OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 En défense d’Internet et de WikiLeaks (4): politique de la relation http://owni.fr/2011/01/11/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-4-politique-de-la-relation/ http://owni.fr/2011/01/11/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-4-politique-de-la-relation/#comments Tue, 11 Jan 2011 07:30:34 +0000 Edwy Plenel http://owni.fr/?p=41735 Alors que s’achève, avec ce quatrième épisode, cette série en forme de cri d’alarme, l’actualité continue d’en démontrer la pertinence. Symbole mondial des nouveaux réseaux sociaux, Twitter est maintenant sommé de remettre aux autorités américaines les détails des comptes personnels de quatre personnes, dont le fondateur de WikiLeaks Julian Assange et le soldat Bradley Manning soupçonné d’être la source des révélations.

Les deux autres personnes sont Rop Gonggrijp, un hacker néerlandais dont les engagements en faveur des libertés numériques sont publics, et la député islandaise Birgitta Jonsdottir, très engagée dans l’audacieuse initiative parlementaire pour la liberté de la presse, l’Icelandic Modern Media Initiative. Saisi depuis le 14 décembre 2010 par une injonction d’un tribunal de Virginie, exigeant toutes les données de ces quatre comptes dans le cadre d’«une enquête criminelle en cours», Twitter a averti, vendredi 7 janvier, la députée qu’après avoir résisté, il était contraint d’obtempérer. Si l’élue islandaise n’engage pas d’ici dix jours une procédure judiciaire pour contester la requête des États-Unis, Twitter transmettra toutes les informations demandées (messages privés, contacts, adresses IP, etc.).

Conséquences de la criminalisation de WikiLeaks

Pour WikiLeaks, qui affirme avoir «des raisons de croire» que Facebook et Google ont reçu des injonctions similaires, cette démarche judiciaire serait la preuve qu’une «enquête secrète pour espionnage [est] menée par un grand jury américain», laquelle pourrait mener à une inculpation de Julian Assange aux États-Unis.

«Après avoir tenté de réduire WikiLeaks au silence en faisant pression sur Paypal, Visa et Mastercard pour lui couper les vivres, le gouvernement américain porte maintenant atteinte à la vie privée de plusieurs partisans les plus connus du site.»
Julian Assange, selon un communiqué de WikiLeaks, rapporté par l’AFP

Dans l’immédiat, Assange devrait être fixé mardi 11 janvier, à Londres, sur la date du procès sur sa possible extradition en Suède  . Toujours en liberté surveillée, il annonce pour avril un livre détaillant son «combat pour imposer une nouvelle relation entre les populations et leurs gouvernements.»

Autrement dit, pendant que les interrogations sur «le côté obscur» de WikiLeaks prennent le pas sur les révélations du «Cablegate», la traque s’accentue et s’accélère, la puissance américaine ne semblant pas prête à laisser l’affront sans punition. Cette criminalisation en cours de WikiLeaks confirme le propos initial de cette série: alerter sur l’enjeu véritable de ce feuilleton, qu’il s’agisse de la normalisation policière d’Internet, de la défense de nos libertés d’information et de communication ou des potentialités démocratiques de la révolution numérique. L’événement WikiLeaks – premier scoop à la fois citoyen et mondial de l’ère numérique – est bien ce tournant souligné par Mediapart, introduisant à une bataille décisive entre les logiques citoyennes d’approfondissement démocratique et les intérêts, aussi bien politiques qu’économiques, dont elles dérangent les situations acquises de domination et de contrôle.

Quelques chiffres ne sont pas inutiles pour prendre la mesure considérable de l’enjeu de cet affrontement planétaire.
Au 30 juin 2010, selon Internet World Stats, il y avait dans le monde près de 2 milliards d’utilisateurs d’Internet (précisément 1.966.514.816) sur une humanité totale de près de 7 milliards d’individus (6,9 milliards exactement). Parmi ces utilisateurs du Net, près de 60 millions l’étaient en langue française (59,8 millions exactement). En 2010 encore, dans l’Union européenne (à 27), 65% des particuliers âgés de 16 à 74 ans ont utilisé Internet régulièrement (soit une fois par semaine) et 53% fréquemment (soit chaque jour ou presque). En France, toujours en 2010, selon la toute dernière enquête de référence, près de 40 millions de personnes (3 millions de plus qu’en 2009) se connectent à Internet d’une façon ou d’une autre (domicile, travail, mobilité). Les trois-quarts des personnes équipées d’une connexion Internet à leur domicile l’utilisent tous les jours, 16% en font un usage hebdomadaire et 5% seulement ne l’utilisent jamais. Au final, c’est désormais un peu plus de la moitié de la population (53%) française qui se connecte quotidiennement.

Internet est donc définitivement au cœur du nouveau monde qui s’annonce. Ce qui, en revanche, n’est pas encore définitivement joué, c’est de savoir qui, en fin de compte, entre puissances étatiques, intérêts marchands et exigences citoyennes, gagnera la bataille de ses usages, de leur protection et de leur contrôle. Mise en garde contre «le bluff technologique», l’œuvre pionnière de Jacques Ellul (1912-1994), penseur trop oublié aussi original qu’inclassable, nous avait amplement démontré que «la technique est l’enjeu du siècle». Ni bonne ni mauvaise, mais ambivalente, elle peut aussi bien servir un «système technicien» dominateur et oppressif qu’être, au contraire, mise au service de l’homme, de ses besoins essentiels et de ses droits primordiaux, ainsi que des grands équilibres qui les garantissent. En somme, tout dépend de nous, de chacun et chacune d’entre nous. Tout, c’est-à-dire le pire ou le meilleur. Ce n’est pas une injonction idéaliste, mais plutôt une recommandation réaliste: de catastrophes économiques en désastres guerriers, sans oublier les destructions écologiques, ne sommes-nous pas témoins de l’imprévoyance aveugle et de l’inconscience morale de nombre de ceux qui, de par le monde, nous dirigent ou le prétendent?

Pour un Internet responsable et libre, au service de ses usagers

Aussi importe-t-il, loin de toute fascination idéologique pour la technique et de toute vision absolutiste du numérique, d’y défendre avec acharnement l’essentiel des vieilles valeurs démocratiques et humanistes, de droits et de libertés. C’est de cette alliance du meilleur de la modernité technique et du meilleur de la tradition politique que peut naître un Internet réellement au service de ses usagers.
Dans leurs commentaires ou sur leurs blogs, des abonnés de Mediapart ont ainsi convoqué, à propos des actuelles mésaventures de WikiLeaks, d’utiles pensées de la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), vieilles de près de quarante ans. Il s’agit d’un article paru en novembre 1971 dans la New York Review of Books à propos de la révélation par le New York Times des «papiers du Pentagone», 7.000 pages de documents militaires confidentiels. Son titre en résume clairement le propos: «Du mensonge en politique» (à lire en français dans le recueil Du mensonge à la violence).

Au cours de cette réflexion sur «le secret, la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d’objectifs politiques», l’auteur des Origines du totalitarisme en vient à une défense radicale de la liberté de la presse.

“Une presse libre et non corrompue a une mission d’une importance considérable à remplir”, tant il importe de “garantir cette liberté politique particulièrement essentielle: le droit à une information véridique et non manipulée, sans quoi la liberté d’opinion n’est plus qu’une cruelle mystification”.

Conviction que l’on retrouvait déjà dans un autre de ces articles, paru en 1967 dans le New Yorker et intitulé «Vérité et politique» (à lire en français dans le recueil La Crise de la culture):

Le fait de dire la vérité de fait comprend beaucoup plus que l’information quotidienne fournie par les journalistes, bien que sans eux nous ne nous y retrouverions jamais dans un monde en changement perpétuel, et, au sens le plus littéral, nous ne saurions jamais où nous sommes.

L’univers du lien, substrat de la vitalité démocratique

Cette position de principe de la philosophe reposait sur la conviction que les «vérités de fait», différentes des vérités d’opinion, de conviction, de croyance, de préjugé, d’idéologie, etc., sont essentielles à la vitalité démocratique. Ce sont elles qui nous font réfléchir pour agir, qui nous font évoluer en nous dérangeant, qui modifient nos positions et nos attitudes, qui nous rassemblent par leur force démonstrative. Et elles sont bien plus fragiles et menacées que les vérités d’opinion tant elles dérangent nos conforts de pensée. Dès lors, il importe par-dessus tout de garantir, préserver et améliorer les conditions de leur production, révélation et diffusion. Car, sans elles, il n’y aurait plus de monde commun, de réflexions partagées, d’échanges rationnels, mais seulement l’affrontement général des idéologies, préjugés, croyances, convictions ou opinions. En somme, il n’y aurait plus de liens entre citoyens, plus de relations dans la cité, plus de communauté humaine. Mais la guerre de tous contre tous, avec la certitude de chacun de détenir seul la vérité vraie.

Or Internet est justement, par définition, l’univers du lien, de la relation et de la communauté. Du lien partagé, de la relation entretenue, de la communauté construite. L’invention du lien hypertexte aussi appelé «hyperlien» n’est-elle pas au ressort des fonctionnalités de nos sites, de leurs références, documentations et interactions? Reste à ne pas dégrader cet écosystème en préservant ce qui fait lien, précisément: le contenu même de l’échange, sa liberté et sa vitalité, son incertitude, son inventivité, son imprévisibilité, ses surprises et ses créations, ses tâtonnements et ses hasards, ses désordres et ses étonnements… En somme, relation est ici le maître-mot, la clé, le nœud: qualité de la relation, intégrité de la relation, liberté de la relation, éthique de la relation, etc.

Dès lors, nul hasard si l’on doit à Edouard Glissant, avec cette acuité visionnaire propre aux poètes, quelques fulgurances sur Internet dans un passage anticipateur de son Traité du Tout-Monde, publié en 1997, à une époque où le Net balbutiait encore. Toute l’œuvre de ce grand voyant est en effet ancrée sur une «philosophie de la Relation», où s’entrecroisent et s’enrichissent mutuellement poétique et politique. La Relation comme antidote à la domination et comme apprentissage de l’incertitude… Loin de certaines crispations académiques face aux ébranlements numériques, Glissant pressentait dans Internet le surgissement de l’imprévisible et du discontinu, ruptures qu’il accueille volontiers:

Si les sciences classiques avaient pour fin l’infiniment petit et l’infiniment grand, nous devinons que la science informatique ne considère que l’infiniment mouvant. [...] Internet déroule le monde, il l’offre tout dru.

Internet nous invite à frayer de nouveaux chemins

Dérouler le monde, c’est-à-dire le découvrir et l’accepter dans son infinie diversité, irréductible aux unicités qui voudraient le soumettre, le simplifier, le réduire et le normaliser: «C’est la diversité qui nous protège et, s’il se trouve, nous perpétue», ajoutait le poète, juste après avoir rappelé que «la pensée de l’Un, qui a tant magnifié, a tant dénaturé aussi». Edouard Glissant précise d’ailleurs, en 2009 cette fois:

La pensée de la Relation ne confond pas des identiques, elle distingue entre des différents pour mieux les accorder. Les différents font poussière des ostracismes et des racismes et de leurs monogonies. Dans la Relation, ce qui relie est d’abord cette suite des rapports entre les différences, à la rencontre les unes des autres.

L’irruption d’Internet appelle donc une politique de la relation ouverte au tremblement du Tout-Monde, une invention collective qui ferait litière des pensées de système, de leurs calculs oppressants et de leur théorèmes oppresseurs.

Pour la première fois de leur histoire, poursuit Glissant, les humanités sont seules face à cette terrible présence: de devoir susciter d’elles-mêmes leurs éthiques, et plus communément leurs morales.

Ainsi les défis posés par l’avenir d’Internet et soulignés par l’affaire WikiLeaks nous obligent-ils à renoncer aux pensées habituées et à frayer des chemins pionniers. Aux Hannah Arendt, Jacques Ellul et Edouard Glissant déjà cités, il faudrait ajouter Edgar Morin, dont la réflexion sur la complexité dialogue avec le Tout-Monde et la créolisation glissantiennes. Recommandé récemment sur Mediapart par Stéphane Hessel, le dernier tome de La Méthode, œuvre morinienne au long cours, s’intitule Éthique et a pour enjeu la question de l’aveuglement qui, régulièrement, met en péril nos sociétés.

Faisant le constat que «les démocraties contemporaines sont en dépérissement», Edgar Morin rappelle:

La démocratie est une conquête de complexité sociale: la démocratie fait de l’individu un citoyen qui non seulement reconnaît des devoirs, mais exerce des droits. Le civisme constitue alors la vertu socio-politique de l’éthique. Il requiert solidarité et responsabilité. Si le civisme s’étiole, la démocratie s’étiole. La non-participation à la vie de la cité, en dépit du caractère démocratique des institutions, détermine un dépérissement démocratique.

Or l’une des causes de ce dépérissement est «l’élargissement d’un non-savoir citoyen», en d’autres termes la dépossession croissante des citoyens s’agissant des savoirs, connaissances et informations leur permettant d’influer sur les grands choix politiques:

Comme les développements de la techno-science ont envahi la sphère politique, le caractère de plus en plus technique des problèmes et décisions politiques les rend ésotériques pour les citoyens. Les experts compétents sont incompétents pour tout ce qui excède leur spécialité et rendent les citoyens incompétents sur les domaines scientifiques, techniques, économiques couverts par leurs expertises. Le caractère hyper-spécialisé des sciences les rend inaccessibles au profane.

Relier ce qui est aujourd’hui dispersé

L’avènement d’une «démocratie cognitive» est la réponse qu’Edgar Morin appelle de ses vœux contre cette dépossession du savoir. Mais elle suppose de relier ce qui, aujourd’hui, est séparé, cloisonné et dispersé:

Tout regard sur l’éthique doit percevoir que l’acte moral est un acte individuel de reliance: reliance avec un autrui, reliance avec une communauté, reliance avec une société et, à la limite, reliance avec l’espèce humaine. [Or] notre civilisation sépare plus qu’elle ne relie. Nous sommes en manque de reliance, et celle-ci est devenue un besoin vital; elle n’est pas seulement complémentaire à l’individualisme, elle est aussi la réponse aux inquiétudes, incertitudes et angoisses de la vie individuelle.

Ainsi nos responsabilités sont-elles engagées dans ce défi où il s’agit de surmonter cette «peur de comprendre» qui, souligne Morin, nourrit l’incompréhension. Alliant liberté et solidarité, cette nécessaire «auto-éthique» est aussi bien une vertu individuelle qu’une vertu sociale:

La seule sauvegarde d’une très haute complexité, conclut-il, se trouve dans la solidarité vécue, intériorisée par chacun des membres de la société. Une société de haute complexité devrait assurer sa cohésion non seulement par de “justes lois”, mais aussi par responsabilité/solidarité, intelligence, initiative, conscience de ses citoyens. Plus la société se complexifiera, plus la nécessité de l’auto-éthique s’imposera.

Un impératif politique: préserver le temps de la relation

Telle est, pour finir, la question politique qui est devant nous, individuellement et collectivement, et dont la réponse dépend d’abord de nous: allons-nous répéter et prolonger les vieilles dominations qui, régulièrement, conduisent l’humanité au bord du gouffre – verticalités politiques, autoritarismes policiers, méfiances envers la société ; ou bien allons-nous faire le choix de l’invention politique, en pariant sur la relation (entre individus, peuples, nations), la compréhension (des savoirs, connaissances, informations) et le partage (des pouvoirs, richesses et orientations)? Allons-nous, dans le foisonnement infini des liaisons numériques, frayer ce chemin où s’invente en marchant une politique de la relation? Ou bien allons-nous laisser saccager cet écosystème naturel du numérique par la construction effrénée d’autoroutes bitumées, de murs bétonnés et de miradors grillagés?

Bien plus réaliste qu’utopique, tant les périls s’accumulent, cette espérance concrète qui nous anime, dans ce monde sans frontières qu’est potentiellement Internet, a récemment trouvé, grâce à la révolution numérique, son récit imaginaire en forme de fable politique. Il s’agit du film Avatar, de James Cameron. Œuvre née de nos modernes technologies, Avatar est en effet un plaidoyer contre l’aveuglement destructeur de la Domination et pour la lucidité créatrice de la Relation. Dans une stratégie du faible au fort, l’incertitude l’emporte sur les certitudes, le mouvement sur l’immobilité, la compréhension sur la croyance, l’ouverture sur la clôture, le déplacement et le décentrement sur les fixités et les replis.

Éminemment politique, cette nouveauté-là naît du lien retrouvé avec l’autre, qu’il soit animé ou inanimé, aussi bien l’homme qu’auparavant, l’on diabolisait et méprisait en le considérant comme un ennemi que la nature qu’hier, l’on saccageait et exploitait en la ravalant au rang de ressource. “Avatar”, ce vieux mot hindou du changement et de la transformation passé dans le langage contemporain du Net, résume ce nouveau rapport au temps que nous offre le numérique, si nous savons en préserver l’écosystème naturel: contrairement aux idées reçues, non pas le temps court et immédiat, qui serait plutôt celui de la possession et de l’accumulation, de l’avidité et de l’impatience, mais ce temps long et étendu qu’offre la conversation patiente, la recherche précautionneuse, l’écoute attentive et l’attente généreuse.

Telle pourrait être l’une des définitions de l’éthique d’Internet: préserver ce temps de la relation où se glissent les surprises de l’événement.

Fin

Article initialement publié sur Mediapart.

Retrouvez les premiers épisodes sur OWNI:
“En défense d’Internet et de WikiLeaks (1) : nous autres, barbares…”
“En défense d’Internet et de WikiLeaks (2) : la question démocratique”
“En défense d’Internet et de WikiLeaks (3) : la révolution numérique”

Illustrations CC FlickR : Stian Eikeland / Spacelion / Keepdafunkalive/ Misserion

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En défense d’Internet et de WikiLeaks (3): la révolution numérique http://owni.fr/2011/01/10/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-3-la-revolution-numerique/ http://owni.fr/2011/01/10/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-3-la-revolution-numerique/#comments Mon, 10 Jan 2011 15:04:14 +0000 Edwy Plenel http://owni.fr/?p=41667 La détestation d’Internet et la diabolisation de WikiLeaks cachent une haine de la démocratie… Au troisième épisode de ce plaidoyer, le voici rattrapé par l’actualité. Il y avait eu le désastre hongrois, cette loi contre la liberté de l’information promulguée par le pays qui, actuellement, préside l’Union européenne. Il y a maintenant le naufrage français, cet appel à la censure de WikiLeaks lancé par le ministre français de la culture et de la communication, Frédéric Mitterrand.

De M le Maudit à A l’Affreux

Premier film parlant du cinéaste Fritz Lang et son avant-dernière œuvre allemande, M le Maudit (1931) met en scène la chasse à un meurtrier d’enfant, menée de concert par la police et par la pègre. Il est permis d’y voir une fable sur la montée du nazisme ou, plus essentiellement, sur l’usage de la peur en politique: la traque d’un assassin isolé et malade accompagne et masque la montée d’un ordre nouveau où le crime pourra s’épanouir à loisir, à condition de servir les puissants. Ce n’est évidemment qu’une image de pensée, destinée à provoquer la réflexion, mais, de M le Maudit à “A l’affreux” – A comme Assange –, je me demande si nous ne sommes pas, aujourd’hui, témoins d’une allégorie semblable, sans doute moins sinistre quoique très réelle et, sur le fond, aussi alarmante.

Avec Julian Assange, son aventurisme personnel et ses frasques suédoises, les pouvoirs politiques et économiques semblent avoir trouvé le bouc émissaire idéal dans leur volonté de mettre au pas les nouvelles libertés numériques qui les défient et les effrayent. Que le commerce, y compris sans vertu comme les paris et jeux de hasard, prolifère sur Internet avec une régulation minimale ne les dérange pas, de même que ne les offusque nullement la généralisation des moyens de surveillance, d’espionnage et de traçage numériques. En revanche, ce droit conquis par en bas, sans attendre qu’on veuille bien le leur accorder d’en haut, par les individus quels qu’ils soient de communiquer sur la Toile, d’informer, d’échanger, de révéler, de contester, de discuter, de se lier et de se relier instantanément et indéfiniment, voilà ce qui serait dangereux pour la société et insupportable pour ceux qui s’en croient les seuls légitimes propriétaires.

Qu’on ne s’y trompe pas: la traque de WikiLeaks est une chasse à Internet et, plus généralement, à l’extension de nos libertés d’information et de communication. La personnalisation médiatique et judiciaire autour du fondateur de WikiLeaks permet de faire diversion. Les révélations des câbles diplomatiques américains, qui succèdent aux documents accablants sur les sales guerres afghane et irakienne, leur pertinence, leur gravité et leur légitimité sont éclipsées par cette campagne. Assange et WikiLeaks deviennent ainsi malgré eux les héros d’un feuilleton criminel tandis que s’éloignent, dans une confusion entretenue, les importantes informations d’intérêt public que nous leur devons, notamment sur les consignes d’espionnage généralisé données par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton aux diplomates américains comme s’il s’agissait d’agents de la CIA.

Le droit à l’information, supérieur en démocratie

Mediapart a toujours jugé légitime le débat critique sur la façon de faire de WikiLeaks, son absence d’explication sur l’organisation du travail éditorial avec ses partenaires journalistiques, la méthode retenue pour le goutte à goutte désordonné des révélations ou encore la justification des coupes, parfois mystérieuses, dans les télégrammes publiés. Mais n’en rester qu’à ce niveau de discussion, d’ordre professionnel en somme, c’est ne pas discerner à temps l’opération en cours dont, au-delà du sort particulier de WikiLeaks, nos libertés numériques sont la cible principale. Face à la révolution numérique, à ses potentialités démocratiques et à ses sociabilités libertaires, c’est une contre-révolution qui se prépare et s’organise.

A celles et ceux qui jugeraient ce pronostic alarmiste, on opposera évidemment le récent épisode hongrois, cette loi contre la liberté de l’information, digne d’un régime dictatorial, promulguée par le pays qui vient de prendre la présidence tournante de l’Union européenne. On ne saurait vraiment dire que cet événement désastreux fasse scandale dans la France officielle, les protestations, y compris celle, bienvenue, du porte-parole gouvernemental François Baroin (journaliste à ses débuts), restant de pure forme tant que des sanctions politiques ne sont pas réclamées contre la Hongrie. Elles ont d’autant moins de force que Frédéric Mitterrand, ministre de la culture… et de la communication, vient de les décrédibiliser par un appel stupéfiant à la censure pure et simple de WikiLeaks. Sa justification de cette demande d’une «interdiction de l’hébergement de WikiLeaks en France» témoigne en effet d’une abyssale inculture démocratique.

“Les renseignements qui sont fournis par WikiLeaks ont été volés, ils ont été piratés. A partir du moment où on les transmet [...] cela relève d’une forme de complicité avec une activité qui a été délictueuse.”

Frédéric Mitterrand sur RFI, jeudi 6 janvier.

On retrouve là l’argument servi, durant l’été 2010, à propos de l’affaire Bettencourt et des enregistrements pirates au domicile de la milliardaire, révélés par Mediapart. En première instance puis en appel – un recours en cassation reste à venir –, la justice française a tranché, conformément à la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme: la légitimité d’informations d’intérêt public, révélant en l’espèce des faits délictueux (fraudes fiscales, financements politiques illicites, prises illégales d’intérêts, entrave à la justice, etc.), l’emporte sur l’origine éventuellement délictueuse des informations révélées – dans ce cas précis, des enregistrements clandestins réalisés par le maître d’hôtel de Liliane Bettencourt.

Autrement dit, le droit du public à être informé est si fondamental en démocratie qu’il peut prendre le pas sur d’autres droits s’il est avéré que les informations rendues publiques sont d’intérêt général – et tel est bien le cas des révélations de WikiLeaks, comme en témoigne abondamment leur reprise par les médias du monde entier ainsi que l’absence de poursuites judiciaires sur le fond. En somme, parce qu’il est une condition de la vie démocratique, le droit à l’information peut être jugé dérogatoire d’autres droits, par exemple le droit des affaires ou le secret des diplomates. L’histoire de la liberté de la presse, de sa protection et de sa promotion, est pavée de décisions de justice ayant construit cette jurisprudence caractéristique d’un État de droit.

L’inconscient anti-démocratique des puissants

En s’exprimant de la sorte, qui plus est comme s’il était lui-même la justice, Frédéric Mitterrand dévoile donc l’inconscient anti-démocratique aujourd’hui à l’œuvre chez nos puissants: que surtout rien ne fuite, que rien ne se sache, que rien ne soit rendu public qu’ils ne contrôlent, valident et maîtrisent. A cette aune, celle de la jurisprudence Mitterrand-le-neveu, et pour ne prendre qu’un seul exemple proche des révélations de WikiLeaks, la publication en 1971 par le New York Times des Pentagon Papers (les papiers du Pentagone), ces 7.000 pages de documents accablants sur la sale guerre américaine au Viêtnam dérobés par un fonctionnaire de l’administration, aurait dû être sanctionnée comme un délit de vol et de recel de vol par la justice. Tout l’honneur de la démocratie américaine fut d’affirmer l’inverse, par la voix de la Cour suprême qui donna raison au quotidien contre la Maison Blanche avec cet argument:

Seule une presse complètement libre peut révéler efficacement les manipulations du gouvernement.

Internet, enjeu politique de premier ordre

Ainsi le numérique, ce moteur technologique de notre troisième révolution industrielle, est-il désormais un enjeu clairement politique. Ce n’est pas une simple querelle des anciens et des modernes, mais bien l’affrontement de nouvelles émancipations et de vieilles dominations. Et cette bataille est un révélateur impitoyable. C’est une des caractéristiques des temps de transition et/ou de révolution, d’avenir incertain et de futur improbable: nombre de ceux qui sont habitués à diriger ou à posséder, et donc à ne pas craindre d’ordinaire les lendemains, deviennent soudain stupides et ignorants, laissant entrevoir, malgré leur intelligence supposée ou leurs diplômes avérés, une bêtise péremptoire ou une inculture confondante, par peur soudaine de l’inconnu.

A ce palmarès, Frédéric Mitterrand n’est pas le premier. Les premiers lecteurs de Mediapart se souviennent ainsi de notre franche rigolade devant l’annonce prématurée de notre décès dans la bouche d’Alain Minc, lequel se distingua également par l’affirmation que l’actuelle crise économique était «grotesquement psychologique». L’équivalence fameuse établie par Denis Olivennes entre Internet et «tout à l’égout de la démocratie» restera longtemps en tête de ce sottisier, d’autant plus stupéfiante qu’elle venait d’un dirigeant de médias s’exprimant devant un parterre de patrons. Mais le réquisitoire paniqué de l’aboyeur Frédéric Lefebvre (devenu depuis secrétaire d’État au commerce, aux PME, au tourisme, à la consommation, etc.), décrivant la Toile comme un nid mafieux, refuge de psychopathes, de violeurs et de racistes qu’il faudrait urgemment éradiquer, lui fera toujours fortement concurrence.

Conseils de lecture à destination des cancres du net

Cette arrogance imbécile trace une ligne de partage, comme l’on dirait une ligne de front, entre ceux qui diabolisent Internet, le réduisant à une grossière caricature, et ceux qui s’efforcent de le comprendre, observant avec précision son évolution, ses promesses et ses limites, ses richesses et ses manques, les pratiques qui s’y déploient et les passions qui s’en emparent. S’ils acceptaient de ne plus être aveuglés par leurs préjugés idéologiques, on conseillerait volontiers aux cancres précités la lecture de trois ouvrages récents, excellentes synthèses des enjeux qui nous occupent ici. Ni béats ni naïfs, leurs auteurs (Dominique Cardon, Patrice Flichy, Antonio Casilli) sont des sociologues expérimentés, évidemment avertis qu’aucune technique n’est libératrice par essence, mais selon les usages sociaux qu’elle favorise ou entrave. Or leur conclusion est qu’Internet offre d’immenses opportunités d’invention démocratique, à condition d’en respecter, défendre et préserver l’écosystème propre. Revue de détail en forme d’antidote à la contre-révolution numérique…

«Rarement la conception d’une technologie aura engagé autant de politique que celle d’Internet», écrit d’emblée Dominique Cardon, l’auteur du premier de ces essais, La Démocratie Internet (Seuil, 2010, coll. «La République des idées»). Sociologue au laboratoire des usages d’Orange Labs, il nous rappelle que, loin d’être d’origine militaire comme on l’entend dire souvent, «Internet est surtout né de la rencontre entre la contre-culture américaine et l’esprit méritocratique du monde de la recherche». Né du bouillonnement libérateur des années 1960, poursuit-il, «Internet aiguillonne toutes les expériences visant à dépasser la coupure entre représentants et représentés: délibération élargie, auto-organisation, mise en place de collectifs transnationaux, socialisation du savoir, essor de compétences critiques, etc.». Une «révolution», insiste-t-il, qui «est une aubaine dans la mesure où elle approfondit et complexifie le régime démocratique»: en élargissant formidablement l’espace public, Internet «constitue un laboratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la démocratie représentative».

La révolution numérique nous confronte à ce défi: inventer un nouvel âge démocratique dans l’approfondissement et l’enrichissement du précédent. Nos fatigues démocratiques témoignent de la crise de la représentation, à laquelle se limite pour l’essentiel notre pratique politique: déléguer son pouvoir à d’autres. Ainsi limitée, la démocratie reste «inachevée», rappelait en 2000 Pierre Rosanvallon, soulignant ensuite qu’une «contre-démocratie» vient, dès lors, combler ses manques. Avec Internet, poursuit aujourd’hui Dominique Cardon, «la société démocratique sort de l’orbite de la politique représentative», mettant en évidence les limites de l’espace public traditionnel, à la fois autoritaire, élitiste et paternaliste. «Les procureurs de l’espace public numérique, ajoute-t-il, ne parlent jamais pour eux, mais pour les autres. Eux savent, contrôlent, trient la bonne et la mauvaise information, ne sont dupes de rien. Mais, autour d’eux, les gens sont naïfs, sectaires, versatiles et impudiques. Ce paternalisme est de moins en moins tolérable dans des sociétés qui s’individualisent en prescrivant la responsabilité, l’autonomie et la diversité. Internet est un instrument de lutte contre l’infantilisation des citoyens dans un régime qui est censé leur confier le pouvoir.»


Voilà de quoi ils ont peur – de nous, les citoyens –, et c’est pourquoi ils tentent de nous faire peur avec Internet. Conclusion sans appel de Dominique Cardon: «La méfiance à l’égard d’une parole sans contrôle ni censure cache une méfiance plus grande encore à l’endroit d’une société auto-organisée.»
Professeur de sociologie à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée, Patrice Flichy, notre deuxième auteur, avec Le Sacre de l’amateur (Seuil, 2010, coll. «La République des idées»), aborde le même enjeu sous l’angle de «la démocratisation des compétences». Le mot «expert», rappelle-t-il, n’a pas toujours eu la signification contemporaine de «spécialiste», acception excluante qui met à distance le commun des citoyens. Sa signification traditionnelle était «rendue habile par l’expérience», acception prenant en compte à l’inverse cette «expertise quotidienne» qu’il y a chez tout individu, ce que le philosophe Michel de Certeau (1925-1986) appelait «les arts de faire» ou «l’invention du quotidien», tous ces savoirs et ces compétences «qui sont bien distincts de l’expertise des élites».

En troublant le jeu politique traditionnel et en bousculant ses acteurs professionnels, ce surgissement de l’amateur sur Internet évoque, selon Patrice Flichy, cette opinion publique populaire du XVIIIe siècle, bouillonnante et indisciplinée, aux langages aussi inventifs qu’indociles, transgressant en permanence la frontière entre public et privé, dont l’historienne Arlette Farge a montré le rôle décisif dans la Révolution française. Ainsi, sous la question démocratique gît la question sociale, la première étant la condition nécessaire de la seconde. «La société des amateurs est une société plus démocratique, conclut Flichy. C’est une société où l’on considère que chaque individu possède une ou des parcelles de compétence, et que ces éléments peuvent être associés à travers des dispositifs coopératifs. […] L’amateur fait descendre l’expert-spécialiste de son piédestal, refuse qu’il monopolise les débats publics, utilise son talent ou sa compétence comme un instrument de pouvoir. En définitive, il contribue à démocratiser certaines pratiques (artistiques, scientifiques ou politiques), comme le discours critique qui les accompagne. L’amateur oblige les créateurs et les producteurs à se soucier davantage de leur public, les élus à tenir compte en permanence des citoyens, les savants à imaginer d’autres scénarios, les médecins à soigner autrement.»


Avec Les Liaisons numériques (Seuil, 2010), fruit d’une enquête de terrain sur les nouvelles sociabilités du Net, notre troisième auteur, Antonio Casilli, met en pièces les mythes associés à Internet et souvent retournés contre lui par ses détracteurs. Non, la Toile n’est pas «un empyrée immatériel fait d’octets»: virtuel et réel y fonctionnent en boucle, indissociables, les usages informatiques restant «inséparables des pratiques sociales». Non, les identités réelles ne se dissolvent pas dans leurs avatars numériques: «moyens d’exprimer et de réaliser l’autonomie, le contrôle et l’efficacité auxquels les individus aspirent», ce sont aussi de nouvelles stratégies citoyennes ancrées dans un contexte historique inédit. Non, les technologies de l’information et de la communication, les fameuses TIC, ne sont pas, par nature, désocialisantes, les liaisons numériques permettant plutôt «de trouver et de maintenir la distance optimale avec les personnes qui peuplent notre vie».

Bref, devenus de plus en plus objets de notre quotidien, les ordinateurs ne sont pas des chevaux de Troie qui nous mettraient en servitude, résume Casilli, «mais plutôt des fauves que les usagers sont capables de domestiquer – au sens propre du terme, en les intégrant à leurs habitats». Rien de tout cela, évidemment, souligne-t-il pour finir, «ne doit nous rendre aveugles aux périls qui se nichent dans le numérique, surtout quand il est érigé en idéologie. Mais, avec ces périls, les citoyens actuels reçoivent aussi un nouvel assortiment de possibilités, tant sur le plan personnel que sur le plan collectif. C’est la forme même de notre être en société qui est remise en question. Et si cela comprend une partie de risques et de bouleversements, une place subsiste pour des éléments de surprise et de création de nouveaux espaces des relations humaines».

Trois livres donc qui, avec des approches différentes mais complémentaires, disent l’enjeu de la révolution numérique, et de la bataille qui commence. Car ce sont ces possibles, ces surprises et ces étonnements, ces inventions et ces créations que menacent la contre-révolution numérique. En voulant soumettre Internet à ses intérêts, politiques et économiques; le normaliser et le contrôler selon des règles contraires à sa vitalité propre, c’est l’idée même d’une alternative au monde tel qu’il est, injuste et inégal, qu’elle entend conjurer.

Article initialement publié sur Mediapart. Retrouvez les premiers épisodes sur OWNI: “En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares…” et “En défense d’Internet et de WikiLeaks (2): la question démocratique”.

Illustrations CC FlickR: lavatwilight, shaymuss22, takomabibelot et cogdogblog

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En défense d’Internet et de WikiLeaks (2): la question démocratique http://owni.fr/2011/01/04/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-2-la-question-democratique/ http://owni.fr/2011/01/04/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-2-la-question-democratique/#comments Tue, 04 Jan 2011 07:30:19 +0000 Edwy Plenel http://owni.fr/?p=40988 En nos temps troublés et incertains, mêlant peurs et inquiétudes, l’extension des libertés est la seule garantie pour éviter aveuglements et démagogies, impostures et aventures. Or, au principe et au ressort de la démocratie, il y a le droit à l’information, condition d’une participation éclairée des citoyens aux affaires publiques.

La démocratie confisquée

La haine d’Internet est une haine de la démocratie, disais-je dans le billet précédent. Les polémiques soulevées par le feuilleton WikiLeaks l’ont illustré, parfois jusqu’à la caricature. C’est ainsi que l’on trouve, sur le site de la revue La Règle du jeu, dirigée par Bernard-Henri Lévy et récemment fêtée par elle-même, l’affirmation suivante:

WikiLeaks n’appartient pas à la démocratie, mais à la dictature.

Sous la signature de l’auteur de ce réquisitoire, l’écrivain Yann Moix, la démocratie a un drôle de visage, dans une inversion des valeurs toute orwellienne: loin d’être un partage, elle est un privilège; loin d’être une liberté, elle est une privation. Quand l’idéal démocratique originel, tel qu’il fut promu par les révolutions américaine et française, est celui de l’abolition des privilèges et de la souveraineté du peuple, voici donc, deux siècles plus tard, une pensée aristocratique, oligarchique et élitiste, en lieu et place d’une philosophie de la liberté.

Extrait, pour que chacun juge sur pièces, de cette pensée inégalitaire qui appauvrit la démocratie pour mieux la confisquer: en démocratie, selon Yann Moix,

J’accepte, pour mon bien qui est lié au bien d’une communauté nationale, de ne pas être en mesure, à titre individuel et privé, de bénéficier de toutes les ressources et informations – ce privilège, je l’ai abandonné (démocratiquement) au Président de la République et à son gouvernement. Je me cache à moi-même des choses par son intermédiaire – parce que j’ai choisi, accepté de le faire ; parce que j’admets, tacitement, qu’il en fera meilleur usage que moi, que nous tous rassemblés. Et surtout, je suis conscient que, dans cette part de secret, de voile, d’opacité, réside une valeur ajoutée (en terme de sécurité, mais aussi de démocratie) que le dévoilement, que la publicité mettraient à mal. WikiLeaks pose donc un problème grave : il rompt le contrat, celui de Rousseau, des Lumières. Il rompt le contrat social. Il est anti-démocratique parce que soudain, un homme, un organisme, un homme-organisme, décide de ne plus jouer le jeu, de quitter la farandole. Sans bénéficier des pouvoirs (ni la légitimité) de ceux qui nous dirigent mais surtout, mais essentiellement nous représentent, il se met en face d’eux, au même niveau, à la même altitude.

Comme en témoignent nos premières déclarations d’intention, Mediapart s’est fondé et construit sur la conviction inverse d’une démocratie qui, loin de se réduire à la délégation de pouvoir, suppose la circulation des informations et le partage des décisions. Lors de notre lancement, nous citions ainsi La haine de la démocratie, livre pionnier du philosophe Jacques Rancière qui, dès 2005, montrait combien l’idéal démocratique était désormais vécu comme une menace par les nouvelles oligarchies conquérantes d’un capitalisme vorace et rapace, sans freins ni limites. Il suffit de le relire pour trouver ample réponse à La Règle du jeu et comprendre que, décidément, la question démocratique est devenue une véritable ligne de partage où se joue la question sociale: de la régression ou de l’extension des libertés et des droits individuels dépend le maintien ou le recul des inégalités et des injustices collectives.

La transparence totalitaire, spectre d’une peur de la démocratie

Dès lors, l’information devient un enjeu décisif: sauf à user de la contrainte et de la force – ce qui n’est jamais exclu –, toute politique socialement régressive suppose, pour s’imposer et perdurer, un peuple qui soit le moins armé pour la contester, la démasquer et la réfuter. En d’autres termes, qui en sache le moins possible, privé de l’accès le plus large aux informations d’intérêt public et détourné des vérités factuelles par des diversions et des illusions, fictions idéologiques et déréalisations aveugles. C’est en ce sens que l’épisode WikiLeaks est un marqueur et un révélateur: tous ceux qui caricaturent en transparence totalitaire ce combat explicite pour le droit à l’information des citoyens laissent entrevoir, peu ou prou, leur peur de la démocratie, de son bouillonnement et de sa vitalité, de ses excès et de ses débordements.

Du coup, face à cette lassitude démocratique qui saisit nos élites ou prétendues telles, d’anciennes espérances énoncées par des esprits fort raisonnables semblent soudain des brûlots révolutionnaires. En nos temps de mensonges financiers et d’opacités économiques, il n’est pas inutile de se souvenir, par exemple, de ce qu’écrivait Pierre Mendès France (1907-1982) à propos de cette «fausse science» promue avec autorité comme un savoir économique:

«Le plus difficile en réalité n’est pas de faire admettre certaines données fondamentales de l’économie. Le plus difficile est de percer le rôle des préjugés et de la fausse science que trop d’hommes acceptent docilement, passivement parce qu’il a été accepté pendant des siècles. Le plus difficile, c’est d’amener les hommes à penser par eux-mêmes, qu’ils peuvent, qu’ils doivent exiger des informations complètes constamment soumises au contrôle du débat public»
Pierre Mendès France et Gabriel Ardant, Science économique et lucidité politique, 1973.

Du même Mendès France, dans La République moderne (1962), cette définition ambitieuse de la démocratie qui ferait crier au péril fasciste les tenants de la vulgate Yann Moix:

La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans une urne, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus puis à se désintéresser, s’abstenir, se taire pendant cinq ans. Elle est action continuelle du citoyen non seulement sur les affaires de l’Etat, mais sur celles de la région, de la commune, de la coopérative, de l’association, de la profession. Si cette présence vigilante ne se fait pas sentir, les gouvernements, les corps organisés, les fonctionnaires, les élus, en butte aux pressions de toute sorte de groupes, sont abandonnés à leur propre faiblesse et cèdent bientôt, soit aux tentations de l’arbitraire, soit à la routine et aux droits acquis. La démocratie n’est efficace que si elle existe partout et en tout temps.

Négligence et passion du secret, “deux principaux responsables de l’oubli ou de l’ignorance”

Nul hasard sans doute si ces deux citations se retrouvent au fil des pages du récent essai d’Arnaud Montebourg, Des idées et des rêves (Flammarion), lequel met en tête de ses «Propositions pour établir une nouvelle et puissante démocratie» l’impérative nécessité de «rendre l’information publique accessible à tous, la partager et la dépolitiser, en créant une Agence indépendante du gouvernement, “données.gouv”, chargée de mettre en ligne la totalité des informations des administrations publiques», à l’exception de celles relevant de secrets règlementés (défense nationale, enquêtes judiciaires, vie privée). «C’est l’assurance, ajoute-t-il, d’une information non manipulable entre les mains des gouvernants et la garantie pour le citoyen d’une discussion publique basée sur des données transparentes».

D’une époque incertaine à l’autre, Arnaud Montebourg est au Parti socialiste l’un de ces Jeunes Turcs que fut au Parti radical Pierre Mendès France. C’était dans l’entre-deux guerres, quand le Parti radical était encore le pivot de la vie parlementaire et avant que la Troisième République s’effondre à l’été 1940. Si nous osons ce parallèle, c’est parce que l’insistance mendèsienne sur le partage de la démocratie n’est évidemment pas sans rapport avec cette épreuve. Toute une génération voit son monde disparaître et ses repères s’enfuir au spectacle de l’avilissement de la majorité des élites politiques, économiques et intellectuelles du pays dans l’armistice et la collaboration. Mendès France fut de la petite cohorte de ceux qui dirent spontanément «non» et sauvèrent l’honneur, tout comme un autre homme de principe, peu suspect d’aventurisme ou d’inconscience, Marc Bloch.

Historien, co-fondateur avec Lucien Febvre de l’École des Annales, Marc Bloch (1888-1944) fut, à un âge déraisonnable, un résistant actif. Martyr assassiné par les nazis, il a laissé une réflexion douloureusement lucide sur l’effondrement national de l’été 1940. Or L’étrange défaite, écrit en août et publié après la guerre, contient, dans sa troisième et dernière partie, une vive mise en garde sur la question qui, ici, nous occupe: le lien consubstantiel entre démocratie et information, vitalité de l’une et liberté de l’autre. S’interrogeant sur les «causes intellectuelles» de la défaite, Marc Boch écrit ceci: 

«N’avions-nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides? Notre régime se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates».

Et Marc Bloch, après avoir critiqué la faiblesse informative de la presse française, alors l’une des plus florissantes au monde, d’ajouter ce verdict en forme de litote: «Le sage, dit le proverbe, se contente de peu. Dans le domaine de l’information, notre bourgeoisie était vraiment, au sens du sobre Epicure, terriblement sage».

Quelques mois plus tard, en 1941, écrivant son Apologie pour l’histoire, ouvrage inachevé et également posthume, Marc Bloch enfonçait le même clou. Évoquant le matériau des historiens – témoignages, documents, traces, etc. –, il fustigeait les «deux principaux responsables de l’oubli ou de l’ignorance: la négligence, qui égare les documents; et, plus dangereuse encore, la passion du secret – secret diplomatique, secret des affaires, secret des familles qui les cache ou les détruit».

«Notre civilisation, concluait-il, aura accompli un immense progrès le jour où la dissimulation, érigée en méthode d’action et presque en bourgeoise vertu, cèdera la place au goût du renseignement, c’est-à-dire, nécessairement, des échanges de renseignements.»

Telle fut, hier, la leçon de Marc Bloch. Telle est, aujourd’hui, notre exigence.

Article initialement publié sur Mediapart. Retrouvez le premier épisode sur OWNI: “En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares…”

Illustrations CC: Anonymous9000, Irene Stylianou, adactio,

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En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares… http://owni.fr/2011/01/03/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-1-nous-autres-barbares%e2%80%a6/ http://owni.fr/2011/01/03/en-defense-dinternet-et-de-wikileaks-1-nous-autres-barbares%e2%80%a6/#comments Mon, 03 Jan 2011 16:32:59 +0000 Edwy Plenel http://owni.fr/?p=40683 A peine conquises, nos libertés numériques sont menacées. Tandis qu’avec la loi LOPPSI 2, l’Assemblée nationale autorisait une censure gouvernementale du Net, le gouvernement, par le zèle d’Eric Besson, a voulu empêcher l’hébergement de WikiLeaks en France. Nul doute qu’avec la présidence française du G8 et du G20, d’autres épisodes vont suivre: en septembre dernier, Nicolas Sarkozy ne s’était-il pas déclaré partisan d’un «Internet civilisé»? Voici ma réponse de barbare solidaire de WikiLeaks à ces civilisateurs-là.

Argument d’urgence et cheval de Troie

Mardi 21 décembre 2010, un nouveau verrou a sauté. Face aux potentialités libératrices offertes par la révolution du numérique, les pouvoirs politiques et économiques dont elle dérange les situations acquises, de rentes et de dominations, continuent sur la voie déjà illustrée par l’épisode Hadopi à propos du droit d’auteur: non pas inventer de nouveaux droits, étendre les libertés fondamentales et renforcer l’écosystème démocratique, mais, tout au contraire, se barricader pour mettre à distance les usagers, les contrôler et les surveiller, dans une alliance d’intérêts où politique et économie font bon ménage, hors de toute règle de droit, dans un arbitraire à la fois policier et financier.

Concrètement, en adoptant en seconde lecture le projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (plus communément appelé LOPPSI 2), une majorité de députés de l’Assemblée nationale a décidé de donner les pleins pouvoirs au ministère de l’intérieur pour censurer Internet. Comme toujours quand il s’agit de s’en prendre à une liberté fondamentale, de l’amoindrir ou de la fragiliser (ici, le droit fondamental à l’information dont, auujourd’hui, le Net est le véhicule le plus démocratique), le prétexte est une menace terrifiante et supposée terrifier, brandie pour faire taire les doutes et faire peur aux hésitants. Le terrorisme a ainsi souvent servi d’argument d’urgence et d’autorité pour sortir du droit commun, réduire les droits de la défense, augmenter les prérogatives policières, etc. Dans le cas d’espèce, le prétexte est la pédopornographie dont, évidemment, personne ne saurait mettre en cause la nécessité de la réprimer.

Comme le dit fort bien Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net, la protection de l’enfance sert ici de cheval de Troie pour réussir à introduire un filtrage administratif d’Internet, hors de tout contrôle de la justice, sans décision d’un juge ou d’un tribunal, sans droit de regard de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), sans évaluation du Parlement, etc. Désormais, l’Office Central de Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de l’Information et de la Communication (OCLCTIC), qui dépend directement du ministère de l’intérieur, sera seul chargé de contrôler Internet sans avoir de comptes à rendre et pourra seul, sans droit de recours, prendre la décision de mettre un site sur sa liste noire. C’est un peu comme si, à la fin du XIXe siècle, quand débute vraiment l’ère médiatique avec l’apparition de la presse de masse, née de la précédente révolution industrielle (celle de l’électricité), on donnait à la police, au prétexte de dangers pour la morale publique, l’entier pouvoir d’empêcher la diffusion de tel ou tel journal, de façon discrétionnaire. Les plus démocrates de nos républicains d’alors auraient évidemment crié au déni de droit, estimant à raison qu’une telle interdiction de fait était contraire à l’État de droit et qu’une décision de cette gravité ne pouvait intervenir qu’à l’issue d’un débat contradictoire devant une instance judiciaire. Autrement dit que seule la justice pouvait la prendre, et certainement pas la police seule. Sinon, c’eût été le retour à une censure préalable digne de l’Ancien Régime, c’est-à-dire le retour à un État d’exception!

C’est donc ce qui nous arrive en ce début du XXIe siècle: face à la vitalité démocratique d’Internet, l’actuelle majorité de droite (mais elle compte certains alliés à gauche dont les silences ou les prudences sont bavards) instaure un contrôle policier discrétionnaire qui permet à l’État d’empiéter sur une liberté fondamentale. « Sous réserve de son adoption conforme – qui semble acquise – lors de la deuxième lecture au Sénatexplique Jérémie Zimmermannle Parlement va donc permettre au gouvernement de filtrer le Net sans décision préalable de l’autorité judiciaire. Sans moyen pour les citoyens de contrôler la manière dont les sites seront censurés ou de s’opposer aux décisions, le gouvernement a carte blanche pour faire lui-même la police sur le Net au mépris des droits fondamentaux.  Le risque est grand que ce filtrage extra-judiciaire du Net, qui remet en cause la séparation des pouvoirs, soit étendu à d’autres domaines. La porte est ainsi ouverte à de graves violations de la liberté d’expression et de communication, notamment dans le cas d’inévitables censures collatérales.» Et de conclure en demandant aux députés opposés au filtrage administratif du Net de saisir le Conseil constitutionnel afin que l’article concerné, l’article 4, soit censuré parce qu’il viole le droit fondamental à l’information.

“L’Internet civilisé”, grand œuvre du gouvernement

Ce vote augure mal de la suite dans le contexte de panique suscité chez nos gouvernants par les révélations de WikiLeaks. A l’exception notable de Christine Lagarde, le pouvoir, faisant chorus avec les tendances les plus réactionnaires de l’opinion américaine, s’est empressé de juger irresponsable et totalitaire l’activité de WikiLeaks (Nicolas Sarkozy), de l’accuser de vol et de recel et de vol (François Fillon) et, même, avec le zèle empressé qui caractérise Éric Besson (nouveau ministre en charge du numérique), de vouloir carrément le censurer en France, en interdisant qu’on puisse l’héberger. Sur son blog, Maître Eolas (que son récent déjeuner à l’Elysée n’a heureusement pas rendu moins vigilant et mordant) dit ce qu’il faut penser, en droit et en raison, de cette inquisition, où il s’agit, par opportunité politique, de «faire la chasse à un site qui ne fait rien d’illégal en droit français mais embête notre ami américain». Heureusement, pour l’heure, notre justice n’a pas suivi M. Besson et l’hébergement de WikiLeaks en France peut se poursuivre normalement.

Mais le pire, si nous n’y prenons garde et si nous ne nous mobilisons pas, peut venir de ces grandes messes mondiales que Nicolas Sarkozy est si fier de présider en 2011, dans son tour de chauffe international avant la présidentielle de 2012: les G8 et G20, regroupements, pour l’un, des puissances du monde d’hier et, pour l’autre,  de ces dernières associés à celles du monde de demain. Au début de l’automne 2010, l’Elysée avait fait savoir que deux sujets étaient jugés importants par cette future présidence française et dignes d’être mis à l’ordre du jour des débats entre puissances par Nicolas Sarkozy: les flux migratoires et Internet. D’un côté donc, la circulation des hommes et, de l’autre, celle des idées, des opinions et des informations. Cet ordre du jour (car l’on pourrait en proposer bien d’autres dont les mots d’égalité, de solidarité, de justice, de fraternité, de liberté, etc., seraient les inspirateurs) était en lui-même tout un programme, comme l’aveu d’une double peur, celle des hommes et des idées qui marchent ensemble, bougent, se déplacent, circulent, se mêlent, etc.

Sans doute ne faut-il pas faire de procès d’intention et attendre pour connaître les intentions exactes de Nicolas Sarkozy. Mais les épisodes LOPPSI et WikiLeaks donnent une tendance, confirmant ce qui s’exprimait dans une lettre adressée le 29 septembre 2010 par le président de la République à celui qui était encore son ministre des affaires étrangères. En vue d’une Conférence internationale consacrée à la liberté d’expression sur Internet, conférence qui sera finalement annulée, Nicolas Sarkozy fixait sa feuille de route à Bernard Kouchner. Elle était résumée d’une formule imagée: l’objectif, écrivait-il, est «de bâtir un Internet civilisé». Nicolas Sarkozy aurait pu évoquer un Internet «régulé», c’est-à-dire avec des règles, des droits et des devoirs, notamment pour ces nouvelles forces économiques que sont les multinationales du numérique dont la puissance est, en elle-même, facteur de déséquilibre, d’atteinte au pluralisme, de concurrence faussée, etc. Non, il a préféré parler d’un «Internet civilisé», ce qui suppose qu’y règnent des barbares sans contrôles qu’il faudrait donc amener, y compris par la contrainte, à une civilisation supérieure. Sa vision est clairement verticale, autoritaire et sécuritaire.

Internet, contrée des nouveaux barbares

«Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage»: la mise en garde est de Montaigne (1533-1592), dans ses Essais, lequel sut nous apprendre il y a près de cinq siècles ce décentrement par lequel nous acceptons de nous voir comme un autre et comprenons, du coup, que ces hiérarchies de cultures et de civilisations sont l’alibi de la peur et de l’ignorance. Les barbares dont parlait Montaigne étaient les cannibales amérindiens, mangeurs d’hommes (morts) dans des festins rituels, qu’il osa comparer aux massacreurs français de son temps, ceux des guerres de religion, féroces inquisiteurs, tortionnaires et étripeurs d’hommes (vivants). D’une férocité l’autre, voici ce qu’écrivait Montaigne:

Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et géhennes un corps encore plein de sentiments que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé.

Nous voici arrivés bien loin d’Internet, direz-vous sans doute. Oh, que non! On pourrait par exemple souligner que les consignes secrètes à ses diplomates de Mme Hilary Clinton, les invitant à espionner jusque dans leur vie privée leurs collègues étrangers, relèvent plus essentiellement du vol, du recel de vol et de la violation de l’intimité de la vie privée, que la divulgation par WikiLeaks de télégrammes diplomatiques dont le contenu est, à l’évidence, d’intérêt public légitime, n’empiétant aucunement sur le droit des personnes. Bref, dans l’affolement qui gagne nos puissants (avec aussi bien la politique que l’argent comme moteurs de leur domination) face à l’indocilité bravache, confuse et multiforme d’Internet, il y a cette idée qu’ils seraient à bon droit les détenteurs de principes supérieurs face à des populations inférieures et qu’il leur reviendrait d’imposer cette civilisation installée aux nouveaux barbares qu’abrite et protège ce territoire inconnu et menaçant, le Net. Aussi est-il temps que nous autres, barbares, leur répondions, sans barguigner, solidairement et collectivement.

Dès demain sur OWNI: la suite de la série “En défense d’Internet et de WikiLeaks”.

Article initialement publié sur Mediapart. Également à retrouver sur le site, le texte préface du livre de Thierry Ternisien d’Ouville, consacré à la pensée d’Hannah Arendt (1906-1975) et récemment paru aux éditions Utopia.

Illustrations CC: sebjoguet, Vimages, sebjoguet,

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