Occuper Wall Street et son esprit

Le 7 octobre 2011

L'écrivain et universitaire McKenzie Wark, spécialiste des nouvelles cultures, analyse à chaud le mouvement actuel d'occupation des bourses mondiales. Et étudie en détail la nature de cette invasion, assez virtuelle.

L’occupation n’a en réalité pas lieu à Wall Street. Il y a bien une rue qui porte le nom de Wall Street à Manhattan, mais Wall Street représente ici un concept, une abstraction. L’occupation en cours consiste donc à s’emparer d’une petite place (quasi) publique dans les environs de Wall Street, dans le quartier financier, et à en faire une sorte d’allégorie.

Contre cette abstraction qu’est Wall Street, l’occupation propose une autre histoire, peut-être non moins abstraite.

L’abstraction que représente Wall Street comporte un double aspect. D’un côté, Wall Street renvoie à un certain type du pouvoir, un oligopole d’institutions financières qui retire à chacun de nous une rente sans que nous en ayons jamais retiré grand chose. Le slogan du vieux complexe militaro-industriel était “ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique”. Aujourd’hui, le slogan de cette classe de rentiers est : “Ce qui est bon pour Goldman Sachs ne te regarde pas!”.

La classe des rentiers est un oligopole à côté duquel les aristocrates français du XVIIIe siècle passent pour des gestionnaires bien organisés et sérieux. Si l’on en croit leur porte-parole, la classe des rentiers est une espèce si délicate qu’elle ne se lève pas le matin pour moins de 1000 dollars la journée. Leur constitution est si sensible qu’à la moindre remarque désobligeante, ils vont prendre leur argent et bouder dans un coin. Pour couronner le tout, ils ont si mal géré leurs affaires qu’une énorme quantité d’argent public a été nécessaire pour maintenir leur business.

L’abstraction que constitue Wall Street correspond aussi à quelque chose d’autre, une forme inhumaine de pouvoir qui affecterait quiconque foule le sol du quartier financier. Qualifions ce pouvoir de vectoriel. C’est une combinaison de fibre optique et d’un nombre impressionnant d’ordinateurs. Une immense proportion de l’argent en circulation dans le monde est échangée au moment même où vous lisez ces lignes. Les ingénieurs pensent maintenant sérieusement à réaliser ces transactions à la vitesse de la lumière. Dans cette acception abstraite, Wall Street renvoie à de nouveaux robots suzerains, sauf qu’ils ne viennent pas de l’espace.

Un refus de revendications

Comment occuper une abstraction ? Peut-être uniquement avec une autre abstraction. Occupy Wall Street s’est emparé d’un jardin plus ou moins public niché au milieu des tours du centre-ville, pas trop loin du site du World Trade Center, et y a installé un camp. C’est une occupation qui n’a presque aucune exigence. A sa base se trouve une idée : et si les gens se rassemblaient et trouvaient un moyen de structurer un débat qui pourrait lui-même aboutir à une meilleure façon de faire tourner le monde ? Pourraient-ils de toute façon faire pire qu’aujourd’hui, sous les efforts combinés du Wall Street comme classe rentière et du Wall Street des vecteurs informatisés, qui échangent des actifs incorporels.

Ce qui manque, c’est la politique elle-même.

Certains observateurs ont interprété l’humilité de cette exigence comme une faiblesse de la part d’Occupy Wall Street. Ces derniers veulent une liste de revendications, et ils n’hésitent pas à en proposer. Mais peut-être que le meilleur aspect d’Occupy Wall Street est sa réticence à faire des demandes. Ce qui reste de la pseudo-politique aux États-Unis est remplie d’exigences. Réduire la dette, couper les impôts, abolir les régulations. Personne ne prend plus la peine ne serait-ce que de justifier tout cela. C’est quelque part admis que seul ce qui importe à la classe des rentiers compte.

Ce n’est pas tellement que les rentiers achètent les politiciens aux États-Unis. Pourquoi s’ennuyer quand on peut louer leur service ? Dans ce contexte, l’élément le plus intéressant d’Occupy Wall Street est l’idée que ce qui manque n’est pas les exigences, mais le processus. Ce qui manque, c’est la politique elle-même. Cela peut paraître contre-intuitif, mais il n’y a vraiment pas de politique aux États-Unis. Il y a de l’exploitation, de l’oppression, des inégalités, de la violence et des rumeurs laissent entendre qu’il y aurait encore un État. Mais il n’y pas de politique. Il y a seulement un semblant de politique. Des professionnels qui louent leur influence pour favoriser leurs intérêts. L’État n’est même plus capable de négocier pour les intérêts communs à la classe dominante.

La “politique d’en-bas”1 est aussi stimulée. Le Tea Party réalise vraiment une excellente campagne marketing. C’est un moyen de rendre attractive les exigences de la vieille classe des rentiers – au moins pour un temps. Comme la malbouffe, ça semble délicieux jusqu’à ce que commence l’indigestion. C’est le ”Contract on America, its Compassionate Conservatism”2, mais avec de nouveaux ingrédients ! Le Tea Party a rencontré un certain succès. Mais on ne peut pas tromper tout le monde, tout le temps, et sans doute une nouvelle campagne marketing attend son heure, pour le moment où ça s’essoufflera.

Le génie de l’occupation est simplement de suggérer qu’il peut y avoir une forme de politique qui permet aux gens de se rencontrer, de proposer et de négocier. Cette idée renvoie à l’immense absence au centre de la vie des américains : une nation entière, un empire même, sans politique.

Contre une abstraction, une autre abstraction

Wall Street est le nom d’une abstraction qui a un double sens : une classe de rentiers qui utilise un pouvoir vectoriel pour contrôler les ressources et qui contourne dans le même temps le processus politique dont le rôle minimum serait de prendre en compte les intérêts du peuple. Contre cela, l’occupation propose une autre abstraction, et celle-ci a également un double aspect.

D’un côté, il s’agit de quelque chose de physique : une occupation d’espace. Cela a perturbé la police de New-York (NYPD), qui y a répondu par des tactiques maladroites. La police ne sait tout simplement que faire face à cette occupation pacifique et satisfaite de faire du camping, mais qui déborde sur le week-end de milliers de personnes. Il existe un danger pour que cela déborde également sur le NYPD et ses arrestations foireuses ou leur gestion incompétente de la foule.

Il est possible que Occupy Wall Street effraye un peu les rentiers. Non pas que quelques anarchistes leur posent problème, mais il sont inquiets de la possibilité même d’un enchainement d’évènements qui pourrait résulter de cette action hautement symbolique. En l’absence d’une compétence réelle en ce qui concerne la croissance et l’affinement d’une économie politique, la classe des rentiers a fondamentalement décidé de piller et de mettre à sac ce qui reste des États-Unis. Et au diable les conséquences. Ils ne souhaitent simplement pas être pris en flagrant délit.

L’occupation d’un petit square au centre de New-York n’a guère d’impact sur le pouvoir du vecteur. Cela ne gène même pas le personnel des bureaux alentours, mais l’occupation physique est liée à une occupation plus abstraite, et la seule éventualité que cela puisse se répandre dérange la fragile stabilité des rentiers.

L’occupation empiète sur le pouvoir du vecteur

L’occupation s’étend jusqu’au monde intangible du vecteur, mais pas de la même manière que Wall Street. Le flic qui a été assez stupide pour avoir utilisé du gaz lacrymogène sur des femmes bloquées par un filet, a été identifié par des hackers et son identité a été publiée sur Internet très rapidement. L’incident du pont de Brooklyn, durant lequel la police a laissé les gens envahir la chaussée pour ensuite les arrêter, se retrouve sur Internet. L’occupation est également une occupation des médias sociaux.

Les soi-disant médias grand public ne savent pas comment traiter le sujet. Le formalisme avec lequel l’information générale est traitée est tellement baroque que les diffuseurs en viennent à se demander si l’occupation participe bien de l’”actualité”. Il n’y a pas de communiquant désigné. L’occupation ne bénéficie pas de publicité ni de visibilité. Il n’y a même pas de porte-parole people. Comment cela peut-il être traité en tant qu’actualité ? L’occupation a révélé la pauvreté journalistique en Amérique. Cela est, en soi, une information.

Transférez !

L’abstraction, c’est que l’occupation est double : une occupation de l’espace, quelque part près de Wall Street, et une occupation d’un média social avec des slogans, des images, des vidéos et des histoires.  Keep On Forwarding! (Continuez à transférer!) ne serait pas un si mauvais slogan. Sans même parler de la nécessité de créer un vrai langage politique dans le champ des médias sociaux. Les entreprises qui les possèdent en retireront quand même une rente – il n’y a pas grand chose à faire à cela – mais au moins l’espace peut être occupé par autre chose que de mignons petits chats.

Alors que les intellectuels ont pris l’habitude de parler de La Politique, l’occupation a entrepris de créer une politique avec un petit P qui est abstraite et prosaïque en même temps. Ce n’est pas un hasard si tout a commencé avec ceux que l’on pourrait définir au sens large comme ”anarchistes”. Ils ont travaillé sur la théorie et la pratique pour quelques temps. Le mouvement ouvrier organisé a commencé à y prêter attention quand il devenu évident que ni la police ni les intempéries ne dissuaderaient les anarchistes et ceux qui les suivaient. C’est un peu comme si les travailleurs organisés s’étaient réveillés un matin, avaient vu que l’occupation continuait et s’étaient dit : “Je dois les suivre parce que je suis le leader !”. C’est mieux de récupérer des membres déjà syndiqués dans les lieux de travail, ce qui semble d’ailleurs être la stratégie principale des syndicats.

A ce jour, ce qu’il se passe ici est ce que j’appellerais un étrange événement médiatique mondial. C’est un événement dans la mesure où personne ne peut prédire la suite. C’est un événement médiatique en ce que son destin est lié à l’occupation à la fois de la place Zucotti et des médias. C’est un événement médiatique mondial au moins depuis que la police de New-York a arrêté des gens sur le pont de Brooklyn conférant ainsi à l’occupation une immense publicité gratuit (merci les gars!). C’est un étrange événement médiatique mondial : des éléments sans précédent qui nous sortent de l’ennui du quotidien et de toutes ces choses qui sont généralement contrôlées et pacifiées.

Par exemple, les observateurs s’enferment dans des débats, tentant de savoir s’il s’agit ou non d’un mouvement social. C’est une occupation. C’est dans le titre, au cas où vous l’auriez manqué: “Occupy Wall Street”. Ceux qui y ont prêté attention remarqueront qu’elle fait partie d’une vague mondiale plus large d’anarchistes qui ont inspiré les occupations, grandes et petites. Ma propre université, la New School for Social Research, a été occupée, bien que brièvement, en 2008. C’est une tactique qui a été essayée et affinée depuis quelques années.

Une occupation est conceptuellement l’opposition d’un mouvement. Un mouvement dont le but en est la cohérence, mais qui utilise l’espace comme un espace pour ses troupes. Une occupation ne conditionne pas son sens à ses limites spatiales, mais choisit des espaces significatifs ayant une résonance signifiante dans le terrain abstrait de la géographie symbolique.

Une des raisons pour lesquelles tout fonctionne est que cela ne reproduit pas ce que font les mouvements sociaux, au moins jusqu’à maintenant. C’est aussi loin de la Politique que certains intellectuels veulent bien le dire, mais également différent de la politique du Forum Social ces dernières années. Pour ceux qui veulent une théorie pour aller avec la pratique, il faut se tourner vers autre chose que Negri ou Badizek3. Il n’y a pas de multitude, pas d’avant-garde.

Si l’occupation est un peu déroutante pour nous autres intellectuels, imaginez notre pauvre maire milliardaire ! Bloomberg a suggéré que l’occupation incommodait le banquier moyen qui se bat pour s’en sortir avec seulement 40 à 50 000 dollars par an. Le revenu du foyer moyen de mon quartier, qui est plutôt confortable, est juste au-dessous de 40 000 dollars par an – et c’est le revenu d’un foyer. Il est peu probable que la ligne du ”pauvres banquiers !” engrange beaucoup de sympathie.

Comment ça va tourner, personne ne le sait. C’est comme ça lorsque se déroulent “d’étranges événements médiatiques mondiaux”… C’est une épreuve de volonté. La police de New-York n’est pas vraiment disposée à employer massivement la force par peur qu’elle se révèle contre-productif. Il pourrait bien y avoir quelques personnes – anarchistes ou pas- prêtes à se faire arrêter. Cela pourrait provoquer un soutien populaire considérable. Pour une fois, la cible de la mobilisation est globalement méprisée par tout ceux qui n’en bénéficient pas. La clé est de rester concentré sur l’abstraction que constituent Wall Street et les effets pervers qu’à peu près tout le monde ressent dans sa vie de tous les jours.


Article initialement publié sur VersoBooks


Crédits photos: Flickr CC eqqman, david_shankbone, karathepirate

Image de Une CC Flickr Paternité david_shankbone

Retrouvez le dossier complet :

La cote de la révolte
Une lumière crue dans la nuit de la finance

  1. politics from below []
  2. Le contrat sur l’Amérique, son conservatisme compatissant []
  3. Badiou+Zizek []

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