OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 L’écran vide http://owni.fr/2011/01/29/lecran-vide/ http://owni.fr/2011/01/29/lecran-vide/#comments Sat, 29 Jan 2011 09:00:43 +0000 Sylvain Maresca http://owni.fr/?p=36763

Ce billet compile deux textes publiés sur La vie sociale des images, un blog de Culture Visuelle, première partie et deuxième partie.

Pour alimenter la discussion entamée autour du billet qu’André Gunthert a consacré il y a quelques jours aux transformations dans l’affichage domestique des photos de famille, voici un cas concret qui laisse apparaître la complexité des situations réelles.

Il y a deux ans, ce couple de retraités a reçu un cadre photo numérique comme cadeau de Noël de la part de ses enfants.  Ces derniers sont adultes et vivent dispersés aux quatre coins de la France. Ils sont passés depuis plusieurs années à la photo numérique, d’abord avec des appareils compacts, puis récemment avec des réflex sophistiqués. Ils ne font quasiment plus de tirages de leurs très nombreuses photographies, et trouvaient pratique la possibilité d’en charger certaines dans la mémoire de ce cadre lors de leurs visites au domicile de leurs parents,  pour leur offrir ainsi le spectacle renouvelé de leurs petits-enfants. Aussitôt offert, le cadre numérique a donc reçu des clichés des uns et des autres, qui se sont mis à défiler sur l’écran. Par la suite, de nouvelles photos y ont été ajoutées, mais pas forcément à chacune de leurs visites.

- Le cadre photo, vous vous en servez ?

- Oui, oui, me répond aimablement M. Beausoleil.

- Mais là, il est débranché, rétorque sa femme pour rétablir la réalité des choses.

De fait, tout laisse à penser qu’ils ne l’allument jamais. Cet appareil n’a pas remplacé les albums photographiques, que d’ailleurs personne ici ne confectionne plus depuis vingt ans (c’est-à-dire grosso modo depuis que les enfants ont quitté la maison familiale). Il n’a pas davantage pris le relais des photos que l’on trouve affichées en plusieurs endroits du logis :

- dans la chambre de M. et Mme Beausoleil, sur les deux tables de chevet, conjointement à des clichés plus anciens de leur propre mariage ou de leurs ascendants ;

- dans les anciennes chambres de leurs enfants, punaisées au mur : celles des petits-fils dans l’ex-chambre des fils, celles des petites-filles dans l’ex-chambre des filles.

À noter qu’on ne trouve affichée dans cette maison aucune photo des enfants de M. et Mme Beausoleil, ni tels qu’ils étaient enfants, ni tels qu’ils sont aujourd’hui.

Quant aux clichés des petits-enfants, les plus récents datent d’au moins 4-5 ans, c’est-à-dire de l’époque des dernières pellicules argentiques utilisées dans cette famille. Sinon, il s’agit de photos de classe ou de club sportif, qui présentent l’avantage d’être tirées sur papier et d’être réalisées par des professionnels, donc d’être de bonne facture.

Les seuls portraits récents figurent sur deux tableaux photographiques exposés dans l’entrée : ils ont été confectionnées par la belle-mère de l’un des fils, à la suite de vacances passées avec M. et Mme Beausoleil, mais ils ne représentent que leurs petits-enfants communs, photographiés lors de cet été-là.

Du coup, M. Beausoleil a acheté un cadre en bois avec l’intention de réaliser à son tour un tableau photographique qui réunirait cette fois tous ses petits-enfants. Son problème est qu’il n’en possède pas de photos récentes et qu’il va devoir en solliciter auprès de chacun de ses enfants.

Photos sur Facebook

Le même problème vient de se poser à l’une de ses filles qui, pour ce Noël, a eu l’idée de leur offrir un calendrier 2010, illustré de photos de tous les membres de la famille. Or, elle n’en avait aucune de l’une de ses nièces, dont les parents sont séparés, ce qui ne facilite pas la circulation des photos. À sa requête, son frère (le père de la jeune fille) lui a répondu qu’à son avis le plus simple était d’aller sur la page Facebook de sa fille et de lui demander de devenir son amie : elle aurait ainsi accès à toutes ses photos en ligne !

Ce dernier exemple laisse entrevoir l’écart culturel qui sépare les jeunes générations de la famille, engagées complètement dans l’économie numérique des images et leur circulation via Internet, de M. et Mme Beausoleil, qui ne prennent plus de photos par eux-mêmes (M. Beausoleil a plusieurs bobines de pellicules qu’il n’a toujours pas été faire développer) et qui, faute de maîtriser l’informatique et la navigation sur le web, se trouve dépossédés des photos de famille dont ils rêvent, à savoir des clichés tirés sur papier, exposables ou classables dans des albums. L’écran photo numérique, qui se propose pourtant de leur servir en continu un diaporama des faits et gestes les plus récents de leurs petits-enfants, ne répond pas à leur attente.

Voici donc une famille qui entre formellement dans les statistiques démontrant l’envolée du marché de ces nouveaux dispositifs de visualisation des images, sans pour autant que cet équipement passif corresponde à un usage véritable.

Image CC Flickr milkmit

L’écran vide, suite

Je complète aujourd’hui un billet précédent sur les usages incertains des cadres photos numériques par une nouvelle observation réalisée dernièrement chez Denise, une femme de 59 ans.

Elle a abandonné il y a deux ans son emploi d’infirmière pour revenir vivre dans la maison familiale et s’occuper à plein temps de sa mère, âgée d’au moins 90 ans, qui ne bouge plus guère du canapé placé devant la télévision.

Le reste de la famille, petits-enfants et arrière-petits-enfants ne vit pas à proximité. C’est pourquoi, pour entretenir les liens familiaux que menace l’éloignement, Denise (qui, elle, n’a pas eu d’enfants) avait acheté un ordinateur connecté à Internet et équipé d’une webcam pour permettre à sa mère de voir ses descendants. “Je voyais son visage s’animer quand elle voyait la petite [sa dernière arrière-petite-fille]. C’était seulement deux secondes, mais ce n’était pas grave : elle l’avait vue. On pouvait même la suivre un peu dans l’appartement, la voir jouer, la voir évoluer dans son milieu.” Ils se connectaient environ une fois tous les quinze jours. L’ordinateur ne servait qu’à ça.

C’est un cliché à l’ancienne que l’aïeule regarde le plus

Malheureusement, la maison a été cambriolée : la télévision et l’ordinateur ont été volés, entre autres choses. “Le reste, je m’en fous, déclare Denise, mais la télé et l’ordinateur, ils n’auraient pas dû y toucher.” Elle a racheté aussitôt un téléviseur grand format car sa mère ne saurait s’en passer. Mais pas l’ordinateur, faute de moyens. “Cela ne me manque pas beaucoup de ne plus l’avoir. Il y a juste la webcam qui me manque pour ma mère.”

Récemment, l’une de ses nièces leur a offert un cadre photo numérique. “Maman a plaisir à le regarder.” Mais les photos ne sont pas souvent renouvelées. “Les poupons, on commence un peu à en avoir marre. C’est depuis longtemps les mêmes.” Finalement, ils ne l’allument plus guère.

Dans le salon trône une grande photo dans un cadre en bois ovale. On y voit le portrait des quatre petits-enfants, photographiés il y a six ans dans un studio professionnel. Denise les avait emmenés spécialement chez un photographe du centre-ville pour réaliser ce portrait de groupe destiné à sa mère. Faute d’ordinateur et de nouvelles photos sur le cadre numérique, c’est encore ce cliché à l’ancienne que l’aïeule regarde le plus.

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Quand un appareil photo numérique se prend pour un artiste http://owni.fr/2011/01/16/quand-un-appareil-photo-numerique-se-prend-pour-un-artiste/ http://owni.fr/2011/01/16/quand-un-appareil-photo-numerique-se-prend-pour-un-artiste/#comments Sun, 16 Jan 2011 16:00:41 +0000 Sylvain Maresca http://owni.fr/?p=42716 Andrew Kuprenasin, étudiant à l’école d’art de Berlin, vient de proposer, comme projet en Digital Media Design le prototype d’un appareil photo qui permet d’évaluer, avant d’appuyer sur le déclencheur, la qualité esthétique de la photographie prévue. Non plus, comme le font communément les appareils numériques, sa qualité technique, mais bel et bien sa capacité à satisfaire aux canons du jugement esthétique. Baptisé Nadia, ce nouvel appareil permet donc de travailler les conditions de la prise de vue afin d’essayer de maximiser la note esthétique de l’image, comme le montre la vidéo de démonstration :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Cet appareil fonctionne avec Acquine, le premier moteur d’inférence esthétique disponible sur le marché. En l’état actuel, on peut le tester sur un site dédié en lui soumettant les photos de son choix afin de connaître son évaluation esthétique. Des exemples des photos estimées les plus esthétiques sont proposés en continu.

A l’origine de ce dispositif d’expertise automatique se trouvent les travaux de plusieurs chercheurs indiens et chinois basés aux États-Unis. Ils sont partis du site photo.net sur lequel des centaines de milliers de photographies sont soumises au jugement des internautes. En analysant les clichés les plus appréciés, ils ont élaboré 56 critères d’analyse du contenu des images susceptibles d’être retraduits en algorithmes mathématiques. Ils ont ensuite combiné ces critères pour établir un indicateur statistique permettant de mesurer la qualité esthétique de chaque photographie. Il s’agirait en quelque sorte d’une retraduction mathématisée de la sémiologie, mâtinée de psychologie des perceptions.

Des critères communs… à la carte postale

Il en ressort que les critères les plus décisifs (il semble bien que 15 le soient réellement sur les 56) sont les couleurs, leur degré de saturation, le respect du « nombre d’or » ou de la règle des 1/3 – 2/3 aussi bien dans le format que dans la composition de l’image, le jeu sur la profondeur de champ allié à la netteté du sujet, ainsi que la prédominance des objets aux formes convexes. Au bout du compte, la macrophoto d’un fruit très coloré, placé au bon endroit dans une image au format respectant lui-même le nombre d’or, servi par une profondeur de champ très faible et une netteté irréprochable, a toutes les chances d’obtenir une très bonne note esthétique. Aucune surprise n’est à attendre lorsque l’on regarde les photos les mieux cotées puisqu’elles ressemblent en tout point à celles que valorisent les magazines photos, les concours d’amateurs et les revues spécialisées dans l’imagerie spectaculaire, comme Géo. On se rassure même en vérifiant que La Joconde obtient une très bonne note (mais pas la meilleure). Mais on nous précise que Acquine n’est pas fait pour la peinture, sans nous expliquer pourquoi.

A-t-il fallu attendre ce pur produit de la normalisation informatique pour que les amateurs tentent de réaliser des clichés ressemblant aux cartes postales ou aux visuels publicitaires ? Pouvait-on attendre d’un outil construit sur la compilation des jugements les plus orthodoxes autre chose qu’une réification des canons les plus traditionnels de l’esthétique photographique ?

D’ailleurs, on peut se demander si Nadia, ce prototype d’appareil qui penserait à notre place, comme le dit le slogan, n’est pas plutôt une bonne blague de potaches, la plaisanterie lancée par des étudiants d’art pour montrer l’ampleur du décalage, pour ne pas dire le gouffre, entre ce que les amateurs ou les professionnels de la photographie entendent par esthétique et ce qu’en font ou en défont les futurs artistes ou designers pour qui les normes sont faites pour être détournées, ou à tout le moins constamment réélaborées. Comment les photos ratées dont se délectent nombre d’artistes et de critiques pourraient-elles obtenir une note convenable aux yeux Acquine alors qu’elles alimentent une création artistique inspirée précisément par la remise en cause de la notion même d’esthétique ?

P.S. : Je remercie Cécile Dehesdin d’avoir attiré mon attention sur cette nouveauté. Son article sur les photos « inratables », publié entre-temps, apporte des informations complémentaires sur l’esprit de ce projet.


Billet publié originalement sur le blogLa vie sociale des images du site Culture visuelle sous le titre Esthétique garantie.

Photo FlickR CC National Library NZ ; Kate Tee Harr.

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Concurrences graphiques http://owni.fr/2010/12/27/concurrences-graphiques/ http://owni.fr/2010/12/27/concurrences-graphiques/#comments Mon, 27 Dec 2010 08:52:27 +0000 Sylvain Maresca http://owni.fr/?p=39544

"Direct, le magazine des communications", décembre 1993

Pour une image de biscuits, on a demandé récemment à ce photographe de photographier séparément le panier, les gâteaux et le pot de lait. Lui se proposait de photographier le tout en respectant à la lettre le calque du directeur artistique de l’agence, auteur du visuel publicitaire.

Mais ça ne les intéressait pas parce qu’ils envisageaient de faire deux usages des mêmes images pour deux emballages différents. « Ils me demandaient de faire trois photos alors que, normalement, on n’en fait qu’une. Avant, on n’en faisait qu’une. Bon, moi j’ai fait comme ils voulaient. Pour les Créa [créatifs d'agences publicitaires], c’était une approche différente. Je sais pourquoi : c’est qu’ils vendaient 10 heures de retouche derrière, qu’ils n’auraient pas eu à faire autrement. » Aujourd’hui, les agences de pub sont très bien équipées pour ça. Certaines ont même monté un studio de photo.

Cet exemple m’a fait entrevoir que le passage au numérique avait intensifié, sinon déclenché, des phénomènes de concurrence directe entre les différents acteurs de la “chaîne graphique” qui, au bénéfice des facilités techniques offertes par le numérique, tentent de récupérer à leur profit les activités et marchés des autres. En voici quelques exemples :

Photographes versus Photograveurs

Certains professionnels ont décidé de se ré-équiper entièrement en numérique – en dépit du coût important de cet investissement – avec l’espoir de facturer désormais, en plus du prix de leurs images, le coût de leur post-production. En clair, ils ambitionnaient de reprendre à leur compte le travail des photograveurs et les bénéfices qu’il générait. Malheureusement pour eux, leurs clients directs et/ou les agences de publicité par qui ceux-ci passaient ne l’ont pas entendu de cette oreille : les uns et les autres ont surtout vu là une chance inespérée de réduire leurs coûts en supprimant le recours à un intermédiaire de la chaîne. Ils ne l’ont pas laissée passer.

Commanditaires versus Agences de publicité

Dans le même souci d’économie, certaines entreprises grosses consommatrices de photographies pour leur communication – dans la grande distribution principalement – ont vu leur intérêt à se passer, du moins en partie, des agences de publicité. Certaines ont débauché directement des chefs de publicité, des créatifs au sein de ces agences pour les intégrer directement à leurs services. Désormais, en pareil cas, les campagnes de publicité sont conçues au sein des entreprises et mises en œuvre en embauchant sans intermédiaires les divers professionnels requis, depuis le photographe jusqu’à l’imprimeur.

Commanditaires versus Photographes

Pour produire des supports de communication souvent à destination interne (site internet, catalogues pour la force de vente, etc.), certaines entreprises ont intégré un studio photographique et produisent désormais leurs visuels elles-mêmes. Soit en rémunérant en tant que de besoin les services d’un photographe professionnel appelé à travailler sur place, soit, au grand dam des hommes de l’art, en confiant à un cadre de l’entreprise le soin de prendre lui-même les photos.

Infographistes versus Agences de publicité

Certains infographistes indépendants ne se contentent plus de composer les visuels publicitaires à partir des éléments qu’on leur fournit, ils en viennent parfois à réaliser eux-mêmes les photographies, ce qui les rend aptes à doubler les agences en devenant l’interlocuteur unique des commanditaires.  Quand ils ne s’approvisionnent pas directement dans les banques d’images à bas prix disponibles sur internet.

Agences de publicité versus Photographes

Certaines agences court-circuitent également les photographes en achetant des visuels sur ces mêmes banques d’images. Mais ce n’est pas réalisable dans tous les cas et leurs clients ne valident pas forcément le résultat final ni le prix…

Photographes versus Photographes

Certains pionniers sont passés très tôt au numérique pour tenter de récupérer des marchés qui étaient en train de leur échapper. Mais à leur tour, ceux qui ont suivi un peu plus tard sont venus les concurrencer avec des prix moindres parce que, entre-temps, ils avaient pu s’équiper en numérique pour moins cher. Par ailleurs, selon qu’ils avaient ou non les moyens matériels et humains pour numériser leur fonds photographique et l’indexer de manière efficace, ils ont pu tirer profit du marché élargi offert par internet ou au contraire voir s’effondrer leurs espoirs de valoriser leurs archives.

Selon un photographe de publicité qui s’en est plutôt bien sorti en agrandissant son studio avec le concours de plusieurs associés, du temps de la photographie argentique, « c’était très difficile de casser la chaîne graphique. Parce que l’agence de pub avait l’habitude de travailler avec tel imprimeur, tel photographe, tel graphiste, tel photograveur. La chaîne graphique qui existait était très stable. Ça a totalement explosé avec le numérique. »

Pour décrire cette évolution multiforme et très variable, il importe de bien spécifier les types de production et de marché. C’est une entreprise ardue car il y a énormément de cas de figure. A ce stade de notre enquête, nous commençons à peine à nous y retrouver. Nous sommes donc preneurs de tous les témoignages et éléments de description possibles, précis, datés et détaillés. Merci d’avance.

Billet initialement publié sur La vie sociale des images, un blog de Culture visuelle

>> Illustration FlickR CC : Βethan

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L’étonnante méfiance des scientifiques envers l’image http://owni.fr/2010/11/22/letonnante-mefiance-des-scientifiques-envers-limage/ http://owni.fr/2010/11/22/letonnante-mefiance-des-scientifiques-envers-limage/#comments Mon, 22 Nov 2010 15:25:59 +0000 Sylvain Maresca http://owni.fr/?p=33436 Titre original : Actualité de Platon

Les observations au sol et en orbite nous envoient une profusion d’images astronomiques mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, elles entravent notre compréhension du ciel. Car elles ne sont que l’écume de l’astre, elles ne nous en dispensent qu’une vision superficielle, figée et partielle.” Ainsi commence l’interview de Michel Cassé, astrophysicien, dans le dernier numéro hors-série de la revue Sciences et avenir, consacré à 10 ans de sciences en images 2001-2010. Sur les 8 scientifiques interviewés, seulement 2 parlent des images en termes positifs, contre 6 qui émettent de sérieuses critiques ou au mieux dressent un bilan mitigé. Florilège :

Les images “se substituent souvent à la réalité, toujours au détriment de la réflexion et du questionnement. Au fond, l’image est une économie de pensée [qui] provoque une réponse immédiate (…)” (Jean-Claude Ameisen, médecin immunologiste).

L’image ne peut être dissociée de son décryptage. (José Achache, géophysicien).

La terre est transparente, mais le verre au travers duquel nous l’observons est encore dépoli ! (Barbara Romanovitch, sismologue).

La nouvelle imagerie ne peut pas remplacer les fouilles. (Pascal Depaepe, préhistorien).

Nous trouvons exprimée là, dans un langage moderne, la défiance que Platon avait déjà théorisée contre les images, inaptes selon lui à restituer les Formes ou Idées divines, sources par conséquent de déformations, d’illusions et d’erreurs. Il est étonnant de lire une telle concentration d’opinions négatives de la part de scientifiques sollicités pour enrichir le contenu d’un numéro de revue entièrement consacré aux merveilles de l’imagerie scientifique.

Certains reconnaissent à l’occasion les vertus opératoires des formes d’images utilisées dans leurs disciplines respectives : “révéler des détails toujours plus petits dans le corps humain” (Mathias Fink, physicien) ; “éclairer des zones de plus en plus complexes du manteau” terrestre (Barbara Romanovitch) ; “valider des hypothèses” (Robert Vergnieux, archéologue).

Mais ces avantages semblent bien minces comparés aux critiques, souvent radicales, qu’ils expriment sur le passage de la pureté conceptuelle du langage mathématique à sa mise en images :

Les équations mathématiques (…) décrivent les objets célestes, mais notre imaginaire a besoin d’images. L’astronomie a pris l’habitude de les rendre esthétiques et de les diffuser largement, prétendant dévoiler le réel. C’est sur cette fausse promesse qu’elle crée de l’émerveillement. La science s’apparente ainsi à de la magie, et les astronomes à des chamans qui dévoilent le ciel aux habitants de la Terre. Cette utilisation de l’image fait du tort à la science. (Michel Cassé)

En clair, emportée par la séduction des images, la science se complairait dans l’obscurité trompeuse de la caverne décriée par Platon.

L’image, un pis-aller pour les scientifiques

Mais alors, pourquoi cette luxuriance d’images à quoi nous ont habitués la science et la technologie ? Depuis la photographie, elles n’ont cessé d’inventer de nouvelles formes de figuration visuelle, mais également sonore, pour pousser toujours plus loin leur pertinence descriptive. Pourquoi ces inventeurs inlassables d’images seraient-ils aussi sceptiques sur les vertus de leurs outils ? Et d’abord, pourquoi en créent-ils toujours de nouveaux ?

Par commodité, nous répondent-ils : les ordinateurs “produisent des montagnes de résultats. La seule façon raisonnable de les appréhender est de les mettre en images, dans l’espoir de voir quelque chose d’inattendu. D’être surpris, notre système visuel étant ‘fait’ pour cela.” (Jean-François Colonna, mathématicien) Nous somme bien ici dans la dialectique platonicienne, adaptée aux dilemmes de la science moderne : le calcul mathématique dépasse de loin les facultés mentales des scientifiques qui les élaborent sur des ordinateurs hyper-puissants, de même que les prisonniers de la caverne grecque n’avaient que de lointaines réminiscences des Idées célestes.

Les uns comme les autres sont donc obligés d’en passer par les formes de leur imagination, essentiellement visuelle, pour espérer y “voir” quelque chose. Ce n’est qu’un pis-aller, que les scientifiques cherchent sans cesse à améliorer, mais dont ils ne peuvent ignorer la tare originelle. Certains, toutefois, reconnaissent aux images une vertu heuristique : créer la surprise, valider des hypothèses grâce à des simulations graphiques, bref découvrir au delà du déjà connu.

Les critiques les plus sévères pointent surtout la dérive des images scientifiques : non plus leurs déficiences incontournables en tant qu’outils de recherche, mais leur potentiel d’illusion lorsqu’elles sont projetées dans le contexte social et politique. L’imagerie scientifique sert à profusion pour alimenter des débats de société, asséner des certitudes sur l’origine de tel ou tel comportement humain, convaincre de la supériorité de l’expertise scientifique, etc.

Les images scientifiques alimentent ce virage idéologique en le parant de certaines vertus d’évidence ou d’autorité :

“Les nombres n’ayant pas de couleur, la mise en image des résultats est souvent arbitraire. Il devient alors facile, en général involontairement, de cacher ce qui est, de montrer ce qui n’est pas ou de donner une image à ce qui n’en possède pas : les atomes, les particules élémentaires… Les images que l’on en présente ne correspondent pas à leur vraie nature, mathématique. Notre appréhension du réel peut s’en trouver pervertie, art et science ne devant point être confondus.” (Jean-François Colonna)

Car la beauté est l’une des “armes” des images scientifiques, qui contribue à les rendre plus convaincantes, ou pas : “Ces images [satellites] sont paradoxales. Elles sont toujours belles, même lorsqu’elles nous révèlent une dégradation de la planète. A cette échelle, les problèmes locaux et les pollutions régionales n’apparaissent qu’au regard exercé. Aussi, je doute leur capacité à faire prendre conscience au public des enjeux pour la Terre. ” (José Achache) Et Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien et philosophe) d’enfoncer le clou :

Plus la technoscience contemporaine s’industrialise et se militarise, plus elle recourt à l’alibi artistique. Que cherche-t-on à justifier en multipliant les couleurs et les moyens ?

C’est ainsi qu’un luxuriant numéro de revue, saturé d’images toutes plus spectaculaires les unes que les autres, panorama chatoyant de la science triomphante, tourne à la critique en règle contre le règne des images – accusées non seulement d’être des outils insuffisants, mais encore trompeurs, et cela d’autant plus que l’esthétique des images de la sciences a envahi notre imaginaire visuel. Ce numéro de Science et Avenir s’achève sur Avatar et les nouveaux films de science-fiction, qui nous font croire à l’existence de créatures imaginaires plus vraies que nature. Comment les scientifiques pourraient-ils s’en étonner et le déplorer, eux qui ont tout appris aux illusionnistes du grand écran ?

>> Illustration FlickR CC : kasi metcalfe

Billet initialement publié sur La vie sociale des images, un blog de Culture visuelle.

Culture visuelle est un site développé par 22mars, société éditrice d’OWNI.

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