En défense d’Internet et de WikiLeaks (2): la question démocratique

Le 4 janvier 2011

Deuxième volet de la série, dans lequel Edwy Plenel (Mediapart) revient sur la nécessité d'une libre information pour un exercice plein et vibrant de la démocratie.

En nos temps troublés et incertains, mêlant peurs et inquiétudes, l’extension des libertés est la seule garantie pour éviter aveuglements et démagogies, impostures et aventures. Or, au principe et au ressort de la démocratie, il y a le droit à l’information, condition d’une participation éclairée des citoyens aux affaires publiques.

La démocratie confisquée

La haine d’Internet est une haine de la démocratie, disais-je dans le billet précédent. Les polémiques soulevées par le feuilleton WikiLeaks l’ont illustré, parfois jusqu’à la caricature. C’est ainsi que l’on trouve, sur le site de la revue La Règle du jeu, dirigée par Bernard-Henri Lévy et récemment fêtée par elle-même, l’affirmation suivante:

WikiLeaks n’appartient pas à la démocratie, mais à la dictature.

Sous la signature de l’auteur de ce réquisitoire, l’écrivain Yann Moix, la démocratie a un drôle de visage, dans une inversion des valeurs toute orwellienne: loin d’être un partage, elle est un privilège; loin d’être une liberté, elle est une privation. Quand l’idéal démocratique originel, tel qu’il fut promu par les révolutions américaine et française, est celui de l’abolition des privilèges et de la souveraineté du peuple, voici donc, deux siècles plus tard, une pensée aristocratique, oligarchique et élitiste, en lieu et place d’une philosophie de la liberté.

Extrait, pour que chacun juge sur pièces, de cette pensée inégalitaire qui appauvrit la démocratie pour mieux la confisquer: en démocratie, selon Yann Moix,

J’accepte, pour mon bien qui est lié au bien d’une communauté nationale, de ne pas être en mesure, à titre individuel et privé, de bénéficier de toutes les ressources et informations – ce privilège, je l’ai abandonné (démocratiquement) au Président de la République et à son gouvernement. Je me cache à moi-même des choses par son intermédiaire – parce que j’ai choisi, accepté de le faire ; parce que j’admets, tacitement, qu’il en fera meilleur usage que moi, que nous tous rassemblés. Et surtout, je suis conscient que, dans cette part de secret, de voile, d’opacité, réside une valeur ajoutée (en terme de sécurité, mais aussi de démocratie) que le dévoilement, que la publicité mettraient à mal. WikiLeaks pose donc un problème grave : il rompt le contrat, celui de Rousseau, des Lumières. Il rompt le contrat social. Il est anti-démocratique parce que soudain, un homme, un organisme, un homme-organisme, décide de ne plus jouer le jeu, de quitter la farandole. Sans bénéficier des pouvoirs (ni la légitimité) de ceux qui nous dirigent mais surtout, mais essentiellement nous représentent, il se met en face d’eux, au même niveau, à la même altitude.

Comme en témoignent nos premières déclarations d’intention, Mediapart s’est fondé et construit sur la conviction inverse d’une démocratie qui, loin de se réduire à la délégation de pouvoir, suppose la circulation des informations et le partage des décisions. Lors de notre lancement, nous citions ainsi La haine de la démocratie, livre pionnier du philosophe Jacques Rancière qui, dès 2005, montrait combien l’idéal démocratique était désormais vécu comme une menace par les nouvelles oligarchies conquérantes d’un capitalisme vorace et rapace, sans freins ni limites. Il suffit de le relire pour trouver ample réponse à La Règle du jeu et comprendre que, décidément, la question démocratique est devenue une véritable ligne de partage où se joue la question sociale: de la régression ou de l’extension des libertés et des droits individuels dépend le maintien ou le recul des inégalités et des injustices collectives.

La transparence totalitaire, spectre d’une peur de la démocratie

Dès lors, l’information devient un enjeu décisif: sauf à user de la contrainte et de la force – ce qui n’est jamais exclu –, toute politique socialement régressive suppose, pour s’imposer et perdurer, un peuple qui soit le moins armé pour la contester, la démasquer et la réfuter. En d’autres termes, qui en sache le moins possible, privé de l’accès le plus large aux informations d’intérêt public et détourné des vérités factuelles par des diversions et des illusions, fictions idéologiques et déréalisations aveugles. C’est en ce sens que l’épisode WikiLeaks est un marqueur et un révélateur: tous ceux qui caricaturent en transparence totalitaire ce combat explicite pour le droit à l’information des citoyens laissent entrevoir, peu ou prou, leur peur de la démocratie, de son bouillonnement et de sa vitalité, de ses excès et de ses débordements.

Du coup, face à cette lassitude démocratique qui saisit nos élites ou prétendues telles, d’anciennes espérances énoncées par des esprits fort raisonnables semblent soudain des brûlots révolutionnaires. En nos temps de mensonges financiers et d’opacités économiques, il n’est pas inutile de se souvenir, par exemple, de ce qu’écrivait Pierre Mendès France (1907-1982) à propos de cette «fausse science» promue avec autorité comme un savoir économique:

«Le plus difficile en réalité n’est pas de faire admettre certaines données fondamentales de l’économie. Le plus difficile est de percer le rôle des préjugés et de la fausse science que trop d’hommes acceptent docilement, passivement parce qu’il a été accepté pendant des siècles. Le plus difficile, c’est d’amener les hommes à penser par eux-mêmes, qu’ils peuvent, qu’ils doivent exiger des informations complètes constamment soumises au contrôle du débat public»
Pierre Mendès France et Gabriel Ardant, Science économique et lucidité politique, 1973.

Du même Mendès France, dans La République moderne (1962), cette définition ambitieuse de la démocratie qui ferait crier au péril fasciste les tenants de la vulgate Yann Moix:

La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans une urne, à déléguer les pouvoirs à un ou plusieurs élus puis à se désintéresser, s’abstenir, se taire pendant cinq ans. Elle est action continuelle du citoyen non seulement sur les affaires de l’Etat, mais sur celles de la région, de la commune, de la coopérative, de l’association, de la profession. Si cette présence vigilante ne se fait pas sentir, les gouvernements, les corps organisés, les fonctionnaires, les élus, en butte aux pressions de toute sorte de groupes, sont abandonnés à leur propre faiblesse et cèdent bientôt, soit aux tentations de l’arbitraire, soit à la routine et aux droits acquis. La démocratie n’est efficace que si elle existe partout et en tout temps.

Négligence et passion du secret, “deux principaux responsables de l’oubli ou de l’ignorance”

Nul hasard sans doute si ces deux citations se retrouvent au fil des pages du récent essai d’Arnaud Montebourg, Des idées et des rêves (Flammarion), lequel met en tête de ses «Propositions pour établir une nouvelle et puissante démocratie» l’impérative nécessité de «rendre l’information publique accessible à tous, la partager et la dépolitiser, en créant une Agence indépendante du gouvernement, “données.gouv”, chargée de mettre en ligne la totalité des informations des administrations publiques», à l’exception de celles relevant de secrets règlementés (défense nationale, enquêtes judiciaires, vie privée). «C’est l’assurance, ajoute-t-il, d’une information non manipulable entre les mains des gouvernants et la garantie pour le citoyen d’une discussion publique basée sur des données transparentes».

D’une époque incertaine à l’autre, Arnaud Montebourg est au Parti socialiste l’un de ces Jeunes Turcs que fut au Parti radical Pierre Mendès France. C’était dans l’entre-deux guerres, quand le Parti radical était encore le pivot de la vie parlementaire et avant que la Troisième République s’effondre à l’été 1940. Si nous osons ce parallèle, c’est parce que l’insistance mendèsienne sur le partage de la démocratie n’est évidemment pas sans rapport avec cette épreuve. Toute une génération voit son monde disparaître et ses repères s’enfuir au spectacle de l’avilissement de la majorité des élites politiques, économiques et intellectuelles du pays dans l’armistice et la collaboration. Mendès France fut de la petite cohorte de ceux qui dirent spontanément «non» et sauvèrent l’honneur, tout comme un autre homme de principe, peu suspect d’aventurisme ou d’inconscience, Marc Bloch.

Historien, co-fondateur avec Lucien Febvre de l’École des Annales, Marc Bloch (1888-1944) fut, à un âge déraisonnable, un résistant actif. Martyr assassiné par les nazis, il a laissé une réflexion douloureusement lucide sur l’effondrement national de l’été 1940. Or L’étrange défaite, écrit en août et publié après la guerre, contient, dans sa troisième et dernière partie, une vive mise en garde sur la question qui, ici, nous occupe: le lien consubstantiel entre démocratie et information, vitalité de l’une et liberté de l’autre. S’interrogeant sur les «causes intellectuelles» de la défaite, Marc Boch écrit ceci: 

«N’avions-nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides? Notre régime se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates».

Et Marc Bloch, après avoir critiqué la faiblesse informative de la presse française, alors l’une des plus florissantes au monde, d’ajouter ce verdict en forme de litote: «Le sage, dit le proverbe, se contente de peu. Dans le domaine de l’information, notre bourgeoisie était vraiment, au sens du sobre Epicure, terriblement sage».

Quelques mois plus tard, en 1941, écrivant son Apologie pour l’histoire, ouvrage inachevé et également posthume, Marc Bloch enfonçait le même clou. Évoquant le matériau des historiens – témoignages, documents, traces, etc. –, il fustigeait les «deux principaux responsables de l’oubli ou de l’ignorance: la négligence, qui égare les documents; et, plus dangereuse encore, la passion du secret – secret diplomatique, secret des affaires, secret des familles qui les cache ou les détruit».

«Notre civilisation, concluait-il, aura accompli un immense progrès le jour où la dissimulation, érigée en méthode d’action et presque en bourgeoise vertu, cèdera la place au goût du renseignement, c’est-à-dire, nécessairement, des échanges de renseignements.»

Telle fut, hier, la leçon de Marc Bloch. Telle est, aujourd’hui, notre exigence.

Article initialement publié sur Mediapart. Retrouvez le premier épisode sur OWNI: “En défense d’Internet et de WikiLeaks (1): nous autres, barbares…”

Illustrations CC: Anonymous9000, Irene Stylianou, adactio,

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