OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 [ITW] J-M Charon: “Les médias français n’ont pas de culture de recherche et développement” http://owni.fr/2011/05/03/itw-jean-marie-charon-medias-francais-innovation/ http://owni.fr/2011/05/03/itw-jean-marie-charon-medias-francais-innovation/#comments Tue, 03 May 2011 15:30:40 +0000 Céline Sawalski http://owni.fr/?p=60496 Le sociologue des médias Jean-Marie Charon a publié en mars La presse en ligne aux éditions La découverte. L’occasion pour OWNI de faire un état des lieux de l’évolution des sites de médias.

Vous critiquez l’approche trop “homogène” qu’avait Xavier Ternisien, journaliste spécialiste des médias au Monde, des rédactions web. Vous avez publié en mars une enquête sur la presse en ligne, quelles sont vos principales observations ?

Ma première enquête doit dater de 2009. J’en ai discuté avec Xavier Ternisien après son article. Sur le web, la typologie est plus riche en terme de formes éditoriales et de types de journalistes. Il n’y a pas seulement des journalistes de desk  mais aussi des journalistes qui font de l’information multimédia beaucoup plus évoluée et trouvent des nouveaux modes de traitement, comme Ternisien avait pu le décrire. Chez Rue89 et Mediapart, on retrouve aussi des fonctions journalistiques plus traditionnelles et intégrées dans l’univers du web, des enquêteurs, des éditorialistes, des intervieweurs, qui sont issus de la presse traditionnelle.

La presse régionale travaille très différemment. Les journalistes dédiés à de la production imprimée peuvent dans le même temps s’impliquer sur le web. Le journaliste devient un journaliste Shiva qui va sur le terrain et multiplie les compétences. Et enfin, les rédactions pure-players qui ne se sont pas positionnées sur le traitement de l’information chaude et qui ont plutôt recherché des lignes éditoriales complémentaires. Par exemple, Slate se présente comme un magazine et non comme un média d’info d’actualité.

Jean-Marie Charon

Les pure-players se multiplient. Atlantico.fr a été lancé le 28 février. Cette diversité vous semble t-elle viable étant donnée la difficulté des sites à trouver un modèle économique ?

Il faudra répondre au cas par cas. Ces sites ont une identité éditoriale forte et ne trouveront des ressources que s’ils ont un public suffisamment motivé pour participer soit sous forme d’abonnement (comme pour Mediapart), soit sous d’autres formes. Rue89 a travaillé sur le lancement d’une plateforme de don, J’aime l’info. Lorsque ces sites tentent de diversifier leurs activités en développant du service (e-commerce), il y a en face des concurrents très forts. Seule la motivation des lecteurs pour se rendre sur ces sites d’info participera de leur projet éditorial. Il faut qu’il y ait une motivation supplémentaire, c’est là que ça va se jouer.

On va voir apparaître des modèles moins présents dans la presse généraliste, avec des activités un peu hybrides.

Les rédactions se diversifient et développent des nouvelles activités: formation, organisation d’événements. C’est une pratique qui se fait beaucoup en presse professionnelle et technique où les chiffres d’affaires sont issus à 20, 30% d’activités annexes (salons, séminaires). C’est ce qu’indique le modèle développé par Rue89.

Pourquoi y a t-il autant de pure-players en France, ce qui n’est pas le cas du reste de l’Europe ?

Les sites d’actualité rattachés à des médias traditionnels ont été moins créatifs que des sites comme le Guardian ou le New York Times. Le Figaro.fr et Le Monde.fr ont des contenus qui se ressemblent et qui ne donnent pas l’image d’une recherche permanente d’innovation. Du coup, cela n’a-t-il pas créé des espaces de recherches d’innovation qui ont été couverts par des pure-players ? Autre facteur, la France a connu une énorme crise de l’emploi dans les médias, et en particulier dans la presse quotidienne. Des journalistes compétents, actifs, qui ont quitté leurs rédactions, ont tenté quelque chose.

Contrairement aux pays anglo-saxons où l’on débarque des dizaines de journalistes qui partent avec rien, en France, quelle que soit l’ancienneté, il est possible de partir avec des indemnités. Il va y avoir au Monde des nouvelles clauses de cession, je suis sûr que l’on va retrouver quelques-uns des journalistes dans les « pure-players », s’ils n’en créent pas eux-mêmes. Que ce soit Slate, Rue89, Mediapart ou Arrêt sur Images, dans les quatre cas ce sont des animateurs de projets issus de la presse écrite. Grâce à cette possibilité de partir avec beaucoup d’argent, certains se sont dit: profitons-en et créons des médias sur de nouveaux supports, c’est beaucoup moins cher.
Aussi, la presse magazine a montré qu’il était encore possible de créer des médias. Avec de petites équipes, des idées et quelques fonds, on peut encore lancer des projets. Ce n’est certainement pas un modèle évident en Allemagne ou en Grande-Bretagne, où la création de médias appelle des capitaux importants et des structures lourdes.

Deux pure-players ont échoué à l’étranger, même s’ils avaient des journalistes qualifiés, parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de mettre des fonds personnels. Ils dépendaient uniquement de fonds d’investissement, et quand ceux-ci ont eu l’impression que l’info n’était peut-être pas ce qu’il y a de plus rentable sur le web, ils ont laissé tombé. Ça a été le cas pour soitu.es en Espagne et Netzeitung.de en Allemagne.

Le site espagnol Soitu.es n'est pas parvenu à s'imposer comme un pure-player.

Pourquoi les sites d’info adossés à des médias n’ont-ils pas pris le même chemin que leurs équivalents anglo-saxons ?

Cela doit beaucoup au problème de faiblesse structurelle de la presse française. Elle n’a pas les moyens financiers pour des développements de cette envergure. Il n’y a pas de culture de recherche et développement, les médias français ne sont pas assez habitués à travailler sur des maquettes, sur des pilotes, dans des laboratoires. C’est Nicolas Voisin qui dit que OWNI sert de laboratoire pour la profession.

On aurait tout à fait pu imaginer qu’un groupe comme Lagardère ou Le Monde Interactif crée un vrai laboratoire. Le Monde Interactif a essayé, avec Le Post.fr, mais ça a tourné court. Cela n’a pas été maîtrisé, ils ont été incapables de l’assumer et d’en faire quelque chose. Bruno Patino avait essayé de faire passer ses idées dans une période où il y avait certainement un problème de management.

Nous sommes à un moment charnière dans l’établissement des modèles économiques, les sites diversifient beaucoup leurs activités. Quel avenir voyez-vous pour ces modèles hyper-diversifiés ?

La particularité du web, c’est que c’est un média plus flexible et maniable. Je pense qu’on peut avoir une approche de niche. On va voir cohabiter des projets avec des médias financés par des sociétés de services, comme c’est le cas pour OWNI, des projets éditoriaux soutenus par des activités annexes ou par l’abonnement (Mediapart), mais cela ne nous dira rien de la capacité à équilibrer Le Monde.fr ou Le Figaro.fr. La répartition des ressources n’est pas encore connue entre les éditeurs et ceux qui sont les intermédiaires entre l’info et les lecteurs: les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les fournisseurs d’accès à Internet.

Jusqu’à présent tous ces acteurs considèrent qu’ils font leur business dans leur coin et que, bien sûr, c’est mieux d’avoir des fournisseurs de contenu qui attirent les internautes. Mais ce n’est pas leur problème. Cette situation n’est pas éternelle, CNN se dit que sur le web ils ne gagneront jamais d’argent. Si des médias aussi importants que CNN ou le New York Times ne trouvent pas de modèle économique, par l’abonnement ou d’autres moyens, les portails ne pourront pas laisser ces entreprises s’effondrer et perdre en qualité et en fréquence de contenu.

Petit à petit on va certainement voir une division de la relation entre ceux qui ont accès aux publics et ceux qui fournissent le contenu.

Cette question se pose avec l’iPad, entre un fournisseur de matériel et les éditeurs de contenus. D’emblée, avec la répartition 70/30%, l’opérateur abandonne la vision de Google et des FAI. Ces derniers obtiennent des revenus publicitaires et plombent le modèle économique du fournisseur de contenus. On peut imaginer que certains FAI ou Google envisagent un partage des revenus. Cela reste hypothétique.
La presse en ligne perd l’accès direct à son lecteur et dépend de plus en plus des intermédiaires. Il y a les moteurs de recherche, les fournisseurs d’accès, les agrégateurs et maintenant les réseaux sociaux. 50% du trafic de Rue89 vient par exemple de Google ou des recommandations via les réseaux sociaux, 70% arrivent via les agrégateurs chez L’Express.fr. Il y a une perte de cet atout : pouvoir identifier ceux qui viennent chez vous, qui ils sont. Des infos que collectent les fabricants de matériels, les agrégateurs. Cela engendre une perte d’une partie de la recette publicitaire. Si un site comme Rue89 reste en déséquilibre à la fin de l’année, cela deviendra inquiétant.

Les sites qui utilisent un mur payant, tel que celui que vient de lancer le New York Times s’en sortent-ils mieux que les autres ?

Le quotidien anglais Times, qui est passé au tout payant, a perdu 90% de son audience. Eux disent qu’en perdant ce lectorat, mais en gagnant de nouvelles recettes, ils ont atteint un meilleur équilibre qu’avec le modèle précédent. Il y a une contradiction que posent les sites payants, et que posaient moins les sites gratuits: vous ne pouvez pas rendre un site payant sans apporter un contenu à valeur ajoutée. Le Monde.fr ou le New York Times sont confrontés à ce problème: le modèle du papier c’est de ne fournir que de l’information à valeur ajoutée. Faire du contenu à peu près similaire sur le web et espérer que vous allez faire décoller le quotidien est paradoxal.

Il y a un an tout le monde croyait au micro-paiement. Aujourd’hui ce n’est qu’une feuille de plus sur un mille-feuille.

Alors que les modes de ressources des médias traditionnels étaient simples : la publicité, les recettes des ventes; aujourd’hui on va rentrer dans des systèmes où l’on va cumuler des feuilles les unes sur les autres. Certains lecteurs sont très sensibles à des sites qui renvoient vers des sites de e-commerce et perdent confiance en un site d’information. Les régies publicitaires qui s’occupent de sites d’info le disent : le display (les pubs sur le site) ce n’est pas intéressant, tout le monde en fait on ne progressera plus. Les autres moyens sont le financement aux clics et il y a le “sur-mesure” qui consiste, pour une marque, à proposer à un site d’info de faire une Une autour de sa marque. Si un site faisait ça, il perdrait complètement sa crédibilité en terme d’information.

Les initiatives de financement par les dons, le mécénat, sont nombreuses (Propublica, J’aimelinfo.fr, Glifpix). Pensez-vous que c’est un développement nécessaire ?

Le site Glifpix dont on a entendu parler au moment des Assises du journalisme à Strasbourg, propose ce service. Mais la plupart des projets d’articles ou de sites ne sont même pas financés au dixième, ça a l’air d’être un fiasco complet. Pour que ça ait du succès, il faut beaucoup en parler et avoir une communauté qui est motivée par l’info sur le web et sensible à ce média. Ce que je crains pour Jaimelinfo.fr, c’est que l’on n’ait pas du tout dans cette posture en France. Aux États-Unis, les financements par les fondations sont traditionnels pour de nombreux secteurs : les hôpitaux, les universités, les institutions. En France, cela reste cantonné aux ONG. Ça ne prendra pas l’ampleur que cela peut avoir aux États-Unis.

Il y a eu des fonds créés via un système de mécénat qui donne des avantages fiscaux si vous investissez dans des sociétés de financement pour la presse écrite. Cela ne mobilise pas beaucoup d’argent. Le SPEL [NDLR: fonds d’aide au développement des services de presse en ligne] ce ne sont pas des fonds pour équilibrer mais pour réaliser des investissements sur des projets. Mais si vous n’arrivez pas à développer des projets, il ne faudrait pas en arriver à la situation de la presse écrite qui est presque complètement dépendante des aides de l’État. 

L’élection présidentielle approche. On a vu cette année des affaires comme l’affaire Woerth, sorties d’abord sur le web. Pourquoi la classe politique a-t-elle été aussi virulente envers les sites d’infos ?

La classe politique est déphasée par rapport à une partie de la société. Quelques politiques s’y sont un peu mis, mais la classe politique reste vieille et a moins de familiarité avec ce média.

La pratique courante du cumul de mandats donne des emplois du temps assez encombrés. Et le web est un média chronophage. Si vous voulez suivre les réseaux sociaux, les sites d’info, comprendre comment fonctionne la logique éditoriale de Slate, Mediapart, Rue89, où les papiers sont plus longs et complexes, il faut du temps. Les politiques n’ont ni le temps, ni le goût, ni la compréhension, ils ne connaissent ce média qu’indirectement, par des tiers.

En plus, ces médias sont de plus en plus foisonnants, avec des formes plus anciennes du journalisme : l’investigation, l’édito, la satire, des formats beaucoup plus irrévérencieux. D’emblée il y a une très grande dégradation de l’image des journalistes. J’ai travaillé dans des cabinets ministériels et animé des réunions et de séminaires au Service d’Information du Gouvernement. C’est là que l’on entendait, à propos du web, les termes d’ “information poubelle”, d’”information caniveau”. Et personne ne s’est levé pour protester.

Photos Flickr CC-BY-NC-ND par matteopenzo et CC-BY-ND par kozumel.

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