Kind(le) of a(n I)pad : du passé faisons tablette rase

Le 30 janvier 2010

Donc voilà la tablette d'Apple. Quelques millénaires après les premières traces d'écriture gravées dans la pierre. [...] Difficile de ne pas en parler quand on est un adepte du mac et que l'on se pique un peu de tenter d'expliciter les bouleversements à l'oeuvre dans nos supports et nos pratiques de lecture numérique ...

Donc voilà la tablette d’Apple. Quelques millénaires après les premières traces d’écriture gravées dans la pierre. Ce qui donne lieu a quelques jolies infographies :-)

Ipaddepierre

Difficile de ne pas en parler quand on est un adepte du mac et que l’on se pique un peu de tenter d’expliciter les bouleversements à l’oeuvre dans nos supports et nos pratiques de lecture numérique. Difficile également d’en parler en racontant encore quelque chose d’original sur le sujet tant toute la presse (professionnelle ou non) et tous les blogs (y compris les plus fameux) nous ont déjà abreuvés jusqu’à l’écoeurement d’articles sur le sujet.

Or donc, nonobstant, quelques impressions décousues.

Il y a tout d’abord ce match. Bezos/Amazon/Kindle (BAK) contre Jobs/Apple/Ipad (JAI). Deux outils ou plus précisément deux conceptions de l’outil. Deux marchands qui ont, chacun à leur manière, compris la nécessaire dépendance d’une industrie culturelle devant à la fois se trouver dans les nuages et bien ancrée sur terre ; ainsi la boutique en ligne d’Amazon et ses gigantesques magazins sur le terrain, ainsi l’offre en ligne de contenus d’Apple et son industrie du software et du design, là encore parfaitement territorialisée. Mais je m’éloigne de mon sujet.

Jobsvsbezos

D’un côté donc, le Kindle comme “emblématique” de l’ensemble des autres tablettes dédiées, c’est à dire se focalisant sur une pratique, celle de la lecture. De l’autre l’Ipad comme représentatif de l’ensemble des tablettes non-dédiées (smartphones compris), c’est à dire visant à englober un ensemble de pratiques (de la lecture ou visionnage de films, en passant par la musique et les jeux ou la bureautique).

Sur la question de le lecture, l’Ipad est disruptif. Voici pourquoi. Contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là, le positionnement de l’Ipad sur le marché de la lecture numérique me semble bien “disruptif”. Ainsi, aucun dispositif d’encre électronique n’est utilisé et l’on se retrouve donc avec une machine à lire qui fait l’impasse totale de ce qui a pourtant été présenté depuis 10 ans comme LA raison de l’échec des premières machines à lire, à savoir la fatigabilité qu’entraîne la lecture sur écran sans encre électronique. Oui. On va lire sur un écran LCD. Comme nous le faisons d’ailleurs tous quotidiennement et plusieurs heures durant sans que cela ne nous pose de réels problèmes. Là où Steve Jobs est probablement le plus disruptif c’est qu’il (semble) avoir compris avant les autres que les dispositifs de lecture dédiés ne supplanteraient ni ne remplaceraient jamais l’ensemble des affordances potentielles d’un bon vieux livre papier.

RIP les “e-readers”. Et tant mieux. Comme l’écrivait je ne sais plus qui dans un de ses billets sur le sujet, il y a de fortes chances pour que d’ici quelques temps les liseuses ou autres e-readers soient relégués à des offres promotionnelles ou directement offertes avec les magazines ou titres de presse, un peu comme le sont aujourd’hui l’ensemble des lecteurs MP3 (la sortie de l’Ipod n’étant pas totalement étrangère à ce phénomène). Soit dit en passant, cette relégation est à mon avis éminemment souhaitable, en ce qu’elle ramènerait ces outils à ce qu’ils doivent être : non pas des dispositifs d’achat ou de location-vente pour CSP++, mais des agrégats bon marché de lectures interchangeables ; des clés USB avec écran.

“Tout l’univers de nos industries culturelles, dans un format confortable.” C’est sans conteste à l’auteur de cette phrase que j’attribue la palme d’or du meilleur billet sur la sortie de l’Ipad : pour sa sobriété, sa concision et plus précisément pour le passage suivant :

  • tout l’univers de nos industries culturelles, dans un format confortable. Avec une touche d’interaction – la disponibilité d’un clavier – pour améliorer nos circulations et documenter nos consultations. Avec surtout la connexion permanente, wifi ou 3G, qui permet de relier ce super-lecteur à nos bibliothèques dans les nuages, et annule toute velléité de collection.

Tout est dit. Mais bon comme je suis un peu bavard je vais quand même me permettre d’abonder :-)

9100-livre-search
(Source de l’image : les si nécessaires carnets de la Grange)

Du “statim invenire” au “statim accedere”. Statim invenire. En latin : trouver vite. Ou comment, dans l’histoire du livre et de la lecture, le document trouve sa forme en fonction de son utilité : l’adoption de l’ordre alphabétique, l’établissement systématique d’index permettront de manipuler plus rapidement les contenus, donc de trouver plus vite. Et le livre d’entrer dans sa modernité. Dans l’ère du numérique, l’ordre alphabétique est l’interface. L’index, plus exactement l’un des index essentiels de l’ère numérique, c’est l’ergonomie. Tous deux, interface et ergonomie obéissent à cette nouvelle règle d’or du statim accedere : accéder vite. Or dans ces deux domaines, Apple avec l’Ipod (pour l’ergonomie aujourd’hui si “naturelle” de ses menus arborescents déroulants accessibles en un seul bouton-tournant), avec l’Iphone (pour la nouvelle grammatisation dont il est porteur), et désormais avec l’iPad (pour ce nouvel alphabétisme d’une interface non pas simplement “de consultation” mais bien d’une interface pour toutes les consultations), dans ces deux domaines donc, Apple est certainement celui qui aura le plus significativement contribué à l’entrée dans la modernité de l’ensemble de nos pratiques culturelles.

Lecture intensive et lecture extensive dans les (charades à) tiroirs du numérique. A priori, on pourrait être tenté de lire dans l’antagonisme entre les tablettes fermées (archétype : Kindle) et les tablettes ouvertes (archétype : iPad), la bonne vieille évolution qui mena de la lecture intensive à la lecture extensive :

  • Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à la lecture “intensive” en succéderait une autre, qualifiée “d’extensive”. Le lecteur “intensif” est confronté à un corpus limité et fermé de textes, lus et relus, mémorisés et récités, entendus et sus par coeur, transmis de génération en génération. Les textes religieux, et en premier lieu la bible en pays protestants, sont les nourritures privilégiées de cette lecture fortement empreinte de sacralité et d’autorité. Le lecteur “extensif”, celui de la Lesewut, de la rage de lire qui s’empare de l’Allemagne au temps de Goethe, est un tout autre lecteur : il consomme des imprimés nombreux et divers, il les lit avec rapidité et avidité, il exerce à leur endroit une activité critique qui ne soustrait plus aucun domaine au doute méthodique.” Roger Chartier, “Du codex à l’écran”, in Solaris

On pourrait donc filer ainsi l’analogie : aux tablettes fermées la “rumination” (au sens premier du terme) de textes, aux tablettes ouvertes, “extensives”, la rage d’accéder (sinon de lire). Sauf que. Sauf que naturellement cette impression initiale ne tient pas complètement. Pour tout un tas de raisons dont le fait qu’il n’est pas (encore) acquis que la diversité de l’offre pour les secondes sera supérieure à celle pour les premières. Et que même dans les tablettes ouvertes, de nombreux points de fermeture subsistent (dontles DRM ou la non-interopérabilité). Mais il est un point pour lequel cette analogie semble opérer si l’on remplace, dans le texte de Chartier, les mots “textes” et “imprimés” par “biens culturels” et “lecteur, lecture” par “utilisation, utilisateur, usage, usager”. Résultat (en gras, les passages transformés) :

  • Dans la première moitié du 21e siècle, à l’usage “intensif” des biens culturels en succéderait un autre, qualifié “d’extensif”. L’usage “intensif” est confronté à un corpus limité et fermé de biens culturels, lus et relus, mémorisés et récités, entendus et sus par coeur, visionnés de génération en génération. Les vidéos de YouTube ou, et en premier lieu, l’encyclopédie Wikipédia, sont les nourritures privilégiées de cet usage fortement empreint dedésacralisation et d’autoritativité. L’usage “extensif” (…), celui de la rage d’accéder, (…) est un tout autre usage : il consomme desbiens culturels nombreux et divers, il les utilise avec rapidité et avidité, il exerce à leur endroit une activité critique qui ne soustrait plus aucun domaine au doute méthodique.“ D’après Roger Chartier …

Vous aurez noté que je n’ai rien changé à la fin de la citation. C’est probablement dû à mon côté prof, mais je croie fermement à la multiplicité et à la diversité comme moteurs premiers de l’activité critique, n’en déplaise aux nouveaux culs-bénits que sont l’ensemble des contempteurs d’internet vécu comme “tout à l’égoût” de la démocratie et autres “far-west culturel”.

Kindle intensif contre iPad extensif. Pour être binaire et légèrement capillo-tractée (à vous de juger), l’analyse la perspective d’analyse ne m’en semble pas moins être fondée (dans le cas contraire, les commentaires sont ouverts). Elle (me) permet en tout cas de caractériser une bifurcation, de celles dont on ne revient en général pas. Le livre (numérique s’entend) ne peut isolément poursuivre un chemin abrité, à l’abri des autres biens culturels de consommation courante. L’autre voie de cette bifurcation, exemplifiée plus qu’inaugurée par le lancement de l’iPad, est faite de convergence. Plus précisément de convergences.

Convergence numéro 1 : celle des écosystèmes et des stratégies marchandes des big 4 :

Convergence1
(Source : http://bits.blogs.nytimes.com/2010/01/22/a-big-picture-look-at-google-microsoft-apple-and-yahoo/)

Convergence numéro 2 : ATTENTION !!!

En tout cas attention aux profonds risques de ruptre, de digergences que pourraient, à terme, occasionner certaines convergences de l’attention :

Convergence numéro 3 : celle des dispositifs naturellement. Avec quelques charmants à-côtés cosmétiques.

Sacoche-pour-ordinateur-portable


Convergence numéro 4 : celle des dispositifs disais-je. Mais de TOUS les dispositifs. Puisque la prochaine console Nintendo DSi XL permettra, (pour la france en partenariat avec Gallimard) de lire des livres. Troublant ? Innovant ? Divergent ? Confondant ? Que nenni. Convergent. A l’heure de la convergence des l’ensemble de nos autres pratiques connectées, en quoi la lecture devrait être la seule pratique technologique divergente ?? C’est là encore le message que semble nous adresser Steve Jobs avec son iPad : ne pas mettre la lecture au centre, à l’isoloir, mais la laisser là où elle s’épanouit (et se vend aussi le mieux …), c’est à dire dans la périphérie de l’ensemble de nos pratiques culturelles connectées.

Convergence de tous les dipositifs au nom de nouvelles et nécessaires affordances. Dont celle-ci est un exemple parfait, où l’Ipod se fait souris.

Touch-mouse-3

Bref ça converge dur. Et l’on aurait bien tort d’y voir une quelconque trivialité ;-)

Et pour finir, la sainte-trilogie blogosphérique à lire impérativement sur le sujet (de l’iPad) :

» Article initialement publié sur affordance.info

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