la dimension historique de la mobilisation graphique en Égypte.

En effet, cette mobilisation ne date pas de la révolution égyptienne. Au contraire, elle a accompagné l’opposition politique qui s’est exprimée avec toujours plus de force depuis au moins 2008, peut-être même 2005 si l’on considère que c’est l’ouverture d’un espace virtuel d’expression et d’opposition, notamment avec les blogs de journalistes citoyens, qui a ouvert la voie aux changements de l’année 2011.

Il n’est pas sans intérêt non plus de savoir que le graffiti protestataire trouve son origine, au Caire, dans les milieux des ultras du football, ceux-là même dont l’expérience des combats de rue avec la police locale, a été décisive en certains moments d’affrontement, pour préserver l’occupation de Tahrir en janvier dernier, et tout récemment lors des affrontements de novembre. De même, la diffusion d’un manuel de lutte urbaine, accompagné d’illustrations efficaces, semble bien avoir joué également un rôle important. On notera d’ailleurs que son auteur a parfaitement conscience des limites du support informatique, et qu’il prend soin de rappeler aux utilisateurs potentiels de ne pas le diffuser via Facebook ou Twitter, surveillés par la police…

Comment transformer la révolte virtuelle – à la fois “potentielle” et “numérique” – en soulèvement populaire ? Les interventions graphiques qui ont accompagné la révolution égyptienne apportent leur réponse à cette question centrale pour les mouvements oppositionnels en donnant un exemple de la manière dont les virtualités des flux numériques peuvent prendre corps dans la réalité physique de l’espace urbain, sur le concrete (béton) des murs du Caire !


Article initialement publié sur le blog d’Yves Gonzalez-Quijano, Culture et politique arabes, sous le titre : Virtual and concrete : petite contribution à la création graphique de la révolution égyptienne”.

Photos et illustrations : Sauf la numéro 2, photos de graffiti par Hossam El Hamalawy via Flickr [cc-byncsa] sélectionnées par Ophelia Noor pour Owni /-)

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Un Nobel ne fait pas le printemps http://owni.fr/2011/10/06/un-nobel-ne-fait-pas-le-printemps/ http://owni.fr/2011/10/06/un-nobel-ne-fait-pas-le-printemps/#comments Thu, 06 Oct 2011 10:16:41 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=82283 [Mise à jour, lundi 10 octobre] Vendredi, le prix Nobel de la paix 2011 a été remis à la présidente du Libéria, Ellen Johnson Sirleaf, à l’activiste libérienne Leymah Gbowee, et à la militante yéménite Tawakkul Karman. Le comité les a choisies “pour leur lutte non-violente pour la sécurité des femmes et pour le droit des femmes à participer pleinement à la construction de la paix”. Sur son blog, Yves Gonzalez-Quijano a réagi à cette nomination : “Un Nobel un peu collectif (trois récipiendaires) et le “printemps arabe” associé au prix Nobel de la paix sans en occuper, au risque d’un malentendu, le centre : bonne pioche les Nobel !”

On a envie de paraphraser la belle formule employée vers la fin du mois de mai dernier par trois intellectuels syriens exhortant Bernard-Henri Lévy, au regard de ses antécédents vis-à-vis de la question palestinienne, à bien vouloir s’abstenir de toute intervention sur ce qui se passe dans leur pays… Elle pourrait en effet très bien convenir aux jurés de l’académie suédoise dont on dit que les choix pourraient, dans quelques jours [ndlr : remis vendredi 7 octobre] consacrer une figure arabe !

Pour le prix Nobel de la paix, on parle ainsi soit de l’Égyptienne Esraa Abdel-Fattah, une des militantes du Mouvement du 6 avril, organisation au cœur des mobilisations qui ont conduit au renversement de Moubarak, soit de la Tunisienne Lina Ben Mhenni (une universitaire de 26 ans dont le blog a déjà été distingué en juin dernier par les très reconnus BOBs Awards, organisés par le Deutsche Welle Global Media Forum). Dans les deux cas, les médias nous expliquent qu’il s’agit de saluer à la fois la contribution des médias sociaux et celle de femmes militantes du Printemps arabe©.

Sollicitude soudaine

Une “brillante idée”, naturellement ? Pas si sûr si l’intention est bien d’apporter un soutien explicite à des “musulmanes modérées”. Nonobstant le fait que l’Égyptienne qui serait retenue pour le prix s’obstine à porter un foulard de tête bien inquiétant pour ceux qui croient que c’est un premier pas vers la “burqa intégrale” comme on dit aujourd’hui en France, on peut facilement imaginer que l’octroi d’un prix aussi prestigieux va susciter bien des envies… Autrement plus grave est le fait que, dans le contexte actuel, une telle reconnaissance risque fort de conforter dans leur point de vue tous ceux qui s’interrogent sur la soudaine sollicitude des nations les plus riches vis-à-vis du monde arabe, et qui voient, à l’image de ce qui s’est passé en Libye sur le terrain militaire, une grossière ingérence étrangère sous couvert de nouveaux médias et de soutien à la liberté d’expression.

Quel que soit le crédit qu’on accorde à une telle argumentation, il faut bien reconnaître que le seul fait qu’on mentionne également, toujours pour le prix Nobel de la paix, le nom de Waël Ghoneim donne du grain à moudre à ceux qui pensent que l’employé de Google, le géant américain de l’Internet, est sans doute une icône médiatique parfaite, non pas pour les Arabes mais pour l’”Occident” (à qui il destine d’ailleurs ses Mémoires de combat qui seront publiés par un éditeur américain).

De quoi conforter dans leur opinion des analystes tels que Rabab el-Mahdi, professeure de sciences politiques à l’Université américaine du Caire, qui lisent ce nouveau narrative élaboré à l’occasion du soulèvement arabe comme une manière de reconnaître une certaine opposition pour mieux ôter toute légitimité à tout ce qui serait trop violemment barbu et trop éloigné des “bons” critères de la modernité politique ! D’ailleurs, en 1988 déjà, lorsque le Nobel de littérature avait été décerné au romancier égyptien Naguib Mahfouz, certains avaient estimé que cette reconnaissance de la fiction arabe moderne venait bien trop tard.

En ne mentionnant que ses textes les plus traditionnels et les moins susceptibles de faire entendre la spécificité de la narration arabe (il est vrai qu’il n’y avait guère de traductions à cette époque…), le prix consacrait enfin un auteur, devenu acceptable sur le plan international dès lors qu’il s’était associé au traité de paix voulu par Anouar El-Sadate, mais violemment refusé par une très grande partie de l’opinion non seulement égyptienne mais arabe.

Rendez-vous raté

Un rendez-vous raté en somme, qui pourrait bien se répéter. Car pour ce qui est de l’autre prix qui, selon les experts, pourrait bien aller à un Arabe, là c’est vraiment de la dynamite comme aurait pu dire Alfred Nobel ! “Il est temps de couronner un poète du Proche-Orient”, se murmure-t-il ainsi dans les couloirs feutrés où se font les prix internationaux. Déjà, on aimerait qu’un prix aussi important ne vienne pas enfoncer des portes désormais ouvertes grâce au combat des manifestants arabes ! On aurait ainsi aimé qu’une telle idée ait germé dans des esprits moins frileux, par exemple lorsque Mahmoud Darwich était encore vivant… Mais il y a peu encore, le monde arabe était fort peu à la mode et la voix de la résistance palestinienne – pourtant traduite dans une multitude de langues – ne suscitait visiblement pas de bons échos !

Et surtout, s’il est bien vrai que l’idée du jour est de récompenser l’œuvre sans nul doute importante de cet autre poète qu’est le “Libanais syrien de naissance” Adonis, il s’agit ni plus ni moins d’un contresens tragique ! Passons sur le fait qu’Adonis a déjà été fort bien récompensé (il vient encore de remporter le très prestigieux prix Goethe en juin dernier)… Mais que cette incarnation, aujourd’hui fort âgée, d’une certaine forme d’opportunisme intellectuel passe pour un authentique représentant de la jeunesse révolutionnaire arabe, au prétexte qu’il a fini des mois après le début des événements qui font tellement de victimes dans son pays natal, par publier une filandreuse lettre ouverte au président syrien, c’est vraiment user du politiquement correct pour insulter la mémoire des vrais résistants arabes.

Messieurs du Nobel, de grâce, épargnez aux Arabes un tel soutien !


Article initialement publié sur Culture et politiques arabes sous le titre “Un Nobel politiquement correct ? Epargnez aux Arabes un tel soutien !”.

Illustration & Photo FlickR CC [by-nc] ereneta [by-nc-sa] Betsithedivine

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Chanter la révolution syrienne http://owni.fr/2011/09/08/chanter-la-revolution-syrienne/ http://owni.fr/2011/09/08/chanter-la-revolution-syrienne/#comments Thu, 08 Sep 2011 07:07:52 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=78478 Dans quelques jours, la chanteuse syrienne Asalah devrait sortir son nouveau clip, Ah si seulement cette chaise parlait… Sous ce titre en apparence innocent, une des plus grandes figures de la chanson populaire prend clairement position en faveur de ceux qu’elle nomme les « révolutionnaires syriens ».

Aujourd’hui installée au Caire,la chanteuse domine la scène artistique depuis le début des années 1990. Fille d’un chanteur célèbre tragiquement disparu dans un accident de voiture, son histoire familiale, lorsqu’elle a dû s’occuper de ses jeunes frères et sœurs, puis sa vie sentimentale, avec notamment son remariage après sa rupture avec un premier mari scandaleusement trop volage, ont accompagné une très brillante carrière internationale, en particulier dans les pays du Golfe.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Alors que le régime syrien s’efforce de mobiliser autour de lui les « voix » chères au public local, la défection de Queen Asalah, surnom que reprend son site, est une mauvaise nouvelle de plus pour la communication du pouvoir . Elle vient en effet d’une chanteuse étroitement associée jusqu’alors au discours officiel. Que Dieu te garde, Assad !, chanson lancée à la gloire du père de l’actuel président, est un tube que les partisans du fils ont gardé l’habitude de diffuser avec force décibels lors de leurs manifestations de soutien au régime.

Coïncidant avec la fin de ramadan, la sortie imminente du clip a été présentée par la chanteuse comme « un vœu de fête à l’intention des révolutionnaires ». Et cette fois, il ne s’agit pas des rebelles libyens, comme lors de précédentes déclarations il y a quelques semaines en présence de blessés soignés dans les hôpitaux du Caire, mais bien de ses propres concitoyens auxquels font allusion les paroles de la fameuse chanson encore inédite (texte arabe ici) : les héros du peuple y font entendre leur colère, après avoir longtemps gardé le silence malgré l’injustice, alors qu’ils disent maintenant qu’il ne servira à rien de s’entêter à vouloir rester… Trouve-toi quelqu’un qui accepte l’oppression, toi qui as oublié la dignité depuis longtemps !

Aucun nom n’est donné mais l’allusion est tout de même assez claire ! Surtout venant de la part d’une chanteuse qui a déjà signifié dans une lettre ouverte qui avait fait grand bruit au milieu du mois de mai dernier qu’elle n’avait nullement l’intention, à la différence de nombre d’autres célébrités de son pays, de se prêter aux simulacres de manifestation (tamthiliyyât) de soutien au régime du président Al-Assad.

Engagement politique ou opportunisme?

Alors que certains surnomment déjà Asalah « la chanteuse de la révolution », d’autres ont plus de mémoire et ne sont pas prêts à accepter un revirement dont ils doutent de l’authenticité (asâla en arabe, comme le prénom de la chanteuse). Ils n’ont pas oublié les paroles de quelques-unes de ses chansons, pas toujours très anciennes, telle Ton peuple est ton espoir prometteurTon peuple est le peuple de la voix unique / La blessure a été profonde , le leader a été choisi, ton Bachar-la-bonne-nouvelle, est le gardien de tes rêves, ô Damas !

Comment interpréter un changement de ton aussi total de la part de la célèbre chanteuse syrienne ? Ses déclarations relèvent-elles du courage politique ou de l’opportunisme ? On notera tout de même que la communication n’est pas vraiment totalement laissée au hasard puisque la sortie prochaine de ce qui sera peut-être un tube révolutionnaire a été préparée sur internet par une mini-vidéo disponible sur YouTube (d’où a été tirée l’image en haut de cette page) et par la diffusion, sur différents sites, des paroles de la chanson pour l’heure encore inédite… Tout de même, et plus encore si elle est suivie d’autres, cette défection spectaculaire d’une personnalité aussi importante du monde du spectacle est un avertissement pour le régime. (En Égypte, la brutale conversion de vedettes en tout genres a été, il y a quelques mois, le signe certain de la chute imminente du pouvoir en place : voir ce précédent billet).

Mais surtout, l’observation de la scène publique tunisienne, égyptienne, libyenne (on pense au romancier Ibrahim Al-Koni en particulier) suscite le même constat. La marginalisation des élites intellectuelles « légitimes », écrivains, intellectuels… qui, naguère encore, avaient une réelle influence sur l’opinion, est toujours plus manifeste. Parallèlement, les prises de position de chanteurs et autres vedettes du spectacle n’ont jamais eu autant d’écho.

En Syrie, les déclarations tardives et souvent jugées maladroites d’un Adonis confirment cette tendance. Il n’est pas sûr que la nomination à la tête du Conseil national de transition du sociologue (exerçant en France) Burhan Ghalioun suffise à l’inverser…


Le journal libanais Al Akhbar a consacré un article à Yves Gonzalez-Quijano. Le chercheur expliquait être un étudiant de Barthes : “Son ouvrage, Mythologies, était pionnier dans sa tentative d’expliquer les changements de la société française à travers l’étude de la mode, des voitures, de la musique et la gastronomie. En toute modestie, j’ai essayé de proposer le même type d’explications pour le monde arabe, où les phénomènes populaires peuvent être une fenêtre pour comprendre ce monde, ses changements sociaux et politiques.”

Billet initialement publié sous le titre “Asalah : une authentique révolte ?” sur le blog Culture et Politique Arabes

Illustrations: Capture d’écran Youtube / FlickR CC PaternitéPas de modification samantha celera

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Printemps arabe©, si jeune et déjà marketé http://owni.fr/2011/08/03/printemps-arabe%c2%a9-si-jeune-et-deja-markete/ http://owni.fr/2011/08/03/printemps-arabe%c2%a9-si-jeune-et-deja-markete/#comments Wed, 03 Aug 2011 15:30:36 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=75319 Écrire pour ce Carnet est loin d’être facile alors qu’il se déroule des choses autrement plus graves dans la région. C’est particulièrement vrai au regard de ce qui se passe actuellement en Syrie. En cette veille de ramadan [ndlr : article initialement publié le 31 juillet], karîm (généreux, magnanime…) selon la formule consacrée, l’ironie n’est plus exactement de saison…

Avec le Printemps arabe©, les publicitaires prolongent encore un peu plus « l’extension du domaine de la lutte » et, fort logiquement en définitive, se mettent à vendre la révolution arabe à toutes les sauces possibles. C’est dans son blog que Ted Swedenburg a publié, il y a un mois environ, un billet sobrement intitulé Coke & Pepsi and the Egyptian Revolution sur les nouvelles publicités pour Coca et Pepsi. Dans la droite ligne de leur éternelle rivalité commerciale (voir ce billet sur la manière dont ils embrigadent les vedettes de la chanson arabe), les deux géants américains du soda chantent aujourd’hui à qui mieux mieux les charmes de la révolution arabe.

Pepsi pour commencer (30 s), avec ces jeunes des classes moyennes (forcément révolutionnaires) qui ont tous des idées en surfant avec la technologie moderne (ordis et téléphones portables) et qui, littéralement parlant, « redonnent des couleurs à la ville ». Un peu subliminale, l’allusion à la révolution du 25 janvier n’est pas bien loin : introduit par l’image d’un journaliste à la télé sur fond de paysage urbain, le lien avec les événements est implicite avec l’image, presque en fin de clip, du personnage initial saluant depuis son balcon un rassemblement qui pourrait bien être une révolution (qui ne dit pas tout à fait son nom malgré tout)…

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Coca (60 s) aussi file la métaphore des couleurs, avec ce récit du centre-ville du Caire qui sort peu à peu de la grisaille pour que « demain soit plus beau » (c’est le slogan final). Là encore, c’est avec la fin du clip que l’évocation des événements politiques se fait plus précise, lorsque, sur fond de paroles où il est question de demander l’impossible, la caméra dévoile la désormais incontournable place Tahrir.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Bien sûr, tout est beau et sans violence dans le monde enchanté de la pub ! Bien sûr, c’est loin d’être la première fois que la « réclame » pille l’imaginaire politique révolutionnaire en général et la contre-culture en particulier (Ted Swedenburg rappelle ainsi que Coca et Pepsi ont naguère accommodé à leur sauce l’underground américain des années 1960).

La révolution, presque un business forum

Mais au moins, dans l’exemple américain, la récupération a-t-elle eu lieu a posteriori. On peut être ainsi quelque peu choqué à découvrir, dans le centre de Beyrouth en avril, alors que le printemps arabe n’était pas si loin, cette publicité qui associe la participation à un business forum à une manifestation de rue…

Mais on est franchement atterré quand on découvre dans le centre de la capitale de la Syrie cette publicité qui fait sans doute allusion aux codes vestimentaires des supporters de foot mais qui fait surtout irrésistiblement penser aux manifestants pro-régimes, alors que les « événements » (comme on disait en métropole autrefois lorsqu’il s’agissait de l’Algérie) ont vraisemblablement déjà entraîné la mort de près de deux mille personnes…

Plus bête que méchant en revanche, ce clip du jeune chanteur libanais Sijal Hachem pour sa chanson Khalas (la version libanaise du kifaya égyptien) où l’on voit de beaux mâles derrière des barbelés enflammer, masque sur le nez, des pneus. De superbes créatures hésitent – comme l’armée égyptienne ? – entre répression et séduction !… Sommet de la métaphore érotique (volontaire on l’espère), le puissant jet de la lance à eau… qui noie l’hybris des manifestants ! Le tout se termine par un interrogatoire… troublant (surtout quand on pense aux méthodes trop souvent utilisées dans la région…)

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les noces de la publicité et de la politique ne sont pas si anciennes que cela dans le monde arabe (2005 est sans doute une date repère : voir ce billet). Aujourd’hui encore, plus d’un régime (par exemple en Syrie : voir ces deux billets, 1 et 2) hésite entre la bonne vieille propagande de papa et la communication politique moderne et ses spin doctors. Patrie d’une bonne partie des « créatifs » de la publicité arabe et base régionale d’un certain nombre de grandes agences internationales, le Liban a été l’un des premiers terrains où des forces politiques opposées (en l’occurrence les camps du 7 8 (!) et du 14 mars) se sont clairement livré bataille par campagnes médiatiques interposées (voir ce billet).

Et le Liban est encore le lieu où cette communication politique a été non seulement tournée en dérision (sur ce plan, on trouverait facilement d’autres exemples ailleurs), mais également, « retournée » tout court, c’est-à-dire déviée de ses objectifs politiques pour être rendue à ses fins premières, faire de la réclame pour des produits de consommation (voir, dans ce billet, les réemplois publicitaires de la campagne J’aime la vie).

Comme le suggère l’auteur(e) d’un article à ce sujet sur le site Muslimah Media Watch, la révolution du Printemps arabe est non seulement télévisée, mais aussi marchandisée et sexualisée !


Article initialement publié sur Culture et Politique arabes sous le titre : “Dieu que la révolution est jolie ! Le printemps arabe© est en vente…”

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Les spin doctors du Net: la vraie vie de Gay Girl in Damascus http://owni.fr/2011/06/29/les-spin-doctors-du-net-la-vraie-vie-de-gay-girl-in-damascus/ http://owni.fr/2011/06/29/les-spin-doctors-du-net-la-vraie-vie-de-gay-girl-in-damascus/#comments Wed, 29 Jun 2011 10:28:31 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=72191 Rapide rappel des faits : le 19 mars, celle qui affirme parler sous sa propre identité, Amina Arraf Abdullah, une jeune femme syro-américaine, ouvre son blog. En anglais, A Gay Girl in Damascus tient la chronique des manifestations en Syrie, lesquelles commencent « officiellement » le 15 mars. Au fil des semaines, A Gay Girl in Damascus attire de plus en plus l’attention des médias, notamment à la suite d’un billet, publié le 26 avril. Intitulé My father, the hero, il raconte comment la courageuse militante échappe à l’arrestation grâce à l’intervention, non moins courageuse, de son père auprès de « deux jeunes hommes, d’une vingtaine d’années, vêtus de vestes de cuir noir »

Pour quelques observateurs, ce best-seller du web, si on peut oser l’expression, suscite alors les premières interrogations. Amina a beau annoncer qu’elle va entrer dans la clandestinité, ils mènent l’enquête, y compris lorsqu’un billet, mis en ligne par « une cousine », annonce, dans les premiers jours de juin, l’arrestation de la jeune femme. Sous un déluge de tweets affolés et alors que la page Free Amina Abdulla (sic! en principe il faut un « h » à la fin) sur Facebook réunit déjà près de 15 000 membres, le Guardian, qui a largement contribué à la célébrité de la jeune lesbienne damascène fait part de ses questions, dès le 8 juin. Le 12, le véritable auteur est démasqué : Tom MacMaster, un Étasunien de 40 ans inscrit en master à l’université d’Edimbourg, écrit un dernier billet, à ce jour (le 13, depuis Istanbul) ; il y présente ses excuses aux lecteurs. « Mis en ligne par Amina », le billet, qui explique en gros que lui, Tom, n’a jamais eu l’intention de mal faire mais qu’il s’est fait prendre à son propre jeu, se termine par un appel au soutien des véritables héros, ceux qui font la révolution dans le monde arabe :

I want to turn the focus away from me and urge everyone to concentrate on the real issues, the real heroes, the real people struggling to bring freedom to the Arab world. I have only distracted from real people and real problems. Those continue; please focus on them. (Je veux qu’on arrête de s’intéresser à moi et j’invite tout le monde à se concentrer sur les vrais problèmes, les vrais héros, les personnes réelles qui se battent pour apporter la liberté au monde arabe. J’ai distrait des vrais personnes et des vrais problèmes. Eux continuent, intéressez vous à eux s’il vous plait)

« Une illusion »

Fin de l’histoire ? Pas tout à fait car, sur Facebook parfois si empressé de faire le ménage dans ses pages (notamment pro-palestiniennes, voir ce billet), le groupe Free Amina Abdulla est toujours accessible, tout comme le blog d’Amina, l’homosexuelle de Damas. Pas vraiment mortifié par ce qui lui est arrivé, Tom MacMaster s’est contenté de supprimer quelques billets (notamment celui qui annonçait l’arrestation de son « héroïne »). Il a surtout modifié le titre, qui est désormais présenté entre guillemets (« A Gay Girl in Damascus ») et suivi d’une « précision » : an illusion.

Ce dernier sous-titre, fidèle à sa ligne de défense (Amina est une fiction, mais en quelque sorte « plus vraie que nature ») est explicité par une courte phrase, elle aussi rajoutée par rapport à la première présentation du site, disant en gros qu’on aurait tort de s’en prendre à celui qui a su vous émouvoir en racontant une histoire qui s’avère ne pas être la réalité :

The Image is not the Real; When you realize that you were reading a story, rather than the news, who should you be angry at? The teller of tales that moved you? (L’Image n’est pas Réelle. Quand vous réalisez que vous lisiez une histoire et non des informations, sur qui faudrait-il reporter sa colère ? Le conteur qui vous a ému ?)

Enfin, tout en bas de la page qu’il faut faire défiler en entier pour les faire apparaître, quelques lignes, avant les crédits du site, précisent que le blog est une sorte de « fiction interactive », solidement basée sur des faits authentiques, même si Amina, création de l’auteur, n’est, elle, qu’une fiction :

About this blog. This blog was designed as an interactive fiction. The news, historical and social information contained in it is based solidly on fact. However, the narrative voice, that of Amina A., is fictitious. Her character is based on many real people but in no way is she meant to represent any single real individual, living or deceased. She is the sole creation of the author of the blog. (À propos de ce blog. Ce blog a été conçu comme une fiction interactive. Les informations historiques et sociales que ce blog contient sont basées sur des faits. Néanmoins, la voix narrative, celle d’Amina A. est fictive. Son personnage est basé sur plusieurs personnes réelles mais elle n’est en aucune façon destinée à représenter un seul individu, qu’il soit vivant ou mort. Elle est la création de l’auteur de ce blog.

Une quinzaine de jours après la découverte de son « canular », Tom MacCaster a publié (ce qui n’est pas forcément) un ultime billet, sous le titre : Trop nul ! Tout le monde s’en fout ! (« That kinda sucks ». Not that anyone cares). Ultimes explications pour la nouvelle vie dans le cyberespace du blog d’Amina, qui s’obstine toujours à ne pas s’afficher tout à fait comme une « vraie » fiction mais plutôt comme une fiction qui mériterait d’être vraie…

Apparemment, cette manière de ne pas vouloir « faire mourir » la blogueuse de Damas trouve un écho ailleurs que chez son inventeur ou que chez les administrateurs de la page Free Amina Abdulla… Alors que la vérité sur la véritable nature de ce blog a déjà éclaté, de nombreux commentaires continuent à souhaiter la libération de la jeune femme, à saluer son courage. Plus d’une réaction explique en substance, à la manière de Tom MacMaster, que l’histoire n’est peut-être pas véridique mais qu’elle aurait mérité de l’être. En somme, la fiction dépasse la réalité et c’est très bien ainsi dans le meilleur des mondes virtuels…

Mascarade politique

Comme se le demande à haute voix ou presque Brian Whitaker, le journaliste vedette du Guardian : pourquoi diable un homme marié en Écosse voudrait-il se faire passer pour une lesbienne vivant à Damas ? Le jour même, deux jeunes journalistes d’origine arabe (cela importe par rapport à leur analyse), Ali Abbas et Assia Boundaoui, proposent une réponse : pourquoi cette fiction précisément et pourquoi un tel succès ? Plutôt qu’on ne sait quelle théorie du complot, ils s’intéressent à la signification « profondément » politique de cette mascarade en définitive assez obscène qui voit un « vieil étudiant » passionné de Proche-Orient se glisser dans la peau d’une jeune Syrienne désirable.

Parce que la fiction de MacMaster est un piège trop doux (honey trap en anglais) ! Un piège qui épouse parfaitement tous les clichés « occidentaux » sur le monde arabe et/ou sur l’islam. Et parce que, plus profondément, ce qui nous intéresse dans cette histoire (i.e. les soulèvements arabes, à commencer par celui qui se produit syrien), c’est moins la vérité/réalité que l’émotion qu’elle nous procure (avec ce charming petit « plus » d’une délicieuse transgression sexuelle de la part d’une femme de cette religion qui nous résiste tant !). Dans l’imposture de Macmaster, le mensonge, la tromperie sont en définitive moins insupportables que cette manière de prétendre parler à la place des autres, de se substituer aux premiers concernés, les Arabes, qui n’existent, en fin de compte, que par la bonne volonté de notre regard supérieur et complaisant. Les deux auteurs le disent très bien, mais dans un anglais un peu compliqué fort heureusement traduit vers le français par l’indispensable « Des bassines et du zèle », à laquelle nous empruntons les extraits suivants :

Si ce fantôme virtuel [cyber ghost] a été adopté si facilement par les medias et les lecteurs attentifs, c’est parce qu’il est emblématique de tous les clichés qu’utilisent les occidentaux qui se placent dans la position d’interprètes éminents de la société et de la culture moyen-orientales. (…) Il ne devrait pas y avoir besoin de l’histoire fictive d’une lesbienne syrienne pour affirmer les droits des manifestants syriens qui sont actuellement atrocement réprimés par les instances gouvernementales. Mais si l’objectif est de susciter l’émotion et de distraire, alors MacMaster a réussi à prouver que la vérité sur les Arabes passe après la perception et les sentiments qu’ont les occidentaux à leur égard.

A cette première lecture politique, on est tenté d’en ajouter une autre, sous forme d’interrogation cette fois sur ce que l’on pourrait appeler le contexte, en l’occurrence l’entourage numérique, du récit de la Gay Girl in Damascus, à savoir la mise en circulation de différentes narrations qui ont prospéré sur le réseau des réseaux au temps du « printemps arabe »… A la suite d’une fort intéressante enquête – et en définitive bien peu commentée – dans Libération, Christophe Ayad en arrivait à s’interroger sur la dimension en partie légendaire du récit officiel de la mort de Mohamed Bouazizi, et des circonstances de son suicide (en l’occurrence une gifle donnée par une policière [une femme, encore!]). De l’aveu même des premiers concernés que le journaliste est allé rencontrer, ce récit a été délibérément manipulé, et même créé, par les acteurs du soulèvement (en l’occurrence un militant homonyme de la victime, mais sans parenté avec elle, Lamine Al-Bouazizi, ainsi que le propre frère de la policière accusée…).

Fictions devenues réalités

Comme le prouve assez bien la personnalité de l’auteur de cet article dans Libération, s’interroger sur ces fictions devenues réalités dans le récit révolutionnaire, ce n’est pas remettre en cause la réalité de ces soulèvements, ni même leur ôter quoi que ce soit de leur légitimité… Au contraire, on peut penser que les soulèvements dans le monde arabe recevront un soutien d’autant plus efficace que ceux qui le leur accorderont le feront en toute lucidité, en tout cas avec le moins possible de naïveté ou même d’aveuglement. Toutefois, qu’on le veuille ou non, il va falloir s’habituer à scruter le Net comme on a pris depuis longtemps (en principe) l’habitude de scruter les médias traditionnels, pour éviter, autant que faire se peut, d’être trop souvent pris au piège de ses trop belles légendes…

De ce point de vue, on ne peut qu’alerter sur les dangers d’une croyance trop naïve et trop facile dans les vertus des réseaux sociaux et leurs pouvoirs révolutionnaires : d’un côté, certaines scènes arabes nous montrent leurs limites (voir ce précédent billet) tandis que, de l’autre, un peu de vigilance nous révèle que tous les côtés de la Toile ne sont pas toujours très nets… Internet – tout à fait officiellement désormais que le Pentagone envisage de considérer une cyber-attaque comme un acte de guerre formel – est désormais un champ de bataille virtuel. Un champ de bataille où les lignes de front se dessinent selon des stratégies qui s’appuient sur des sortes de « cristallisations » créées au sein de la Toile par des récits qui y prennent corps mieux que d’autres, au point de devenir des sortes de légendes qu’il n’est plus guère possible d’interroger… Au fur et à mesure qu’Internet gagne en importance, en puissance, et en histoire, il est à craindre qu’il perde de son innocence et qu’il devienne soumis à des techniques, à des programmations à des manipulations, capables d’y recréer, artificiellement, les « coagulations de sens » que sa logique technique favorise, en quelque sorte naturellement. Les spin doctors du Net, ces conseillers en communication politique d’un nouveau type, sont déjà à l’œuvre.


Article initialement publié sur Culture et Politique arabe
Crédits Photo FlickR CC by-nc-nd mugley

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http://owni.fr/2011/06/29/les-spin-doctors-du-net-la-vraie-vie-de-gay-girl-in-damascus/feed/ 4
L’exemple syrien désenchante Facebook http://owni.fr/2011/05/26/lexemple-syrien-desenchante-facebook/ http://owni.fr/2011/05/26/lexemple-syrien-desenchante-facebook/#comments Thu, 26 May 2011 08:31:36 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=64418 Interrogé le 11 février sur CNN à propos de la suite des événements dans le monde arabe, Wael Ghoneim répondit, à moitié sur le mode de la plaisanterie :

Ask Facebook!

Des propos, qui avec d’autres du même type (“I always said, if you want to liberate a society, just give them the internet”, font écho à toutes sortes de commentaires euphoriques à propos des vertus libératrices des réseaux sociaux et du Web2.0. Mais après bientôt trois mois de manifestations, la situation en Syrie montre, s’il en était besoin, que les choses ne sont pas aussi simples.

A priori, le paysage numérique syrien ressemble pourtant, dans ses grands traits, à ce que l’on trouve ailleurs dans le monde arabe : 30 000 internautes en 2000 (quand Bachar el-Assad était encore le président de la Syrian Computer Society et pas encore celui du pays), 3,5 millions aujourd’hui, soit désormais un taux de pénétration d’internet de près de 16,5 % (un peu plus que celui de l’Égypte). Des organisations internationales dénoncent régulièrement le contrôle extrêmement sévère que les autorités imposent sur le Net, à l’encontre de sites de presse (plusieurs centaines de titres indisponibles, dont Al-Quds al-’arabi ou bien Elaph,) ou encore de blogueurs (condamnation de la jeune Tell Mallouhi à deux ans de prison en novembre 2010). Mais dans le même temps, on constate qu’il existe une blogosphère sans doute moins riche que celle d’Égypte mais tout de même très active, ainsi qu’une presse en ligne plutôt dynamique (voir ce billet d’un chercheur italien sur les carnets de l’Ifpo).

Ceux qui les fréquentent savent que la surveillance des cafés internet n’est pas extrêmement pointilleuse, tandis que les outils de contournement de la censure sont quasiment en vente libre sur les trottoirs des quartiers fréquentés par les geeks locaux. Indisponible depuis novembre 2007 (au prétexte qu’il pouvait être utilisé par des agents israéliens), Facebook, ainsi que d’autres médias sociaux tels que  YouTube, est redevenu accessible au début du mois de février dernier, assez singulièrement juste après les premiers appels à manifester. Dans le contexte actuel, on comprend facilement que tous les sites ne soient pas aujourd’hui très aisés à ouvrir mais, globalement, ceux qui le souhaitent vraiment peuvent surfer à peu près à leur guise.

Réunion, communication, diffusion

Dans les cas tunisien et plus encore égyptien, on a souvent souligné par rapport à la marche des événements comment Facebook avait permis aux manifestants de l’emporter sur les forces de sécurité, notamment en les prenant de vitesse par rapport aux lieux de rassemblement. Rien de tel en Syrie à ce jour, après plus de deux mois de manifestations régulières. Mais on a surtout commenté l’importance des réseaux sociaux pour la communication des informations, à la fois au sein des populations concernées et entre ces populations et le monde extérieur, notamment au sein des diasporas émigrées à l’étranger. Des dizaines et des dizaines de sites ont été ouverts en Syrie où, comme dans les autres pays touchés par les manifestations du « printemps arabe », ils servent de relais pour la diffusion de témoignages, souvent sous forme vidéo. Dans la mesure où les autorités ont fait le choix de fermer les frontières aux représentants de la presse internationale, ce sont ces images que diffusent, plus encore que dans les autres cas, les télévisions, à commencer par Al-Jazeera, objet de sévères critiques, et pas seulement des autorités syriennes.

Pour autant, et quoi qu’en pensent ceux qui estiment que la seule existence de canaux de communication suffit à renverser le cours des choses, il semble bien que la bataille de l’opinion soit toujours indécise, au moins à l’intérieur du pays. Deux mois après le début d’événements commentés par tous les médias du monde, force est de reconnaître que ceux qui contestent le régime, ou qui se contentent d’exiger une accélération des réformes, proposent une narration des faits qui n’emporte pas du moins pour l’heure, l’adhésion de toute la population. Une grande partie de celle-ci, qu’on le veuille ou non, se reconnaît dans la version que donnent les autorités, à savoir celle de manifestations, fondamentalement légitimes mais détournées de leurs véritables objectifs par des agents provocateurs manipulés de l’étranger, eux-mêmes à l’origine de la plupart des nombreuses victimes…

Cette hésitation entre deux lectures des événements, on peut l’expliquer de toutes sortes de manières, en mettant en avant des éléments propres à la situation interne du pays (à commencer par sa composition confessionnelle qui suscite chez bien des personnes la peur d’une fracture interne), ou bien en soulignant la dimension internationale de la crise (avec, comme élément déterminant, les positions de la Syrie vis-à-vis de la politique américaine, lesquelles méritent d’être défendues, quoi qu’il en coûte parfois…). Mais quelle que soit leur pertinence, ces analyses n’apportent pas vraiment de réponse à ceux qui s’étonnent de ne pas constater, dans le cas syrien, le pouvoir intrinsèquement « libérateur » des réseaux sociaux en général et de Facebook en particulier. Même si elles sont loin d’être abouties, les remarques qui suivent se proposent d’apporter des éléments de réflexion.

Dans le contexte propre à la Syrie, avec en particulier le strict contrôle de l’information décidé par un régime qui ne fait pas confiance aux médias internationaux, il apparaît que les réseaux sociaux de type Facebook ne suffisent pas à eux seuls à donner « plus de poids » à un récit plus qu’à un autre. Depuis leurs premières apparitions dans la rue, les manifestants arrivent bien à produire des images, et même à les faire circuler via les médias sociaux de type Facebook ou YouTube, y compris à grande échelle dès lors qu’elles sont reprises par les chaînes télévisées (lesquelles, en Syrie comme ailleurs, demeurent la source d’information de la grande masse du public). Néanmoins, le message véhiculé est loin d’emporter la conviction de tous ceux qui les regardent. Une des explications possibles est que, dans une telle situation de crise, les voix qui s’expriment en dehors de la narration officielle sont celles de militants, et non pas de « journalistes citoyens » comme il y a pu en avoir au Caire par exemple durant toutes les années qui ont préparé la chute du régime.

Dès lors qu’ont été constatées (et le cas s’est présenté plus d’une fois) des exagérations et même des manipulations, la foule des indécis qui peuvent faire basculer l’opinion d’un côté ou de l’autre s’est trouvée confortée dans ses hésitations, en considérant qu’il s’agissait dans un cas comme dans l’autre de discours de propagande. Mais surtout, le changement de support des documents, qui migrent des écrans des ordinateurs pour occuper ceux des téléviseurs, modifie profondément leur lecture : dès lors qu’ils sont intégrés à la rhétorique du discours journalistique, qui (sur)impose ses commentaires, sa mise en récit conforme aux standards du genre, on peut faire l’hypothèses que ces témoignages perdent, au moins pour une partie des spectateurs, de leur crédibilité ; ils sont à nouveau noyés dans une nappe de discours que le public a appris à interpréter et qui n’a plus grand chose à voir de toute manière avec la relation toute particulière de l’utilisateur des médias sociaux découvrant ce que lui propose son cercle de proches connaissances.

Récits contradictoires et partiels

Sur le strict plan de l’information, l’arrivée des médias sociaux sur la scène locale n’est donc guère déterminante, en tout cas pour l’étape actuelle. Indubitablement, ces nouveaux médias ont permis que des faits, qui ne l’auraient pas été autrement, soient connus du public syrien. Néanmoins, pour les raisons qui viennent d’être évoquées, ces récits trop contradictoires, trop partiels, ne parviennent pas à donner une lecture des faits qui emporte l’adhésion de l’opinion. Au contraire, on peut même considérer que la  juxtaposition, au sein des réseaux sociaux, de points de vue totalement opposés et présentés sans la moindre hiérarchie ni autorité selon le principe des groupes de type Facebook ou autre, rend encore plus difficile pour les sujets  d’opter pour ce qu’on peut appeler, à la suite de Michel Foucault, un « régime de vérité », c’est-à-dire le choix d’un système de discours qui fait autorité. S’il est vrai que la constitution d’un réseautage naturel, de pair à pair, contribue en théorie à redonner de la lisibilité et de la crédibilité aux données mises en circulation, ne serait-ce que par l’importance numérique prise par tel ou tel groupe, c’est apparemment moins vrai dans le contexte syrien.

Alors qu’étaient lancés les premiers appels à manifester, on a pu constater que nombre de groupes Facebook, d’un côté comme de l’autre,  n’avaient pas une croissance parfaitement « naturelle », pour différentes raisons parmi lesquelles figure vraisemblablement, dans les deux camps, l’utilisation des techniques de l’infowar avec par exemple la manipulation des profils (enquête sur les méthodes de l’armée américaine dans The Gardian). Les réseaux sociaux, comme le rappelle cet article sur le site middle-east online, peuvent se révéler une arme à double tranchant, maniée aussi bien par les opposants que par les autorités en place. La Syrie n’y echappe pas, avec d’âpres batailles sur le net (et dans les commentaires des médias influents de la région) entre militants des deux camps (article en arabe dans Al-Akhbar).

Reste le dernier aspect du rôle libérateur que peuvent jouer les réseaux sociaux, à savoir la manière dont ils contribuent à la constitution d’une « sphère publique de substitution » au sein de laquelle se construit une société civile suffisamment forte pour modifier de manière déterminante les conditions d’exercice du jeu politique. Par rapport à cette manière d’aborder la question, une conception plus « environnementale » qu’« instrumentale » des nouvelles technologies de l’information et de la communication table sur des transformations plus lentes de la société au sein de laquelle se crée, à travers les réseaux sociaux, un tissu relationnel à partir duquel des changements politiques deviennent possibles.

La Syrie entre-t-elle dans ce type d’analyse ? La réponse viendra du dénouement qui sera donné à la crise que le pays traverse aujourd’hui avec, soit le maintien de la situation actuelle, soit l’accélération des réformes annoncées par le président Bachar El-Assad à son arrivée au pouvoir il y a une décennie, ou bien encore toute autre solution dont décidera l’Histoire.


Article initialement publié sur Culture et politique arabes sous le titre : “Les limites du miracle Facebook : l’exemple syrien”

Crédits photo FlickR by-nc-sa Delayed gratification / by-nc-sa fabuleuxfab / by-nc sharnik

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Les accélérations du web arabe http://owni.fr/2011/03/27/les-accelerations-du-web-arabe/ http://owni.fr/2011/03/27/les-accelerations-du-web-arabe/#comments Sun, 27 Mar 2011 14:00:41 +0000 Yves Gonzalez-Quijano http://owni.fr/?p=53432 Personne n’ose plus s’aventurer aujourd’hui à prédire les conséquences des bouleversements politiques que connaît le monde arabe depuis le déclenchement de la révolution tunisienne. Il y a toutefois une certitude : le regard posé sur cette région a radicalement changé. Comme l’a très rapidement souligné l’économiste et essayiste libanais Georges Corm, on assiste même à cette chose impensable il y a peu encore : le Sud est devenu une sorte de modèle pour le Nord, cité aussi bien dans les mouvements sociaux de l’Etat du Wisconsin que dans ceux de la capitale portugaise !

En ce qui concerne les technologies de l’information et de la communication (TIC) également, et précisément pour ce qui est de leur importance politique, la révolution dans les esprits est tout aussi notable. Après des années de total aveuglement sur les changements en cours, voilà qu’on voudrait faire tout à coup des soulèvements populaires tunisiens et égyptiens les premières “révolutions Twitter” de l’histoire du monde ! Naguère désert numérique voué à l’immobilisme politique, le monde arabe se voit miraculeusement transformé, par la grâce de certains commentateurs, en laboratoire des révolutions du troisième millénaire ! La diffusion des techniques numériques et l’adoption des réseaux sociaux ne sont le fait que d’une partie de la jeunesse arabe, bien entendu très loin d’être majoritaire. Il ne faut pas hésiter à le souligner alors que l’analphabétisme touche plus de la moitié de la population dans des pays comme le Yémen ou la Somalie mais aussi, à des degrés à peine moins élevés, comme l’Egypte ou le Maroc…

Cependant, on ne peut que se réjouir de voir enfin modifié le prisme à travers lequel le monde arabe a été longtemps observé. En France en particulier, l’histoire, les préjugés, les intérêts mal compris, ont trop longtemps imposé des œillères rendant pratiquement impossible une vision tant soit peu objective des réalités. Pour autant, il ne faudrait pas que de nouvelles illusions brouillent à nouveau notre lecture des faits. Tous les observateurs ou presque ont été surpris par ces soulèvements populaires, et plus encore peut-être par la manière dont les acteurs de ces mouvements se sont emparés des réseaux sociaux pour former des militants, pour mobiliser des manifestants, pour diffuser l’information sur leurs actions… Sans négliger toutes les autres déterminations œuvrant sans aucun doute au succès de ces revendications politiques, comment expliquer que le “web 2.0 arabe” ait pu y être présent d’une manière aussi marquante ?

Un retard “bienvenu”

Il n’y a pas d’acte de naissance pour le Web 2.0, personne ne saurait dire à quel moment précis les “anciennes” pratiques du Web ont évolué majoritairement vers d’autres modes de fonctionnement. Il apparaît néanmoins, rétrospectivement, que les prophéties qui annonçaient, quelques années seulement après la révolution du Web, sa mort prochaine, au profit d’autres usages d’internet, n’étaient pas sans fondement. De fait, c’est bien juste après l’entrée dans le troisième millénaire que l’histoire des TIC, déjà incroyablement rapide et ramassée, a connu une nouvelle inflexion radicale à la suite de la diffusion de nouvelles applications au nombre desquelles figurent celles que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de “réseaux sociaux”.

Analysant ce phénomène – surtout par rapport à l’espace politique français ou plus largement européen – Dominique Cardon met l’accent sur un phénomène qui lui paraît essentiel, celui de la “massification des pratiques” qui accompagne cette nouvelle ère de l’internet. L’analyse vaut également pour le monde arabe, si ce n’est que les conséquences de ce qu’on n’appelait pas encore le “web 2.0″ y ont été paradoxalement décuplées par son “retard”. En effet, il y avait bien quelques raisons à la relative invisibilité de l’acculturation numérique du monde arabe pour tant d’observateurs. Au moment où internet entrait dans une nouvelle phase de son histoire, on pouvait penser, surtout lorsqu’on s’appuyait sur des instruments d’analyse strictement quantitatifs, que les pays arabes n’avaient toujours pas entamé une révolution technique où, à l’échelle mondiale, seuls les pays d’Afrique semblaient être encore moins avancés.

Il y avait bien entendu des causes politiques à cette situation, et l’on a d’ailleurs bien (trop) souvent souligné le rôle négatif joué par des régimes autoritaires de la région, sans prendre en compte le fait que nombre d’entre eux – la Tunisie et l’Egypte singulièrement ! – avaient aussi lancé d’importantes initiatives pour l’incitation au développement des nouvelles économies du savoir. Mais il y avait aussi des obstacles financiers et sans doute plus encore techniques. Or, précisément au début du XXIe siècle, quand se mettent en place les données technique du web 2.0, ils ont fini par être levés, assez rapidement en définitive, grâce à différentes avancées dans le domaine de l’adaptation et de la portabilité des applications, sans parler de la diminution de leurs coûts.

Restaient les pesanteurs éducatives – ou même “culturelles” pour ceux qui croient à une identité musulmane ontologiquement rétive à la technique et au progrès…. Celles qui auraient pu freiner la pénétration d’internet, en raison par exemple des réticences à “bousculer” les codes d’une langue en partie figée, dans sa pratique écrite, par son statut symbolique notamment dans le domaine religieux, n’ont en réalité guère pesé, d’autant plus, encore une fois, que la dissémination des usages s’est faite à un moment où le réseau s’orientait vers une conception toujours plus “user-friendly“.

Entrant dans la culture du numérique avec un réel décalage temporel, les sociétés arabes sont pour ainsi dire passés directement à l’âge du web 2.0. Elles ont brûlé les étapes d’une chronologie pourtant déjà très resserrée en ignorant ou presque les prémices du web “première manière” pour entamer leur développement numérique principalement avec les blogs et les applications des réseaux sociaux. En définitive, le retard des pays arabes aura été en quelque sorte “bienvenu” puisque la démocratisation de l’accès à internet aura coïncidé, plus qu’ailleurs, avec la dynamique sociale associée à la diffusion d’applications si l’on veut plus “démocratiques”.

L’interconnexion de la jeunesse par le web social

Quand il entre dans une phase de fort développement dans le monde arabe, l’internet que découvre la plus grande partie des utilisateurs est déjà celui des réseaux sociaux. Blogger.com — une des plus importantes plates-formes de création de blogs — dans un premier temps, puis Facebook sont ainsi parmi les premières grandes applications globales qui bénéficient d’une traduction en arabe (simultanément avec d’autres langues telles que l’hébreu ou le persan). Parallèlement, les tranches d’âge qui adoptent la nouvelle technologie sont naturellement, comme partout ailleurs, les plus jeunes. A cette différence près que, dans cette région du monde en passe d’achever sa transition démographique, elles réunissent dans la phase actuelle la part la plus importante de la population dont l’âge médian était estimé à 22 ans vers l’an 2000, ce qui a pour conséquence d’entraîner une sur-représentation des couches les plus jeunes par rapport aux pyramides d’âge des sociétés européennes par exemple.

Outre l’effet de mode qui explique la vitesse avec laquelle elles se répandent, les nouvelles applications « sociales » du Web 2.0 trouvent d’autant plus facilement un écho auprès des jeunes générations qu’elles sont souvent les moins contrôlées et/ou les plus disponibles. En effet, les différents systèmes de contrôle et de surveillance mis en place par la quasi-totalité des autorités locales, de plus en plus conscientes des risques que représente, de leur point de vue, la croissance des usages d’internet, se sont en grande partie développés par rapport aux expériences passées. Leur efficacité est ainsi systématiquement partiellement en défaut dans la mesure où elle a toujours un temps de retard par rapport aux nouveaux usages. La chronologie de l’opposition politique sur internet en Egypte montre bien comment les services de répression font la chasse aux sites d’information en ligne et aux listes de diffusion alors que les blogs politiques se sont déjà multipliés ; et comment ils s’en prennent aux blogueurs alors que Facebook est déjà devenue une plate-forme de mobilisation, en partie remplacée d’ailleurs par Twitter.

La Tunisie offre même un exemple inattendu des effets pervers que peut provoquer l’éternelle guerre des “chats” policiers contre les “souris” internautes. Dans la mesure où le régime de Ben Ali a voulu imposer un contrôle très strict sur le Web, en bannissant tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un site d’information, Facebook est longtemps resté le seul espace de navigation un peu ouvert, au point de rassembler près de 20 % de la population totale du pays avec 71 % d’utilisateurs compris dans la tranche d’âge des 18-34 ans. Quand les autorités ont fini par comprendre le danger que représentait, de leur point de vue, un réseau social capable de se transformer en réseau de mobilisation (alors qu’elles se glorifiaient quelques mois plus tôt, de taux d’inscription sur Facebook supérieurs à bien des pays occidentaux), il était trop tard, et c’est en vain qu’elles tentèrent alors d’en imposer l’interdiction. Sans qu’elle le sache forcément elle-même d’ailleurs, la jeunesse tunisienne, interconnectée à travers une multitude de “groupes d’amis” de Facebook, s’était inventé ses propres formes de socialisation.

La sphère publique des natifs du numérique

Deux éléments au moins caractérisent le Web 2.0 : le développement d’applications et de pratiques toujours plus centrées sur un internaute, par ailleurs lui-même de mieux en mieux équipé pour entrer en interaction avec ses pareils. En adoptant, de manière très significative dans certains cas (notamment parmi les jeunes classes urbaines scolarisées), les applications des réseaux sociaux, une partie relativement importante de la jeunesse arabe s’est trouvée en mesure de développer une identité sans nul doute assez largement en rupture, y compris dans ses implications politiques, avec celle des générations précédentes.

En l’absence d’études de terrain dont les enseignements seraient de toute manière difficile à interpréter faute d’éléments de comparaison et de recul historique, on ne peut qu’avancer, de manière très largement intuitive, un certain nombre de remarques. D’une manière générale, le développement des réseaux sociaux sur le Web 2.0 semble favoriser, plus encore que les autres « nouveaux médias », la constitution d’une sorte de sphère publique de substitution au sein de laquelle il devient possible de soulever nombre de questions d’intérêt général (autour de thématiques telles que la corruption ou les droits citoyens très présentes, on le constate aujourd’hui, dans les mots d’ordre de mobilisation).

Modifiant considérablement les frontières entre sphères privée et publique, le très rapide développement des réseaux sociaux dans certains milieux de la jeunesse arabe s’inscrit lui-même dans un processus d’individualisation repérable notamment dans la production culturelle contemporaine. Dans ce contexte, les nouvelles générations des natifs du numérique semblent de moins en moins concernés par les règles traditionnelles de dévolution de l’autorité, non seulement au sein de la famille et du système social (relations aux parents et aux modes de socialisation traditionnels au sein du quartier, de la tribu, etc.), mais également par rapport aux systèmes symboliques d’autorité. C’est vrai en particulier dans tous les domaines, profanes aussi bien que religieux où l’on constate par exemple que ces générations suivent à l’évidence des modèles qui ne sont plus ceux de leurs aînés, avec pour la jeunesse égyptienne des références où le cheikh Qardaoui, réputé conservateur, peut voisiner avec Amr Khaled, la vedette télévisuelle du soft islam ((P. Haenni, L’islam de marché, Le Seuil, 2005.)).

S’il est assez imprudent de leur imputer tous les actuels bouleversements du monde arabe, ce serait tout autant faire preuve d’aveuglement que de nier le rôle des nouveaux modes de socialisation favorisés par les réseaux sociaux du Web 2.0. Sur la scène politique traditionnelle, les liens entre les nouvelles formes d’activisme, y compris au sein d’un parti comme celui des Frères musulmans, ont été soulignés, il y a déjà plusieurs années de cela. Autour de la question de l’utilisation des nouvelles technologies et des implications de cette utilisation tant au sein de l’organisation que vis-à-vis des autres forces politiques, on a ainsi vu se distinguer deux générations de militants, l’une, plus âgée et sans doute plus autoritaire, et l’autre plus technophile et plus ouverte à une collaboration avec les autres forces en présence. Même s’il est trop tôt pour en faire l’analyse détaillée et sans présager de la formule politique à laquelle ils aboutiront, on voit bien que les mouvements qui ont amené en Egypte la chute du régime Moubarak s’inscrivent dans une logique que l’on retrouve également en Tunisie et dans les autres pays gagnés par les manifestations.

Partout, on peut faire le même constat : les forces politiques traditionnellement constituées (partis mais aussi syndicats ou associations…) ont pesé d’un poids très relatif. Assez éloignées, lors de la phase insurrectionnelle en tout cas, de tout agenda politique inscrit dans une ligne idéologique précise, les revendications ont au contraire exprimé un ensemble de demandes d’ordre très général. Largement provoquée par un ensemble de facteurs en somme assez classiques, la crise arabe, née de l’absence de solutions sociales et économiques, a certainement été rendue plus aiguë encore par l’immobilisme politique. La manière dont cette crise a fini par éclater, et plus encore les voies par lesquelles les protestations ont fini par imposer leur volonté de changement, montrent cependant que le monde arabe, peut-être plus rapidement que d’autres sociétés du fait du poids de sa jeunesse, a changé d’époque. Il est désormais habité par une nouvelle culture politique que l’essor des réseaux sociaux numériques non seulement accompagne mais aussi, fort probablement, renforce.

Billet initialement publié sur le blog Culture et politique arabes

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Crédits photo: Flickr CC Witness.org, John Kannenberg, The G, rosefirerising

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