OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Big (business) brother http://owni.fr/2012/06/25/le-business-du-controle-du-net-cyberdelinquance-londres/ http://owni.fr/2012/06/25/le-business-du-controle-du-net-cyberdelinquance-londres/#comments Mon, 25 Jun 2012 18:40:30 +0000 Thomas Deszpot http://owni.fr/?p=114120

Bien décidé à renforcer le contrôle d’Internet, le gouvernement britannique souhaite s’attaquer à la cyberdélinquance. Problème, son coût est difficile à évaluer, et les quelques études sur le sujet laissent perplexes face aux résultats. La dernière en date, réalisée par le cabinet Detica, l’estimait à environ 33,5 milliards d’euros par an. Ce coût se répartit comme suit : 3,75 milliards pour les particuliers, autant pour l’État, et 26 milliards pour les entreprises.

Pour y voir plus clair, le ministère de la Défense à mandaté le professeur Ross Anderson, expert en sécurité informatique, assisté de sept autres spécialistes universitaires. Ils avaient pour mission de chiffrer le coût réel des délits commis sur le net, un travail dont ils ont présenté les résultats sous forme d’un rapport d’une trentaine de pages.

Dans le billet publié pour annoncer cette étude, Anderson entend “démystifier” la cyberdélinquance. Concernant les fraudes traditionnelles par exemple, les experts soulignent que des fraudes “traditionnelles” -comme le resquillage aux impôts ou aux aides sociales- s’effectuent de plus en plus par le biais de l’informatique. Il s’agit là de sommes considérables, mais les dépenses consenties pour s’en prémunir reste raisonnables pour les citoyens.

Lorsqu’il concerne les autres types de fraude en ligne, le bilan s’inverse. Avec le phishing, le spam ou les malwares, spécifiques à Internet, le coût direct est relativement faible. Bien inférieur en tout cas aux dépenses indirectes et de défense. Celles-ci incluent la sécurisation des réseaux et des ordinateurs, à grand renfort d’antivirus et de mesures de prévention des risques. Le chercheur regrette les investissements massifs dans ces dispositifs onéreux, menés en parallèle des politiques de surveillance de la population. Son conseil : donner à la police les moyens de s’attaquer directement aux délinquants qui sévissent sur le Net.

Riposte

Ce rapport intervient alors qu’outre-Manche, un projet de loi pour surveiller Internet est à l’étude. Ce que soulignait Owni début avril  :

L’idée est de mettre en pratique le rêve de toute agence de renseignement qui se respecte : un dispositif de surveillance généralisée et permanente de l’ensemble des communications électroniques et téléphoniques d’une population.

Cette initiative s’inscrit dans la continuité des politiques menées par nos voisins britanniques. En 2011, un plan d’investissement pour la cybersécurité a été lancé. Ce sont 810 millions d’euros qui sont alloués jusqu’en 2015, avec l’objectif afficher de “protéger et promouvoir le Royaume-Uni au sein du monde numérique.” Cette somme a été divisée comme suit :

Selon les chercheurs, cette répartition s’avère peu judicieuse. Favoriser le Government Communications Headquarters (GCHQ), l’une des trois agences de renseignement britannique au détriment de la police ne devrait permettre aucune avancée significative dans la lutte contre la cyberdélinquance.

Le nombre de pirates informatiques, de sites de phishing ou de malwares est sans cesse surévalué. Cela conduit certains services de police à croire que le problème est trop vaste et diffus pour s’y attaquer. En fait, seules quelques bandes sont à l’origine de la majorité des incidents. Une réponse de la police serait bien plus efficace que d’inciter le public à s’équiper de barres d’outils anti-phishing ou de logiciels antivirus.

Une riposte plus ciblée, voilà la solution avancée par le groupe d’universitaires. De l’autre côté de l’Atlantique par exemple, le gouvernement américain a pris des résolutions drastiques. En faisant pression sur les organismes bancaires, il avait fait interdire les dons d’argent à WikiLeaks.

Pour conclure son billet de présentation, Anderson privilégie une action à la source et préconise d’éviter la surenchère dans les dispositifs de prévention.

Plutôt que d’augmenter le budget du GCHQ alloué à la cybersécurité, le gouvernement devrait améliorer les moyens de lutte et d’expertise de la police face à la cyberdélinquence. Cela doit aussi s’accompagner mesures plus strictes pour la protection des internautes.

Ce constat ne fait bien sûr pas les affaires des éditeurs de logiciels spécialisés dans la sécurité. D’ordinaire, les données concernant la cyberdélinquance sont communiquées par les entreprises privées du secteur, à l’instar de Symantec, qui édite l’antivirus Norton. Comme on peut le constater sur la capture d’écran ci-dessous, les chiffres avancés semblent démesurés, pour ne pas dire fantaisistes.

Contradiction

Le renforcement de la sécurité sur Internet est un véritable enjeu pour nos voisins anglais, comme le rappelle l’équipe de chercheurs :

Le Royaume-Uni se place au second rang des pays qui enregistrent le plus de pertes causées par le phishing et le pharming (attaque via les serveurs DNS NDLR). Il est aussi le plus touché par les fraudes à la carte bancaire, qui touche 5% des internautes britanniques.

Au regard de ces chiffres, la lutte contre la cyberdélinquance a de beaux jours devant elle. Quand déjouer les actions menées par de petits groupes de pirates semble envisageables, réguler les agissements des états paraît bien plus hypothétique.

Internet est désormais utilisé dans le cadre de certains conflits. Pour freiner la course vers l’énergie atomique entamée par l’Iran, les États-Unis n’ont par exemple pas hésité à s’en prendre aux systèmes informatiques chargés de la gestion des programmes d’enrichissement d’uranium.

Barack Obama poursuit en ce sens la politique menée par son prédécesseur Georges W. Bush, ce qui n’est pas sans inquiéter outre-Atlantique.  La directrice executive du Bulletin of the Atomic Scientists faisait part il y a peu de ses craintes. Kennette Benedict redoute que les armes informatiques deviennent les armes nucléaires du 21e siècle.

Nous avons pris conscience peu à peu du danger que pouvaient faire peser les armes nucléaires sur nos sociétés et notre civilisation, mais nous n’avons pas encore compris comment des cyberguerres pourraient détruire notre mode de vie. Nous savons pourtant que les États-Unis ont beaucoup à perdre de ces attaques. A bien y regarder, ils sont hautement dépendants de l’information et des technologies de communications, et ce, dans tous les secteurs de la société. C’est pourquoi nous avons besoin d’engager un vaste débat public sur cette nouvelle classe d’armes.

A mesure qu’il lutteront face à la cyberdélinquance, les gouvernements devront prendre des précautions. De victime à coupable, il n’y a parfois qu’un clic.


Illustration par Surian Soosay [CC-by]

]]>
http://owni.fr/2012/06/25/le-business-du-controle-du-net-cyberdelinquance-londres/feed/ 4
Les législatives de l’étrange http://owni.fr/2012/06/15/les-legislatives-de-letrange/ http://owni.fr/2012/06/15/les-legislatives-de-letrange/#comments Fri, 15 Jun 2012 14:14:21 +0000 Thomas Deszpot http://owni.fr/?p=113075 fail à répétition. Outre des problèmes techniques récurrents, un autre facteur s'est invité : l'abstention. Au premier tour de ces législatives, le taux de participation n'a pas dépassé 20%.]]>

Le 17 juin au soir, les Français de l’étranger connaîtront le nom de leurs premiers députés. Leur élection doit permettre une meilleure représentation de nos expatriés, éparpillés dans un monde divisé pour l’occasion en 11 circonscriptions. Au soir du premier tour (voir les résultats ci-dessous), qui s’est achevé le 2 juin, un chiffre a surtout retenu l’attention : celui de l’abstention. Boudées en France — la participation dépasse à peine les 57% — les législatives n’ont que très peu mobilisé à l’étranger, puisque seul un électeur sur cinq a voté.

Mo-ti-vé-e-s (#oupas)

Vue de France, cette proportion de votants semble particulièrement faible. Un constat à tempérer puisque les taux d’abstention chez les expatriés sont conséquents lors de tous les scrutins. A titre de comparaison, la présidentielle avait recueilli environ 40% des électeurs, contre 80% dans l’Hexagone. Pour expliquer ce manque d’engouement, plusieurs raisons peuvent être avancées. Tout d’abord, la distance des bureaux de vote : certains Français résident parfois à plusieurs centaines de kilomètres de l’ambassade ou du consulat le plus proche. Après 10 ou 20 ans éloignés de leur pays d’origine, des électeurs se sentent également moins concernés par les problématiques franco-françaises, et renoncent de fait à voter.

Ces difficultés logistiques ne suffisent à pas occulter les lacunes dans la communication qui a entouré ce scrutin. Pour tenter de mobiliser ce nouvel électorat, Nicolas Sarkozy a pourtant créé à l’été 2011 un secrétariat d’Etat aux Français de l’étranger, confié à l’ancien judoka David Douillet. Malgré cette initiative, les candidats regrettent le déficit d’information du ministère des Affaires étrangères. C’est le cas de Daphna Poznanski, la vice-présidente socialiste de l’Assemblée des Français de l’étranger. Avec 30,5% des voix, elle est arrivée en tête au premier tour dans la 8ème circonscription, qui regroupe notamment Israël, Chypre, la Turquie ou l’Italie.

Au niveau de la communication, ça a été un ratage complet. De nombreux électeurs n’étaient pas au courant, ou n’ont pas bien compris l’enjeu de ce scrutin. C’est une première donc nous essuyons forcément les plâtres, mais il faut avouer que c’est difficile de s’adresser à autant de personnes sur un si grand territoire. Lorsque TV5, une chaîne très écoutée par les expatriés, a communiqué dans ses journaux les dates du scrutin sans préciser qu’à l’étranger il aurait lieu une semaine en avance, nous étions effondrés. Nous avons vu affluer des électeurs devant les bureaux le 10 juin, alors même que les votes étaient clos depuis une semaine !

Pas défaitiste devant le fort taux d’abstention dans sa circonscription — 86,63%, un record — la candidate souligne que les électeurs israéliens n’ont pas pu se rendre aux urnes. A travers l’État hébreu, le dimanche est en effet un jour travaillé : il marque là-bas le début de la semaine.

En tête avec 4 400 voix

La participation dans cette 8ème circonscription mérite que l’on s’y attarde. Sur les 109 411 inscrits qui étaient appelés à se prononcer lors du premier tour, près de 95 000 se sont abstenus. Malgré ses 30,5%, Daphna Poznanski n’a finalement recueilli que 4 400 suffrages, soit 4,02% des inscrits. Comme elle, aucun des candidats pour les Français de l’étranger n’a atteint le palier des 12,5% prévus par la loi pour accéder au second tour. Pour contourner cet écueil, le législateur prévoit que les deux candidats arrivés en tête soient qualifiés. Dans la 8ème circonscription, la socialiste est donc opposée à sa rivale UMP Valérie Hoffenberg, créditée de 3 202 voix (soit 2,93% des inscrits) au premier tour.

Tout à fait légaux, ces résultats posent néanmoins une question de légitimité pour les futurs députés qui seront élus avec part une part infime des inscrits. Un postulat que réfutent les candidats et leur entourage, à l’instar de Corinne Narassiguin (PS), en tête dans la 1ère circonscription.

La légitimité ? Elle se fera une fois que les députés seront élus ! S’ils agissent en faveur des Français de l’étranger et défendent leurs intérêts alors oui, ils seront crédibles. En tout cas si je suis élue, c’est certain que j’aurai une responsabilité supplémentaire car nous seront en quelque sorte des ambassadeurs à ce poste.

“On n’est pas à l’aise” confie pour sa part Francis Huss, le suppléant de la candidate UMP pour la 5ème circonscription. Face à ces forts taux d’abstention, il tente de mobiliser encore et encore, “pourtant on a bombardé de mails depuis un an !” lance-t-il.

Bugs à répétition

Déjà peu enclins à se rendre aux urnes, les Français de l’étranger ont dû faire face à une succession de problèmes techniques. Si un certain nombre d’électeurs se sont trompés de date à cause d’une communication hasardeuse, ceux qui ont fait le choix du vote par correspondance ont eu quelques surprises.  “Plus de la moitié des votes reçus à temps ont dû être invalidés à cause de vices de forme” déplore Corinne Narassiguin, “sans compter les courriers reçus en retard et qui n’ont, de fait, pas pu être comptabilisés.” Un constat partagé par sa camarade socialiste Daphna Poznanski, qui évoque une “catastrophe totale.”

Dans les consulats et les ambassades, on attendait les bulletins par la poste le vendredi. Pour les électeurs, c’était tout simplement impossible car beaucoup n’ont reçu le matériel nécessaire au vote que le jeudi ! C’est regrettable que le gouvernement n’ait pas écouté l’Assemblée des Français de l’étranger qui avait pourtant demandé 3 semaines pour le vote par correspondance.

Le vote électrocuté

Le vote électrocuté

À partir de ce mercredi 23 mai, les Français de l'étranger peuvent voter pour élire leurs députés, grâce à des sites ...

Pour les expatriés qui avaient communiqué leur adresse électronique, le vote par Internet était une autre alternative. Déjà utilisé en 2006, il est jugé “peu fiable” et “dangereux pour le secret du vote” par les experts, comme le rappelait Owni dans un précédent article. Au premier tour de ces législatives, il a été utilisé par 126 947 électeurs, soit 57% des votants. Lors du scrutin, les internautes ont parfois du batailler pour réussir à voter, il leur a souvent fallu composer avec les bugs et les failles du système informatique mis en place.

Pour voter, un ordinateur non mis à jour était nécessaire, comme le rapporte Numerama. Avec la dernière version de Java, l’accès à la plate-forme était refusé, il fallait donc la désinstaller et en télécharger une plus ancienne. Pour faire face à ces difficultés, le ministère des Affaires étrangères a réagi et conseillait sur son site de “désactiver momentanément l’antivirus.” (sic) Le ministère qui tient à rester prudent pour le moment : les responsables en charge de ces questions tentent de rassembler de plus amples informations avant de tirer des conclusions. Les retours qui risquent d’être plus difficiles à récolter puisque dans le cadre du vote par Internet aucun assesseur n’est en charge de la bonne tenue des opérations. Les trois candidats à la députation que nous avons interrogés ont, en tout cas, fait part des problèmes rencontrés par les électeurs. Certains d’entre eux les ont alertés : ils n’avaient pas reçu leur identifiants ou ne réussissaient pas à valider leur vote.

Très actif sur ces questions, le Parti pirate — qui présentait par ailleurs une centaine de candidats à travers la France — avait anticipé de telles complications. Avant le scrutin, un site destiné à recueillir le témoignage des électeurs votant par Internet a été lancé, il a rassemblé à ce jour près de 250 réactions. Si certains s’avouent très satisfaits de pouvoir voter depuis leur domicile, d’autres décrivent un parcours du combattant pour accomplir leur devoir démocratique.

Inscrit sur la liste consulaire de Berlin, je n’ai pas reçu mes identifiants de vote par courrier. Mon adresse inscrite au consulat est pourtant la bonne, j’ai d’ailleurs bien reçu les professions de foi de la présidentielle et du premier tour des législatives. J’ai contacté l’assistance, et j’ai reçu le 24 mai une première réponse complètement surréaliste. On m’expliquait que je devais changer mon adresse postale avant le 24 avril. Toutes les informations étaient ciblées sur “comment s’inscrire au vote au mois d’avril”, et absolument pas sur le problème que j’avais décrit. [...] Suite à une relance, j’ai reçu une “vraie” réponse. Le constat était simple : ils considèrent que les éventuels problèmes postaux ne sont pas de leur ressort, et que si je n’ai pas mon identifiant, il n’y a rien qui puisse être fait. Je n’ai donc pas pu voter par Internet pour le premier tour. Et comme les identifiants sont les mêmes pour le second, il est probable que je sois dans la même situation dans deux semaines.

Face à ces dysfonctionnements, les membres du Parti pirate sont confortés dans leur opposition au vote par Internet. Si les difficultés rencontrées ne suffisent pas à obtenir sa suppression, elles contribueront sans doute à améliorer le dispositif pour les prochaines échéances électorales. L’implication des Français de l’étranger sera sans doute à ce prix.


Photo CC Mortimer62 [by-sa] et remix avec LOLcat via ICanHasCheezburger /-)

]]>
http://owni.fr/2012/06/15/les-legislatives-de-letrange/feed/ 9
L’Europe fermée de l’intérieur http://owni.fr/2012/06/06/leurope-fermee-de-linterieur/ http://owni.fr/2012/06/06/leurope-fermee-de-linterieur/#comments Wed, 06 Jun 2012 09:30:56 +0000 Thomas Deszpot http://owni.fr/?p=111880

Barrière frontalière entre L'Espagne et le Maroc à Ceuta. De l'autre coté des barbelés, c'est le Maroc. Ceuta, Espagne, 2002 - Photographie par ©Bruno Arbesu via Picture Tank

Pour gérer les flux migratoires et surveiller ses frontières, l’Europe s’érige en forteresse. C’est la conclusion de deux chercheurs qui rendront publique le 26 juin une étude sur les frontières de l’Union Européenne, réalisée pour le Heinrich Böll Stiftung, un institut allemand proche du parti des Verts. Dans une première version du rapport que s’est procuré OwniMathias Vermeulen et Ben Hayes, mettent en évidence la politique du tout sécuritaire vers laquelle s’oriente l’UE en matière de flux migratoires, et, surtout, la surenchère technologique qui l’accompagne.

Depuis 2005, l’Europe s’est dotée d’une force d’intervention spécialement dédiée à ces missions : l’agence Frontex. Basée à Varsovie, elle peut compter sur le soutien financier de l’UE, qui intervient à hauteur de 676 millions d’euros pour la période 2008-2013. Organe majeur dans la régulation de l’immigration,  l’agence agit à travers tout le continent grâce à des moyens matériels considérables. En février 2010, l’agence comptait 113 navires, 25 hélicoptères et pas moins de 22 avions.

Depuis plus d’un an, les révoltes arabes font craindre aux dirigeants du vieux continent un afflux massif de migrants, en provenance notamment du Maghreb. Très sollicitée en Méditerranée, où elle effectue une surveillance maritime permanente, l’agence Frontex tente de contrôler l’arrivée des migrants. Mais son action se concentre également à l’est de l’Europe. L’un des exemples le plus frappant concerne la frontière slovaco-ukrainienne où sur une centaine de kilomètres, ce sont près de 500 caméras qui sont déployées. Elles viennent épauler les 850 policiers qui guettent l’entrée des migrants vers l’espace Schengen. L’investissement est colossal : sécuriser un kilomètre de frontière représente ici un million d’euros.

L'agence Frontex et ses points d'attache en Europe et au Maghreb (illustration tirée du rapport "Borderline"

Pourtant, la Commission européenne ne souhaite pas s’arrêter là. En septembre 2011, elle a renforcé les moyens de Frontex, qui peut désormais investir dans des équipements à sa seule disposition et déployer ses propres équipes de gardes-frontières. Pour tenter d’endiguer l’immigration illégale, l’agence peut aussi mobiliser une partie de ses forces au delà des frontières européennes. Des accords de coopération sont passés avec différents pays africains : les bateaux de Frontex sont ainsi autorisés  à arpenter les côtes sénégalaises ou mauritaniennes.

Pour compléter les dispositifs existants, le projet Eurosur est dans les cartons de la Commission depuis 2008, avec l’objectif de “limiter le volume de ressortissants de pays tiers pénétrant illégalement sur le territoire de l’UE.” Pour Matias Vermeulen et Ben Hayes qui l’ont étudié en détail, les conclusions sont sévères.

Le système Eurosur et le développement de “frontières intelligentes” représente la réponse cynique de l’Union européenne au Printemps arabe. Il s’agit là de deux nouvelles formes de contrôle européen des frontières [...] pour stopper l’afflux de migrants et de réfugiés (complétés par des contrôles à l’intérieur même de l’espace Schengen). Pour y parvenir, les ministres de l’Intérieur d’un certain nombre de pays sont même prêts à accepter la violation de droits fondamentaux.

Des drones

La mise en place d’Eurosur – qui devrait, selon les chercheurs, être actée dans l’année par le Parlement européen – doit permettre d’exercer un contrôle accru aux frontières, mais également à l’intérieur de l’espace Schengen. Sont visés les migrants illégaux et ceux entrés en situation régulière mais avec un visa expiré, communément appelés ”over-stayers“. Prévu pour agir en complément et en collaboration avec Frontex, Eurosur devrait être doté de moyens technologiques de pointe dans la surveillance, avec notamment des drones qui survoleront les eaux de la Méditerranée. En février 2008,  le message porté devant l’Union par Franco Frattini, commissaire en charge de la Justice et des Affaires Intérieures résumait à lui seul les orientations politiques à venir concernant l’immigration, comme la souligne la Cimade dans un de ses rapports.

Recourir aux technologies les plus avancées pour atteindre un niveau de sécurité maximal.

Parmi ces avancées technologiques figure par exemple la biométrie. Le concept de “frontière intelligente” présenté par la Commission européenne met en avant la reconnaissance de toute personne transitant à l’intérieur des frontières de l’UE, de manière à pouvoir vérifier si sa présence sur le territoire européen est légale.

Les eurodéputés ont la biométrique

Les eurodéputés ont la biométrique

Une dizaine d'eurodéputés demandent à la Commission européenne d'apporter les preuves de l'efficacité des passeports ...

À ce titre, le rapport des deux chercheurs pointe du doigt ce qui pourrait devenir “l’une des plus vastes bases de données pour les empreintes digitales à travers le monde.” Ce fichier global et centralisé se cache derrière l’acronyme RTP, pour “registered traveller programme” (littéralement “programme d’enregistrement des voyageurs“).

Derrière cette volonté incessante de renforcer la sécurité et la surveillance, l’ombre de sociétés privées se dessine. Via les projets de recherche et développement et la mise en place des différents systèmes évoqués ci-dessus, les instances européennes financent de nouveaux marchés, promis aux industries de l’armement. Ces investissements portent en majorité sur du matériel dont les fonctions premières sont d’ordre militaires (drones, caméras thermiques très haute définition…). En 2008 par exemple, le Commissariat à l’énergie atomique a reçu 2,8 millions d’euros pour développer des “outils pour l’inspection non destructive d’objets immergés grâce, principalement, à des capteurs de neutrons”.  C’est ainsi qu’est né le projet Uncoss, dont on peut lire sur le site qui lui est dédié qu’il oeuvre à la protection des voies d’eau,  jugées “très exposées aux attaques terroristes”.

De grands groupes industriels profitent eux aussi des fonds européens dans le cadre de projets de recherche. Thalès a entre autres touché 1,6 millions d’euros pour mettre en place le système Simtisys, chargé du “contrôle de la pêche, de la protection de l’environnement et du suivi des petits bateaux”.  Autre grand groupe français, Sagem a de son côté reçu 10 millions d’euros pour le lancement d’Effisec, un programme de renforcement des postes frontières. Parmi les objectifs affichés, “améliorer la sécurité et l’efficacité des points de contrôle” et “améliorer les conditions de travail des surveillants aux frontières”.

En se basant sur les dépenses déjà engagées, les deux chercheurs estiment le coût global de ces frontières intelligentes à 2 milliards d’euros au minimum, soit le double du montant prévu par la Commission européenne. Ils soulignent a contrario les moyens réduits dont dispose le Bureau européen d’appui en matière d’asile. Son budget est en effet neuf fois inférieur à celui de l’agence Frontex.

Tel qu’il est développé actuellement, le cadre législatif et financier du projet Eurosur revient à donner un chèque en blanc à l’agence Frontex. La Commission européenne continue elle à financer la recherche et le développement grâce aux fonds de l’UE, en attendant de trouver quelque chose qui fonctionne.

Violences

[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe

[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe

Plus de 14 000 réfugiés sont "morts aux frontières" de l'Europe depuis 1988. Afin de mesurer l'ampleur de cette "guerre ...


Le durcissement de la politique migratoire européenne intervient également dans un contexte de drames à répétitions. Porte d’entrée vers l’Europe, l’île italienne de Lampedusa a été le théâtre de nombreux accidents lors des derniers mois. Parmi les milliers de migrants qui prennent la mer, tous n’ont pas la chance d’arriver sains et saufs. Depuis 1988, plus de 18 000 personnes seraient mortes en tentant de rallier l’Europe.

Développés pour améliorer le contrôle des frontières, Frontex et le futur Eurosur visent aussi à protéger les migrants. Dans les faits pourtant, ces politiques sécuritaires semblent ne pas tenir compte de la dimension humaine de telles opérations. Des violences sont souvent à déplorer, décrites par le réseau d’associations Migreurop dans une étude datée de novembre 2010.

Ces opérations – visant à renvoyer dans leur pays d’origine des personnes contre leur gré– sont souvent sources de violences. Il est rare de pouvoir recouper des informations sur leur déroulement, puisque les personnes sont éloignées de force et qu’on ne connaît généralement pas le sort qui leur est réservé à l’arrivée. Il est donc difficile d’établir ou de maintenir avec elles un contact. Cependant, régulièrement, certains témoignages d’expulsés font état de violences se traduisant par des humiliations, des insultes, de l’agressivité, des coups jusqu’au tabassage durant les tentatives d’embarquement.

Par ailleurs, le respect du droit d’asile pose lui aussi problème. Suite à leur interception, il n’existe pas aujourd’hui de distinction claire entre les migrants pour raisons économiques et ceux qui fuient des violences. Catherine Teule souhaiterait que les migrants “puissent bénéficier d’un entretien individuel à leur arrivée afin de comprendre leur situation”.  La vice-présidente de l’Association européenne pour la défense des droits de l’homme nous a en effet expliqué que le droit d’asile n’est pas suffisamment respecté à l’échelle européenne, et réclame un contrôle plus strict.

Les problème que posent ces opérations, c’est le manque total de transparence, aucun observateur extérieur n’intervient.

Jurisprudence américaine

“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”

“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”

Pour Claire Rodier, juriste au Gisti et présidente du réseau, la liberté de circulation s’impose comme une évidence au ...

Ces orientations ne sont pas sans rappeler l’exemple américain. Lancé en 2006, le SBI-net (pour Secure Border Initiative Network) a coûté 3,7 milliards de dollars, avant d’être annulé en 2010. Ce projet piloté par l’entreprise Boeing devait permettre un contrôle intensifié aux frontières canadiennes et surtout mexicaines.

Avec la construction d’un réseau de 1800 tours, équipées de capteurs, caméras, détecteurs de chaleur et de mouvement. Pour justifier ce retour en arrière du gouvernement américain, la secrétaire américaine à la Sécurité intérieure Janet Napolitano a avancé le manque d’efficacité du système.

Ce projet a dépassé les budget prévus et pris du retard. Il n’a pas fourni un retour sur investissement qui permette de le justifier. Nous allons désormais réorienter ces ressources vers des technologies déjà éprouvées et adaptées à chaque région frontalière, pour mieux répondre aux besoins des patrouilles sur place.

Les failles soulevées outre-atlantique ne semblent pas infléchir les politiques européennes. La question des frontières a resurgi ces derniers mois au sein de l’UE, avec une remise en cause récurrente de l’espace Schengen. Aux Pays-Bas, le projet @MIGO-BORAS actuellement en préparation va se concentrer sur les frontières avec l’Allemagne et la Belgique. Des caméras de surveillance placées à une quinzaine de points stratégiques auront pour mission de faciliter le repérage des “illégaux”.

Ces sujets ont aussi animé la campagne présidentielle française : le 11 mars à Villepinte, Nicolas Sarkozy s’en est pris aux accords de Schengen qu’il a appelé à réformer.

Il y a urgence, car il n’est pas question que nous acceptions de subir les insuffisances de contrôle aux frontières extérieures de l’Europe.

Réplique

La politique migratoire menée au sein de l’UE suscite de vives réactions à travers l’Europe. Les associations d’aide aux migrants déplorent des mesures qui constituent à leurs yeux une entrave aux libertés humaines. C’est le cas de Migreurop qui pointe dans ses travaux la violation de la convention de Genève, laquelle est censée garantir le principe de non refoulement des migrants. Face à ses collègues eurodéputés, Daniel Cohn-Bendit s’en est pris violemment aux déclarations de Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, qui ont signé une lettre commune pour la révision de Schengen.

En acceptant ce débat sur Schengen, en acceptant les pressions populistes, en acceptant le racisme, vous savez ce que va être un contrôle de frontières, si on le fait ? Ca va être un contrôle facial. [...] Tous ceux qui seront bronzés, qui seront différents, eux ils vont se faire contrôler. Et on va faire une Europe à la carte: les blancs ça rentre, les bronzés ça rentre pas.

Les opposants à Frontex tentent eux-aussi de faire porter leur voix : une opération “Anti-Frontex days” (journées anti-Frontex) s’est tenue du 18 au 23 mai à Varsovie, où est situé le siège de l’agence. Les militants mobilisés souhaitaient alerter l’opinion publique et faire part de leur colère face aux expulsions de migrants qui se poursuivent à travers l’Europe. Cette année, ils se sont servis de l’euro de football -organisé conjointement par la Pologne et l’Ukraine- comme d’une tribune.

L’avenir des frontières européennes est désormais entre les mains du Parlement européen. Si le projet Eurosur est appliqué en l’état, l’Europe pourrait bien se condamner à vivre enfermée.


Photographie par Bruno Arbesu via Picture Tank © tous droits réservés

Barrière frontalière entre L’Espagne et le Maroc à Ceuta. De l’autre coté des barbelés, c’est le Maroc. Ceuta, Espagne, 2002

]]>
http://owni.fr/2012/06/06/leurope-fermee-de-linterieur/feed/ 13
Le vote électrocuté http://owni.fr/2012/05/23/vote-internet-francais-etranger/ http://owni.fr/2012/05/23/vote-internet-francais-etranger/#comments Wed, 23 May 2012 17:18:26 +0000 Thomas Deszpot http://owni.fr/?p=111088 "Système inacceptable et peu fiable", "dangereux pour le secret du vote" : les experts que nous avons sollicités décrivent une quasi imposture électorale.]]>

Pour la première fois, les Français de l’étranger sont appelés à élire leurs députés. Onze nouvelles circonscriptions leurs sont dédiées lors de ces élections législatives. En plus du vote classique par bulletin, qui se déroulera le 2 juin, il leur est désormais possible de voter par Internet entre le 23 et le 29 mai.

Sont concernés tous les électeurs ayant accepté de communiquer leur adresse électronique, soit 700 000 personnes parmi le million de votants réparti sur les cinq continents, d’après le ministère français des Affaires étrangères. Sur son site, le Quai d’Orsay revient sur le dispositif et annonce :

Pour la première fois, lors de ces élections législatives, il sera possible de voter par Internet. Cette option de vote électronique vise à faciliter l’exercice du droit de vote de nos compatriotes établis à l’étranger parfois très loin des bureaux de vote. Elle s’ajoute à la possibilité de vote à l’urne, par correspondance ou par procuration.

Jamais utilisé lors des législatives, le vote par Internet n’est pourtant pas une nouveauté. Il a été utilisé dès 2006, à l’occasion de l’élection de l’Assemblée des Français de l’étranger, puis à Paris lors des prud’homales de 2008. Deux expériences qui se sont soldées par des échecs, avec un faible engouement des électeurs et des rapports d’experts accablants. En 2008 par exemple, les internautes équipés du navigateur Firefox ne pouvaient pas visualiser l’intégralité des listes. Ceux disposant d’une version plus récente du navigateur ne pouvaient tout simplement pas voter, faute de support développé pour la version 3.0, alors la plus répandue.

Violation

En 2006, François Pellegrini a été mandaté par l’Association démocratique des Français à l’Étranger (ADFE, proche de la gauche) pour contrôler le scrutin. Dans son rapport, le professeur d’informatique à l’Université Bordeaux-I souligne un “grave problème de violation du secret du vote de certains électeurs”.  Six ans plus tard, il l’affirme : rien n’a changé. Alors que le vote doit garantir la confidentialité et la sincérité du choix de l’électeur, François Pellegrini pointe les failles :

L’intérêt de l’isoloir est avant tout d’éviter les pressions, et bien sûr d’éviter de divulguer son choix. Comment garantir cela via Internet ?

Pour l’enseignant, c’est “tout le réseau de confiance qui est brisé.” Illustration avec les mots de passe et les détails techniques du vote, qui sont adressés par simple mail aux électeurs, sans protection particulière.

Exemple de mail envoyé aux Français de l'étranger mis en ligne par le Parti Pirate

Opaque

Pour se charger du processus électoral, l’État a fait appel à des entreprises privées, un procédé certes habituel mais qui fait craindre des irrégularités.  Dans une grande enquête, Bastamag ne manque pas de pointer les plantages en série et les conflits d’intérêt des différents prestataires.

Le système de vote par Internet n’en est pas à ses premiers déboires. Atos Origin [l'une des 5 entreprises retenues par l'Etat, NDLR] était en charge en octobre 2011 des élections professionnelles dans l’Éducation nationale, pour lesquelles elle a essuyé de vives critiques. De multiples dysfonctionnements ont remis en cause le bon déroulement du scrutin. Juste avant les élections, un des syndicats a eu accès pendant dix jours aux listes électorales de ses concurrents.

Souvent consultée dans ces dossiers, la Cnil a émis plusieurs délibérations. La dernière a été publiée le 8 mai 2012, le jour de la publication du décret sur le vote électronique. Elle préconise un contrôle du vote par un expert indépendant ne devant pas présenter “d’intérêt financier dans la société qui a créé la solution de vote à expertiser, ni dans la société responsable de traitement qui a décidé d’utiliser la solution de vote.” Ces mesures ont été reprises par le législateur mais laissent dubitatif, surtout face à l’absence totale de point de vue contradictoire, une situation dénoncée notamment par Numérama. François Pellegrini, lui, lâche sans détour :

La Cnil, c’est pipeau. Quelles que soient les recommandations, l’expert n’aura pas accès aux électrons !

Derrière ces critiques, la question du droit de regard sur le système se pose : les entreprises privées mandatées par l’État sont en effet seules responsables de la gestion technique du vote. L’opacité des procédés mis en place est l’un des problèmes majeurs qui alertent Bernard Lang, ancien directeur de recherche de l’Inria. Lors de l’élection de 2006, il a lui aussi rédigé un rapport sur le vote par Internet pour le compte de l’Union des Français de l’étranger (UFE, proche de la droite). “Il est tout à fait inacceptable que la gestion du vote – procédé régalien s’il en est – soit entre les mains d’une entreprise privée. Et en plus, personne n’a de droit de regard !” lance le jeune retraité.

Pour cet expert, “le fait de rendre les choses secrètes ne les rend pas plus sûres.” D’autant que le vote par Internet est potentiellement plus dangereux que les systèmes traditionnels :

Si une personne mal intentionnée souhaite falsifier le vote, elle sera beaucoup plus nuisible avec un tel dispositif.  En détournant le système informatique mis en place, elle peut modifier les résultats à grande échelle. Généraliser le vote par Internet est une folie, c’est laisser la porte ouverte à un risque de triche massive.

Acide

Unanimes, les experts s’accordent à dire que malgré toutes les procédures de sécurité et de contrôle, le vote par Internet est par essence faillible. Le Sénat, qui s’est penché en 2007 sur l’utilisation du vote électronique chez nos voisins européens conclut en ces termes :

De façon générale, le vote électronique ne paraît pas répondre aux espoirs qu’il a nourris.

C’est au Pays-Bas que le recul est le plus net : après avoir concerné jusqu’à 90% des suffrages exprimés dans les années 90, les procédés de vote électronique ont été bannis en 2008. À l’origine de cette décision, encore et toujours un manque de fiabilité.

En cas de fraude dans sa circonscription, chaque citoyen est libre d’alerter le Conseil constitutionnel, qui se charge ensuite de vérifier les infractions. Selon les résultats, les décisions peuvent varier : pour des problèmes concernant un faible nombre de bulletins, une annulation de certains résultats est à envisager. Dans des cas de graves irrégularités, les Sages peuvent aller jusqu’à l’invalidation générale de l’élection. Présent dans une centaine de circonscriptions, le Parti pirate a fait part de ses réserves quant à l’utilisation du vote par Internet.  Il incite d’ailleurs tous les électeurs qui voteraient de la sorte à témoigner sur une page spécialement dédiée.

Alors que 700 000 personnes pourraient potentiellement voter via Internet lors de ces élections législatives, Bernard Lang réaffirme ses craintes :

Le seul geste citoyen à faire, ce serait de verser de l’acide dans le dispositif.


Illustrations via FLickR par Laurence Vagner [CC-by-nc-sa] modifiée avec PicYou, via le Parti pirate [CC-by] et via FlickR par kirk lau [CC-by]

]]>
http://owni.fr/2012/05/23/vote-internet-francais-etranger/feed/ 40
Le bon son qui prend la tête http://owni.fr/2012/05/21/le-bon-son-qui-prend-la-tete/ http://owni.fr/2012/05/21/le-bon-son-qui-prend-la-tete/#comments Mon, 21 May 2012 13:35:36 +0000 Thomas Deszpot http://owni.fr/?p=110293

Affichée à 199.95$ (environ 155€), “Gate of Hades”, est une dose star. Pour justifier un tel prix, la société I-doser qui commercialise ce fichier sonore un peu particulier promet d’incroyables effets“Attendez-vous à des cauchemars, des expériences de mort imminente, à voir apparaître un peur violente” peut-on lire dans le petit descriptif qui l’accompagne. À en croire les témoignages d’utilisateurs, certaines doses entraînent des réactions très intenses. Sur le forum i-doser-x, qui rassemble une communauté de 13.000 utilisateurs, certains n’hésitent pas à raconter leur expérience :

Pendant les 3 premières minutes, j’avais l’impression de perdre mon temps. Puis d’un coup, je me vois dans une forêt, en train de marcher et de voir des scènes de ma vie à ma droite et à ma gauche. D’un coup je m’envole sur le nuage magique de San Goku [...] c’est alors que je retombe. Là, je me précipite vers une lumiere blanche et me réveille avec un grand sourire.

Andréas est un membre régulier du forum, où la moyenne d’âge oscille autour de 17 ans. Il a découvert les doses “il y a trois ou quatre ans, en se baladant sur Internet.” Cet habitué, qui a développé certaines doses lui-même, a été impressionné par les effets ressentis : “On pourrait parler d’un état extatique, j’ai eu des visions intenses, des formes d’hallucinations. Les lumières pulsaient, les couleurs bavaient, le tout était accompagné d’une grande énergie et d’une grande euphorie.” Comme lui beaucoup d’ados tentent l’expérience et s’essaient aux différentes doses. Pour s’en procurer, aucun lien illégal n’est toléré dans les conversations ou sur le chat, mais il suffit d’un bref passage sur Google pour trouver son bonheur.

Provoquer des visions ou des sensations à l’écoute d’un simple son peut surprendre, mais I-doser ne fait là qu’exploiter un champ de la science encore peu exploré : les battements binauraux. Pour en retrouver les premières traces, il faut remonter en 1839. A l’époque, c’est Heinrich Wilhelm Dove, physicien et météorologiste prussien de son état qui découvre le phénomène. Il les obtient en jouant séparément dans chaque oreille des sons similaires, seulement séparés de quelques hertz. Le cerveau, qui ne perçoit de différence qu’au-delà de 30Hz d’écart émet alors ses propres ondes, aux multiples effets sur le corps humain.

Ces effets, il a fallu attendre près de 150 ans avant de les mettre en évidence. Dans les années 1970-1980, des chercheurs américains ont poursuivi les travaux sur le sujet. En combinant de nombreuses fréquences, ils ont réussi à générer quatre types d’ondes bien distincts, qui produisent chacun des effets particuliers :

> Les ondes dominantes Bêta : supérieures à 13 Hz et qui correspondent à un état d’éveil, d’activité

> Les ondes dominantes Alpha : de 8 à 13 Hz et favorables au repos, à la relaxation

> Les ondes dominantes Thêta : de 4 à 7,5 Hz associées à un sommeil léger

> Les odes dominantes Delta : de 0,5 à 3,5 Hz et typiques du sommeil moyen et profond

Pour créer ses doses, I-doser associe donc plusieurs combinaisons de fréquences selon le résultat recherché. Pour que le procédé fonctionne, l’utilisateur doit bien sûr se munir d’un casque stéréo, indispensable pour dissocier les sons.

Devenu un phénomène de mode, les battements binauraux laissent perplexe une bonne partie de la communauté scientifique. Auteure d’un mémoire sur le sujet en 2006, la psychologue clinicienne Brigitte Forgeot a voulu en prouver l’efficacité, avec des résultats probants à la clef. Pour effectuer ses tests, elle a utilisé un simple logiciel permettant de générer des sons binauraux :

Lors de mes recherches, je me suis concentrée sur les ondes Alpha. J’ai pu constater de nets effets sur la tension ou la concentration. Les perspectives thérapeutiques sont énormes : pour le traitement de l’insomnie par exemple. Après 6 semaines d’écoute, les troubles du sommeil chez certains patients ont été résorbés.

Si la psychologue n’hésite pas à utiliser cette méthode avec ses patients, il reste beaucoup de travail pour la démocratiser. Souvent comparée à une “drogue numérique”, elle peine à se faire une place dans la médecine traditionnelle. La faute peut-être à certaines doses récréatives proposées par les entreprises spécialisées, qui se vantent de reproduire les effets de la marijuana ou du crack.

Le terme “drogue numérique”, Brigitte Forgeot le trouve “farfelu”. Selon elle, “il s’agit surtout d’un effet marketing pour susciter la curiosité des utilisateurs”. Et d’ajouter : “il n’y a aucun phénomène de dépendance, et théoriquement pas de risque puisqu’il s’agit simplement de faciliter la production de certaines ondes par notre cerveau.”

Si elles ne présentent pas de danger apparent, les doses vendues par les sociétés spécialisées représentent un commerce fructueux. Proposées à des tarifs compris entre 2.5 et 200$, elle sont allègrement crackées. Leur prix d’autant plus exorbitant que la conception d’une dose est relativement aisée, une fois quelques règles de base assimilées. Des détournements qui n’inquiètent pas les leaders du marché : dans une interview donnée fin 2010, le président d’I-doser revendiquait plusieurs dizaines d’employés et un million de téléchargement de son logiciel.


Illustrations par EJP Photos [CC-byncsa] et Woodelywonderworks [CC-by]

]]>
http://owni.fr/2012/05/21/le-bon-son-qui-prend-la-tete/feed/ 13